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Pourquoi le design à l’hôpital est-il avant tout un design d’hospitalité ? Carine DELANOE-VIEUX (PhD) nous livre les résultats de ses expérimentations issues du terrain.

Nouvel Article rédigé pour ManagerSante.com©  par Carine DELANOE-VIEUX, PhD, chercheuse en design et directrice du lab-ah, laboratoire d’innovation culturelle par le design au GHU Paris psychiatrie & neurosciences.

Titulaire d’un Doctorat en Design à Université de Strasbourg, elle est chercheuse associée au sein du laboratoire Projekt à l’Université de Nîmes (EA 7447) qui regroupe une vingtaine de personnes et qui développe des programmes de recherche-projet en design dans le domaine de l’innovation sociale.

Cet article est issu de son intervention du 15 Septembre 2023 lors de la conférence sur « Le design au service des défis de l’hôpital » organisée par le GHU Paris psychiatrie & neurosciences  au cours de laquelle Carine DELANOE-VIEUX   a présenté « Un design d’hospitalité au service du design hospitalier.« 

La question de l’hospitalité pour penser le devenir de l’hôpital

Plaider pour l’hospitalité dans le lieu même où elle est une évidence et une nécessité c’est par retournement poser la question d’une possible inhospitalité ou hostilité. L’hostilité est en effet irrémédiablement le pendant de l’hospitalité comme l’évoque l’étymologie du mot racine latin hostis qui se traduit par les deux termes. Pour rendre compte de cette dialectique, le philosophe Jacques Derrida a d’ailleurs créé le néologisme « hostipitalité ». Cette ambivalence est aussi ancienne que l’hôpital lui-même comme le rappelle le philosophe Jean-Philippe Pierron. Je le cite : « Si les institutions hospitalières déploient une hospitalité à l’égard de l’homme souffrant, elles vivent aussi d’une lutte contre cette altérité de l’homme malade qui inquiète, dérange ou dénonce les violences institutionnelles et fait apparaitre des impuissances. L’hospitalité y fait l’épreuve de l’hostilité qui la hante : le mauvais patient, la non-compliance ou le vieillard gênant.[1] »

Cette part d’ombre de l’hôpital est au demeurant explorée par les contributeurs pluridisciplinaires d’un ouvrage tout récemment publié aux éditions Médecine et Hygiène, dont le titre « (in)hospitalités hospitalières : conflit, médiation, réconciliation »[2] confirme l’actualité du sujet. La philosophe Barbara Cassin n’hésite pas à y définir l’état de notre système sanitaire comme une « catastrophe ». Et de fait, nombre d’analyses égrènent sans cesse des constats et des défis vertigineux en Europe : pénurie de professionnels soignants, vieillissement démographique de la population, augmentation des maladies chroniques, services hospitaliers saturés, services d’urgences encombrés, inégalités d’accès aux soins, faiblesse des dispositifs de prévention. Toutefois, elle souligne combien cette « catastrophe » ouvre une voie à l’espoir en rendant toute continuité du modèle actuel inenvisageable.

Dans ce même ouvrage, l’étude de l’espace médiation des hôpitaux universitaires du canton de Vaud, dirigé par la professeure Béatrice Schaad, démontre que les doléances d’usagers portent principalement sur le sentiment de la non prise en compte de leur singularité et de leur subjectivité et sur des difficultés de compréhension et de communication du milieu de la prise en charge. Le deuxième enseignement de cette étude concerne l’augmentation de 61% du nombre de signalements des hospitaliers à l’encontre des usagers pour faits d’agressions, entre 2020 et 2021. Aussi, s’interroge-t-elle, et nous avec, je cite : « la machine à guérir de Foucault serait-elle en passe de devenir une machine à fabriquer du conflit, une machine à souffrir ? [3]»

En conséquence, en dépit de l’accumulation des problèmes aigus que rencontre l’hôpital public, ou peut-être en raison même de celle-ci, ne faudrait-il pas que ce dernier réorganise ses priorités stratégiques ? De nombreux chercheurs, usagers et hospitaliers l’évoquent : un enjeu majeur de l’hôpital aujourd’hui résiderait bien dans la capacité de ses parties-prenantes à collaborer pour instaurer ou réinstaurer l’hospitalité comme qualité cardinale. L’hospitalité, et c’est réjouissant, pourrait donc ne plus être à la marge des préoccupations des établissements sanitaires. Et cela semble bien légitime car, pour reprendre les termes de Barbara Cassin, « l’hospitalité ce n’est pas le bout du monde. C’est le monde.[4] »

Projet « L’eau à la bouche », lab-ah au GHU Paris Psychiatrie & neurosciences, crédits Chloé Adelheim

Le design pour donner corps à l’hospitalité

Comme en témoignent de nombreuses initiatives telles que les espaces de médiation, les maisons des usagers, le partenariat en santé ou l’action culturelle, la lutte contre les effets de déshumanisation des espaces hospitaliers prend des formes diverses et mouvantes. Dès lors, en quoi et comment le design pourrait-il désormais jouer sa partition singulière au regard des engagements en faveur de l’hospitalité ? Peut-il contribuer à sortir l’hospitalité de l’abstraction dans laquelle elle est trop souvent tenue ? Comme si l’affirmation bégayante de sa place indéboulonnable dans la déontologie des soignants suffisait à la faire concrètement exister. Comment rendre l’hospitalité effective dans le quotidien de l’hôpital, dans ses organisations, ses relations, ses espaces, dans toutes ses dimensions matérialisées et dans son appareil communicationnel ? Telle est l’une des questions clés du design hospitalier.

