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Comment accompagner les futurs professionnels en IFSI à naviguer dans un environnement sociétal incertain ? Gwenaëlle CLAIRE nous propose 8 clés conceptuelles pour mieux comprendre.

Article rédigé par Gwenaëlle CLAIRE, cadre infirmier formateur à l’Institut de Formation en Soins Infirmiers Théodore Simon (Neuilly-sur-Marne), où elle enseigne plus particulièrement la législation, l’éthique, la déontologie et les soins palliatifs.

Auteure de plusieurs articles et  Doctorante en philosophie du soin à l’Université Gustave Eiffel/OMI/LIPHA-PE – EA7373 ses recherches portent sur l’art et le soin en formation initiale infirmière.

Formée en art-thérapie au Centre de l’Expression de l’Hôpital Sainte-Anne, elle anime des ateliers de médiations en arts graphiques auprès d’étudiants infirmiers.

Donata Mara faisait il y a 4 ans déjà du « bien être des étudiants en santé et des soignants » un « enjeu prioritaire de santé publique » [189]. La formation initiale infirmière, faite d’alternance entre périodes de stages et institutionnelles, est actuellement reconnue comme étant à fort risque psychosocial. Par ailleurs, le référentiel national de formation prône le développement de praticiens réflexifs, capable d’analyser les situations de santé et leur propre parcours professionnel.  Est-ce un exercice aisé ?

Nous nous demandons comment accompagner au mieux les étudiants sur le chemin de leur transformation professionnelle. A ces fins, nous chercherons dans cette première partie à comprendre mieux l’environnement de ces « praticiens réflexifs ». 

 

« Dans un océan d’incertitude à travers des archipels de certitude » (E. Morin) ? 8 clés conceptuelles pour mieux comprendre.

Clé N°1 : Un contexte sociétal incertain

Le philosophe H. Rosa constate que « pour la première fois depuis deux cent cinquante ans, la génération des parents a perdu, et ce, à grande échelle, l’espoir que la situation de leurs enfants sera meilleure que la leur, elle se contente désormais d’espérer qu’elle ne sera pas bien pire, que les crises ne seront pas tout à fait aussi graves » [2, p.29]. Au lieu de tendre vers un avenir prometteur, désormais « nous fuyons l’abime catastrophique qui avance dans notre dos » [2, p.30]. Comment dans ce contexte poursuivre notre parcours dans l’existence ?

Pour Z. Bauman, nous vivons désormais dans « modernité liquide », incapables de résister à la moindre pression, si minime soit-elle, du fait de la faiblesse de nos liens. Notre société trop individualiste, bouleversée par des changements constants, pousse les individus à choisir au nom d’une autonomie souveraine des solutions individuelles à des problèmes collectifs. Chacun alors tente de montrer qu’il est adaptable [3]. Mais face à cette volonté individuelle de maitrise, il faut rappeler qu’il existe bien des déterminants qui nous gouvernent malgré nous. La philosophe M. Marzano nous met en garde : « on fait semblant d’oublier que l’être humain est un être charnel et non pas un pur esprit ; qu’il s’inscrit, dans et par son corps, dans la fragilité d’une existence marquée par des limites indépassables telles que la finitude, la dépendance,  » l’impuissance originelle « , comme l’écrivait Freud ». [4, p.4-12].

  1. Rosa propose alors une analyse originale du burnout qui ne cesserait de croître dans les pays industrialisés. Il serait « le revers du jeu de l’augmentation » résultant d’un environnement où les individus programment tout, courent « toujours plus vite dans le seul but de garder sa place ». L’individu perd ses « espaces de résonances », se sent devenir étranger à lui-même, « vide, sans émotion » [2, p.88]. Finissant par perdre les « relations sociales chargées de significations » il développe peu à peu « un cynisme croissant » envers lui-même et le monde [2, p.36-37]. Alors, sur cet océan orageux, les « surfeurs » vont professionnellement tenter de « rester en haut », essayant de « maitriser le vent et la houle », tandis que les « dériveurs » incapables de se maintenir sur les vagues seront « ballotés de toute part sans le moindre contrôle » [2 p.38-39].

