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Peut-on penser une éthique du management ? Clément BOSQUÉ nous apporte son regard philosophique à l’occasion de la publication de son ouvrage.

Nouvel article publié par Clément BOSQUÉ, philosophe, écrivain, conférencier, directeur Île-de-France à la Fondation INFA.

Clément BOSQUÉ est auteur de plusieurs ouvrages. Le dernier est intitulé « L’art de diriger, contre toute attente, Essai sur le management dans le secteur social et médico-social », publié aux éditions Champ Social (2022).

Voilà un sujet urgent. D’abord pour des raisons évidentes : pensez que nous passons beaucoup de temps au travail dans une vie humaine ; que le management est partout dans les organisations ; et combien il détermine le bien-être, ou le mal-être (et donc la santé) au travail. Mais ce n’est qu’un premier niveau ! Urgence aussi, parce que le management est un domaine d’activité qui demeure comme impensé.

C’est-à-dire ? Eh bien que les managers et les penseurs concordent à s’entre-dédaigner. Les managers – hommes d’action, de pilotage, de décision ! – assimilent la pensée à une perte de temps. Quant aux penseurs, il en est peu qui se coltinent sérieusement le sujet du management : ce type d’action particulier consistant à conduire l’action des autres au sein des organisations.

Et pourtant, de Socrate à H. Arendt on trouve cette exigence fondatrice de l’éthique : « penser ce que nous faisons ». Alors, quid ?

Les managers et la pensée : « je t’aime, moi non plus »

Si les sciences sociales abordent le management, c’est pour en critiquer âcrement les effets de domination  ou bien, comme en sociologie des organisations, décrire les « jeux d’acteurs » et de pouvoir. Le management, pris comme « objet » d’étude, y reste comme « vu de l’extérieur ».

Mais qu’en est-il « vu de l’intérieur » (pour paraphraser Serge Gainsbourg) ?

Quant aux managers eux-mêmes, ils sont très peu (si ce n’est sur des sites comme celui-ci !) à écrire pour rendre compte d’une réflexion construite sur leur pratique. Ou alors, ce sont des exhortations, qui promettent des recettes et des astuces, et où même l’échec est relooké en « success story ». La « pop philo » fait florès. Dans le même ordre d’idées, les managers aiment les coach, les consultants, et, occasionnellement, s’offrir les services d’un philosophe, pour retrouver une transcendance, le sentiment de participer de quelque chose de plus grand qu’eux et que les organisations qu’ils servent. La « philo » se fait le séide du manager en manque de « supplément d’âme », comme disait Bergson.

Mais de là à pratiquer avec un peu d’exigence la philosophie au quotidien… ! Le management s’enorgueillit d’être une discipline de l’action et donc, préfère laisser la théorie aux théoriciens.

Oui, il y a une sorte de pudeur, de réticence, « d’effroi » même, à mettre en regard management et philosophie[1]. Comme s’il y avait dans l’activité managériale quelque chose de fondamentalement indigne – indigne d’être pensé.

L’oubli d’une antique tradition philosophique

De cette pudeur réciproque, de cet effroi mutuel, faisons-nous une « raison de plus », et non une « raison de moins », comme dit à peu près Paul Ricœur[2], pour y aller voir, pour penser. C’est alors cette pudeur, cette réticence elle-même, qu’il faut interroger. D’où vient-elle ? Comme le dit la parole Héraclitéenne, de quoi est-elle le « signe[3] » (en cachant et en faisant paraître) ?

Une explication serait justement que le manager a trop à cacher. Cela expliquerait l’abondance de son jargon : le « mode projet », « l’intelligence collective », la « création de sens », etc. La réalité n’est pas si « jolie-jolie » : il y a de la domination, des hiérarchies injustes et des comportements sans bienveillance. Il y a de la « souffrance au travail », pour reprendre un terme hélas consacré, dont certains voudraient que le management fût par essence coupable.

Mais il se pourrait qu’il y ait, tout au fond, une autre raison à cette pudeur : précisément, que le management, en tant qu’il consiste à animer l’action des autres, est un « haut lieu » éthique, qui nous « appelle » à penser[4] – non seulement parce qu’il engage une manière de faire avec les autres, mais aussi une manière de faire avec soi-même.

Or, nous sommes habitués à une philosophie académique, universitaire, savante et ésotérique – tradition fort respectable.

Nous avons tendance à oublier (parce qu’en Occident c’est le christianisme qui a, pour longtemps, remplacé la philosophie dans cette mission) que le rôle premier de la philosophie consiste à orienter, à conseiller sur la conduite de la vie. C’est le cas de Socrate (Ve siècle avant notre ère), de Boèce[5] dix siècles plus tard, jusqu’à Spinoza[6] ou encore Schopenhauer[7].