L’arrivée du design dans les lieux de soins est à mettre en corrélation avec la définition d’un nouveau champ de recherche et d’action se réclamant de l’éthique du care. Il est fortement investi par la jeune mouvance des designers en innovation sociale souhaitant mettre leurs compétences d’accompagnement des transformations du monde au service des plus vulnérables. Cette redéfinition des hiérarchies de valeurs, tant pour le système de santé que pour la discipline du design, ouvre une opportunité pour mettre en œuvre cette exigence d’hospitalité devenue incontournable pour les établissements hospitaliers.

En s’appuyant sur les expérimentations menées dans les hôpitaux de France, pourrait-on qualifier ce que serait un design au service de l’hospitalité dans les lieux de soin, autrement dit un design d’hospitalité[5] ?

Les disciplines de conception manient les symboles avec dextérité. Condenser des représentations existentielles et complexes dans une forme simple et compréhensible par tous, dans laquelle chacun peut projeter ses expériences et ses émotions, est au cœur de leur savoir- faire. Or, l’hôpital en tant que collectif institutionnel valorise préférentiellement la compétence technique et scientifique et se préoccupe de qualité et de sécurité. Il se trouve relativement démuni en termes de compétences culturelles et symboliques comme l’ont déjà décrit dans leurs travaux plusieurs anthropologues qui se sont intéressés à l’hôpital contemporain (Marie Christine Pouchelle, Anne Véga, François Laplantine). Alors que les épreuves existentielles liées à la souffrance, à la maladie ou à la mort en constituent le quotidien, l’hôpital est paradoxalement sous-doté en ritualités, en espace de réflexivité collective, en occasions de sublimation, en capacité de symbolisation qui permettraient pourtant de transmuter cette peine de l’existence, tant pour les patients, les proches que pour les soignants, en forces de rétablissement et en compétences sociales. Les patients en paient le prix en se trouvant confrontés à la maladie, cette « catastrophe de l’existence », sans recours à une mise à distance, une mise en récit pour donner sens à leur vécu. Les soignants s’épuisent ou épuisent leur provision d’humanité ou d’hospitalité tout au long de leur carrière à supporter et souvent refouler les émotions violentes qu’ils vivent au contact de la détresse des patients. Or, le design d’hospitalité, par la nature même de ses méthodes, crée des espaces tiers où peuvent se travailler les dénis et les controverses avec une diversité d’acteurs dans et en-dehors de l’hôpital.

En outre, le design appréhende le monde par les usages qu’en ont ses habitants et cherche à le rendre meilleur du point de vue de leur expérience. L’hôpital appréhende le monde par l’efficacité des soins qu’il peut délivrer et s’organise autour des attendus thérapeutiques et de son bon fonctionnement techno-administratif. Cela est rassurant et légitime. Mais les prémices de la recherche sur les liens entre création et hospitalité éclairent combien la domination sans partage de ce prisme conduit à une frustration partagée. Les personnes soignées ne se sentent pas suffisamment considérées justement du point de vue de leur sensibilité et de leur expérience subjective de la maladie comme de la prise en charge. Les soignants se plaignent de ne pas pouvoir vivre pleinement l’éthique du soin, du care, dans la relation avec les patients comme en témoigne, en situation extrême, l’appel de 1200 soignants publié dans Le Monde le 5 octobre 2023[6]. Les designers accompagnent dès lors l’hôpital à penser ses espaces, ses structures matérialisées et ses services en mettant l’accent sur l’usage, l’expérience sensible et le soutien à la qualité des relations. Il s’agit là d’un déplacement important de la culture hospitalière dans la manière de produire son milieu. Pour intégrer l’usage et l’expérience dans la conception, les designers disposent d’outils et de méthodes afin de faciliter la participation des usagers et la collaboration entre les parties prenantes. Immersion et chantiers participatifs, ateliers de conception partagée, projets collaboratifs et recherche-action sont autant de modalités d’une démopraxie, une démocratie concrète par le faire, portant l’espoir d’infuser une manière nouvelle de produire l’hôpital.