 

Au sein de cet univers tumultueux, qu’en est-il de l’environnement spécifique des étudiants en soins infirmiers ?

Clé N°2 : Être fort

Les soignants n’échappent pas à l’injonction sociétale de performance, au contraire. La profession infirmière peut être encore perçue comme sous-tendue par un fort engagement personnel, et il faut reconnaitre que son activité mobilise fortement les ressources psychiques du sujet [5, p.14-15].  « L’image du soignant infaillible », « les valeurs d’engagement et d’abnégation » sont des représentations idéologiques qui exercent une pression sur les apprenants [6].

Clé N°3 : Trouver du sens à un travail morcelé

Pour diminuer les dépenses de santé, les durées d’hospitalisations ont été réduites ; de nombreux éléments de la prise en charge qui incombaient jadis à l’infirmier sont transférés à d’autres professionnels (laboratoire d’analyses, hôpital de jour, réseau de soin, infirmier libéral…) ou aux patients eux-mêmes (préparations préopératoires, soins post-opératoires…), ce qui produit un délétère morcellement du travail. Le turnover important accroît la tâche des soignants et leur crainte de l’erreur ; ils doivent connaître plus de dossiers, mémoriser plus de noms de patients, mobiliser de plus en plus de connaissances, intégrer davantage de protocoles, de procédures, remplir de nombreux documents administratifs, s’adapter sans cesse aux changements. Le manque d’effectifs et la mobilité tendent quant à elles à accroitre les activités, réduire les temps d’échanges interpersonnels, et restreindre les possibilités d’initiative [7, p.200].

Clé N°4 : Une santé précaire

Dans ce contexte, plusieurs études démontrent que les étudiants infirmiers présentent une santé mentale de plus en plus dégradée au fur et à mesure des années de formation. 29% ne se considèrerait pas en bonne santé en 1ère année, puis 35% en seconde, et 40,5% en troisième année. Le stress les concernerait pour 26%, puis 44% et enfin 51% en fin de formation [8].

La situation de précarité et le problème d’accession au logement seraient très fréquents chez la population étudiante française. Le financement des études repose pour beaucoup sur un fragile équilibre constitué d’une aide publique, d’une aide familiale directe ou indirecte, et de revenus issus de travail rémunéré exercé par l’étudiant [9].  Nombreux sont ainsi impactés dans leur vécu temporel, se sentant perpétuellement menacés par les aléas possibles de la vie.

Clé N°5 : Un nécessaire déséquilibre identitaire

Selon le modèle socio-constructiviste sur lequel repose la formation initiale infirmière, l’apprentissage est un processus de transformation résultant d’un conflit socio-cognitif. La formation professionnelle est ainsi caractérisée par des remaniements importants sur le plan identitaire. Selon E. Hugues, en début de formation, l’« immersion dans la culture professionnelle » vient interroger la culture d’appartenance des individus. Dans un second temps s’installe une dualité entre « modèle idéal » et « modèle pratique » rencontré au cours des stages. Pour supporter cette tension, une identification anticipée au groupe professionnel se met généralement en place ; l’individu adopte alors les modèles et valeurs du groupe de référence. La troisième phase de « conversion ultime » résulte d’un « ajustement entre sa conception de soi et les possibilités offertes par la profession engagée » [10, p.72].

Clé N°6 : Un dévoilement risqué

En stage, l’expression du soi intime, que S. Tisseron nomme « extimité », consiste à montrer des « fragments de son intimité » avec l’espoir d’une reconnaissance par les interlocuteurs. Pour cela, il faut supposer que cette révélation ne heurtera pas les valeurs de l’autre et qu’il existe un fond commun de préférences. Le dévoilement expose au risque de déception lorsque les expériences évoquées ne suscitent pas d’engouement, mais peut venir au contraire dissiper l’angoisse d’abandon sous tendue par tout quête narcissique. Quand l’autre, le professionnel de stage, renvoie que les valeurs sont partagées, en retour l’individu peut positivement s’identifier à lui.  [11, p.60].

Clé N°7 : Désillusion

Mais face à la réalité du travail, et aux conflits de valeurs qui en résultent, la désillusion inhérente à la formation en alternance, éprouvée par des étudiants très investis, est forte, à la hauteur de leur engagement. De surcroît, les stagiaires peuvent être pris dans des dynamiques délétères pourtant collectivement acceptées. Dans certains lieux de soins, il est ainsi parfois tacitement interdit de parler de la pénibilité du travail. Un étudiant pourra s’y sentir très isolé et considérer ses propres affects comme une anomalie à maîtriser. L’omerta qui entoure certaines conditions dégradées d’encadrement des étudiants peut être maintenue en miroir par des professionnels qui taisent leur propre souffrance [5, p.27].

Clé N°8 : Manque d’observance

Les soignants en situation de stress ou d’épuisement professionnel recherchent peu d’aide, du fait de l’idéalisme de soi fort et de la crainte de stigmatisation. Ils ont facilement recours à l’automédication et à la consommation de substances [5, p.23-28]. Chez les étudiants, même constat. Leur hygiène de vie n’est pas suffisante et ne s’améliorer pas avec l’augmentation de leurs connaissances au cours de leurs études. Ils ont recours à l’automédication, et leur consommation de tabac est supérieure à la population générale étudiante. Plusieurs études démontrent que les étudiants seraient concernés par l’épuisement professionnel à près de 40% [12, p.48].

D’aucuns pourraient s’étonner de tels comportements délétères pour la santé chez des professionnels à priori biens informés sur les « conduites à risques ». G. Reach pose « la faiblesse de volonté » comme étant située « entre deux Moi qui se succèdent dans le temps » [13]. Être observant pour sa propre santé nécessite de changer son comportement immédiat en prévision d’un bénéfice sur la santé à plus long terme, or les récompenses immédiates peuvent sembler trop attrayantes, pour un bénéfice à long terme trop incertain.

Alors G. Reach identifie plusieurs ressources pour qu’une personne développe une attitude davantage positive en termes de santé. En premier, il s’agirait de compter sur la fonction régulatrice de l’entourage : tel Ulysse attaché à son mat, afin de ne pas succomber aux tentations, l’entourage peut avoir un effet dissuasif. Mais il faut pour cela que l’étudiant ait la capacité de communiquer son mal-être. Cela est peu le cas, de part de l’idéologie du métier qui est très inhibante, mais aussi parce que les étudiants présentent des relations à l’entourage qui ne sont pas toujours soutenantes, du fait de l’éloignement physique provoqué par les études, ou du fait des remaniements psychiques liés à l’impact identitaire de leur formation professionnelle.

En second, Reach conseille d’établir pour soi-même une sorte de « règle personnelle », qui consisterait à voir dans chaque tentation présente la promesse faite à soi-même d’un bien sur le long terme. Il s’agirait en quelque sorte de ne pas se trahir soi-même par un comportement impulsif opposé à des fins réfléchies. Cela est en pratique peu réaliste à réussir pour un étudiant non accompagné, du fait de l’ambivalence essentielle de l’Homme, qui n’est pas gouverné par sa seule rationalité.

Reach remarque que l’état de grossesse, qui s’inscrit dans un temps défini et concerne immédiatement un tiers vulnérable (l’enfant), est un temps où l’observance est généralement bonne. Au contraire, une forte incertitude quant au futur, comme c’est souvent le cas chez les adolescents et les personnes souffrant de maladies déjà sévères, tend à diminuer l’observance. Rappelons que de nombreux individus en situation de précarité financière, et vivant dans une société fortement marquée par l’incertitude, vivent sans doute un rapport temporel troublé.

La crise sanitaire et économique que nous connaissons ne constitue évidemment pas une période propice aux comportements observants.