Aussi, le design d’hospitalité n’installe pas une esthétique à l’hôpital en raison du bon goût ou des tendances du moment. Il ne cherche pas à rivaliser avec les halls d’hôtel ou les salles d’attente des aéroports mais il arrime son processus de conception à la perception sensible et cognitive de personnes fragilisées par la maladie, les traitements et leurs effets iatrogènes et le contexte de leur hospitalisation. L’esthétique est donc appréhendée dans son sens étymologique d’aisthésis qui signifie sensibilité en grec, intégrant la double signification de connaissance sensible par la perception et l’aspect sensible de notre affectivité. Et, en effet, il importe dans un contexte de vulnérabilité psychologique, physiologique et parfois social, de penser et de concevoir un milieu de soin favorable à ressentir une émotion qui nous sorte de la douleur présente et favorise les relations d’accueil réciproque. En d’autres termes, la création dans ce contexte ne se définit pas nécessairement par l’expression de la singularité de l’auteur mais plutôt par l’attention que celui-ci aura porté à la difficulté d’existence et aux perceptions sensorielles des personnes concernées pour résonner avec leur univers sensible. Le concepteur embrasse les questions plus intimes et plus existentielles du vécu des personnes alors que la maladie a abrasé nombre de certitudes et qu’elle attaque le sentiment de dignité. Le motif esthésique du design d’hospitalité inclut en conséquence dans son processus de conception la capacité de matérialiser les éléments de connaissance de l’expérience d’autrui en formes esthétiques. Des formes riches de significations, de sens, de logos, de narrations dans lesquelles chacun peut projeter le caractère d’universalité de son vécu. Ainsi, le design d’hospitalité est perpétuellement en lutte contre la misère symbolique des espaces et des formes à l’hôpital lorsqu’ils étouffent sous les normes ; lorsqu’ils traduisent une confusion entre hypostimulation et vide ; lorsque les contraintes et les manifestations d’une risquophobie généralisée les ont dévitalisés.

Enfin, le design prend toute son envergure lorsqu’il porte une action manifeste de l’hôpital et qu’il ouvre une voie prospective nouvelle. Cette qualité d’innovation du design donne une place importante à l’espoir car elle promet le jaillissement d’un être nouveau dans l’hôpital dont la visée est en l’occurrence d’améliorer l’effectivité de sa vocation soignante et d’humanité. Ainsi, le design d’hospitalité porte un horizon d’espoir quant au devenir-être des interactions et spécifications de ce lieu à haute qualité existentielle (HQE) qu’est l’hôpital.

Chambre du CPOA du GHU Paris Psychiatrie & neurosciences, lab-ah, illustration Sarah Cheveau et Chloé Perarnau

Éthique du design d’hospitalité

Une question reste néanmoins non élucidée : le design est-il favorable à la construction d’une éthique commune autour des initiatives de conception et de création ou doit-il intervenir dans des contextes où le respect des droits des personnes et l’éthique institutionnelle du cadre du projet sont acquis ? En d’autres termes, pourquoi concevoir un espace d’apaisement en psychiatrie en prévention de la crise quand les effectifs sont chroniquement insuffisants pour dispenser un soin digne ? Pourquoi financer des salles de repos si l’ensemble du système vise à exténuer les professionnels ? On retrouve cette aporie dans de nombreux domaines du design social. Parce que l’éthique se définie par une attitude réflexive dans l’agir, qui va décider de nos conduites, le design d’hospitalité est ontologiquement une posture éthique. En conséquence, il semble essentiel de mener ces projets, même dans des contextes d’insatisfaction matérielle et morale, car la question éthique émerge et se construit dans l’action et la rencontre. Pour conclure, l’instauration tangible d’une éthique de l’hospitalité par le design à l’hôpital, parmi et avec d’autres formes et d’autres compétences, est devenu un enjeu crucial dans l’actualité de l’hôpital public. Il existe néanmoins une tension réelle entre la modestie des moyens et l’ambition d’une fonction créatrice en partage à l’échelle de l’ensemble du système, à l’instar de « la fonction soignante en partage » appelée de ses vœux par l’équipe de la chaire de philosophie à l’hôpital.

En conclusion :

Dès lors, le design aura pour ambition de mettre en œuvre une poïétique, c’est-à-dire un processus de conception collaboratif, et une poétique, c’est-à-dire les qualités sensibles et signifiantes du milieu sanitaire, pour accompagner les transformations nécessaires de l’Institution hospitalière.

Notes :

[1]  Jean-Philippe Pierron, « Les institutions hospitalières : des institutions de la reconnaissance ? », Revue d’éthique et de théologie morale, hors-série, n° 281, 2014, p. 149-164.

[2]  Béatrice Schaad (dir), (In)hospitalités hospitalières : conflit, médiation, réconciliation, Éditions médecine & Hygiène, 2023

[3]  Ibid.

[4]  Ibid.

[5]   Ce concept fait l’objet de la thèse : Carine Delanoë-Vieux, « Art et design : instauration artistique entre hostilité et hospitalité des lieux de soins et habitabilité du monde », dirigé par le Pr Pierre Litzler, Université de Strasbourg, soutenue en décembre 2022.

[6] L’appel de 1 200 soignants : « Nous n’avons pas choisi ce métier pour vous faire subir cette violence et être maltraitants », Le Monde, 5 octobre 2023.

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