En conclusion :

A l’issue de ces périodes de déséquilibres, l’alternance permet heureusement dans la plupart des cas une socialisation secondaire support à une « réalisation autonome de soi » [14, p.103]. Comment alors, en amont, mener sa barque dans cet univers troublé ? Afin d’accompagner ces remaniements en formation, nous proposerons dans un prochain article d’interroger la possible dimension créative de la formation infirmière initiale.

Pour aller plus loin :

  1. Mara D., Rapport sur la qualité de vie des étudiants en santé, remis à Madame Buzyn A., Ministre des Solidarités et de la Santé (MSS) et à Madame Vidal F., Ministre de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l’Innovation (MESRI), 3 avril 2018.
  2. Rosa H., remède à l’accélération, Impressions d’un voyage en Chine et autres textes sur la résonance, Paris, Champs Essais, 2021.
  3. Bauman Z., « Vivre dans la modernité liquide, interview de De La Vega X. », Sciences humaines, 2005, disponible à l’adresse : https://www.scienceshumaines.com/vivre-dans-la-modernite-liquide_fr_5293.html,
  4. Marzano M., Je consens donc je suis, Quadrige, Paris, PUF, 2009.
  5. Gateau V., Fleury C., Pour une clinique philosophique du burn-out des professionnels de santé, Chaire Humanités et santé (Conservatoire National des Arts et Métiers-CNAM), Chaire de philosophie à l’hôpital – GHU Paris psychiatrie et neurosciences, Juin 2020, p.6
  6. Haute Autorité de Santé, Fiche mémo Repérage et prise en charge cliniques du syndrome d’épuisement professionnel ou burnout, Mars 2017.
  7. François-Purssell I., « Réflexions sur le morcellement », Actes du Colloque Santé, Médecine et corps morcelé, Strasbourg, 26-27 mars 2010, p.197-200.
  8. Lamaurt F., Estryn-Béhar M. et al., « Enquête sur le vécu et les comportements de santé des étudiants en soins infirmiers », Recherche en Soins Infirmiers, Paris, Association de recherche en soins infirmiers, 2011, p.44-59.
  9. Dequiré A-F., « Le monde des étudiants : entre précarité et souffrance », Pensée plurielle, Paris, 2007, p.95-110.
  10. Boitin I., « Etudiants en soins infirmiers de deuxième année crise identitaire, la mise à l’épreuve des motivations », Recherche en soins infirmiers Paris, ARSI, 2002, p.66-92.
  11. Tisseron S., « Le désir  » d’extimité  » mis à nu », Le Divan familial, n°11, Paris, InPress, 2003, p. 53-62.
  12. Lamaurt F., Estryn-Béhar M. et al., « Enquête sur le vécu et les comportements de santé des étudiants en soins infirmiers », Recherche en Soins Infirmiers, Paris, Association de recherche en soins infirmiers, 2011, p.44-59.
  13. Reach G., « Non-observance thérapeutique et addiction, deux manifestations de l’impatience », Psychotropes, 2009, p.71-94, disponible à l’adresse : https://www.cairn.info/revue-psychotropes-2009-4-page-71.htm
  14. Chaix M-L, « L’alternance enseignement-travail comme lieu d’observation privilégié des processus de construction identitaire », Paris, Education Permanente, n°128, 1996, p.103-115.

Biographie de l'auteure :

Gwenaëlle CLAIRE, est cadre infirmier formateur à l’Institut de Formation en Soins Infirmiers Théodore Simon (Neuilly-sur-Marne), où elle enseigne plus particulièrement la législation, l’éthique, la déontologie et les soins palliatifs.
Auteure de plusieurs articles, elle est Doctorante en philosophie du soin à l’Université Gustave Eiffel/OMI/LIPHA-PE – EA7373, ses recherches portent sur l’art et le soin en formation initiale infirmière.
Domaines d’expertise : ingénierie pédagogique, risques psychosociaux , éthique, soins palliatifs, philosophie du soin, philosophie de l’art, médiation artistique plastique et picturale.
Actuellement formée en art-thérapie au Centre de l’Expression de l’Hôpital Sainte-Anne, elle anime des ateliers de médiations en arts graphiques auprès d’étudiants infirmiers.
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