Tout près de nous, Pierre Hadot a rappelé que la philosophie fut, d’antique tradition, une méthode pour « l’éducation des adultes[8] ». Las ! Nous ne comprenons plus bien cette fonction de la philosophie. Nous n’admettons pas volontiers que nous ayons besoin d’une morale pour régler notre vie.

C’est que notre modernité, tout en faisant mine de répudier la morale chrétienne, l’a sécularisée . C’est l’éthique du progrès : il s’agit de réaliser les conditions collectives de la cité idéale (idée platonicienne transposée au christianisme par Augustin : la Cité de Dieu). On le voit bien de nos jours, où tout un chacun, dès la moindre difficulté, en incrimine les « causes » à quelque « système », politique, économique ou social.

La philosophie comme médecine de l’âme ?

Le plaisant est que cette éthique du progrès collectif s’accommode fort bien d’un individualisme qui fait de chacun le responsable de sa vie, vision atomisée du corps social dont Max Weber[9] a montré l’origine protestante, et contre laquelle aujourd’hui tout le monde se met en révolte, à juste raison. Elle fait néanmoins le fond de l’éthique managériale la plus courante. Bien vainement, on invoque « l’équipe » – mais l’on continue à sanctionner les résultats de l’individu…

De même dans le monde de la santé, on passe sans cesse d’un paradigme à l’autre : des très larges « déterminants » sociaux de la santé publique, à la responsabilité individuelle du malade, réputé « acteur » de sa santé, jusqu’aux pires absurdités[10].

Combien est-il ordinaire de voir que les problèmes de la vie sont renvoyés au « médical » et que le médecin a remplacé le prêtre ou le curé ! « Celui-là », dit-on communément, « il devrait se faire soigner » ! N’est-il pas visible que la séance chez le psy joue le même rôle purgatif que le confessionnal ?

Et pourtant ! S’il est vrai que nous vivons sous le règne du « tout thérapeutique » (jusqu’à l’art, dit « thérapie »), comme s’il fallait se « soigner » de tout – de la vie peut-être ! – on a bel et bien oublié le rôle de la philosophie en tant que « médecine de l’âme ». Un « souci de soi » (Michel Foucault[11]), non pas comme pratique hédoniste consistant à se faire du bien (c’est dans ce cadre que la philosophie est, ici et là, simplement « consommée » : un verre de fin, des rillettes, un atelier philo… !), mais comme discipline de la conduite de l’âme, du gouvernement de soi.

Avant de diriger les autres, savoir se diriger soi-même

Voilà qui n’est pas très sexy. Voilà qui paraît bien austère ! Bien « inactuel », aurait dit Nietzsche[12] (c’est à dire qui tire contre la tendance de l’époque). Et pourtant, il y a, de ce point de vue, une véritable attente. On l’a dit : une urgence.

En effet, on n’a jamais autant parlé de bienveillance, de care. On ne manque pas aujourd’hui de préceptes énonçant que je dois écouter l’autre, le bien accueillir, en prendre soin… Ethique comme philosophie première, disait Emmanuel Levinas[13] : je suis un sujet moral parce qu’il y a l’autre.

Je propose de reprendre le fil d’une tradition pour laquelle « je » suis un sujet moral parce qu’il y a « moi ». Parce que j’ai à faire effort sur moi, parce que c’est ma tâche d’homme. Pas seulement le « connais-toi toi-même » que tout le monde répète à l’étourdie. Mais bien : sois à toi-même ton propre maître. J’ai à me diriger. J’ai à prendre soin de la partie de mon âme qui me dirige, que les grecs, stoïciens en particulier, appelaient : ἡγεμονικόν.

On parle souvent, témérairement à mon sens, de « l’exemplarité » du management. Hegemonikon : la partie directrice de l’âme, qui rend possible de réfléchir sur ma pratique, et de pratiquer ma réflexion. Les directeurs et managers seraient bien inspirés de se souvenir que c’est là, peut-être, la première des exemplarités. Et la début de la vie morale au sens à la fois ordinaire, authentique et noble.

Hors de là, les recherches contemporaines sur les nouvelles formes d’organisation visant à escamoter la « hiérarchie », tant noircie et décriée (horizontalité, holacratie, etc.) ne risquent-elles pas de rester vaines, voire de favoriser l’émergence de leaders charismatiques habiles à se dissimuler dans le « collectif » ?

Les organisations ne risquent-elles pas de continuer à fonctionner, comme des zombies, sur le modèle productiviste consistant à maximiser le rendement humain ?

Le « sensible » ne risque-t-il pas de n’y être qu’un « indicateur » auquel l’on affectera de s’intéresser, pour que « ça » marche ?

En conclusion :

Mais, diront les disputeurs, cette éthique aristocratique, celle des stoïciens, qui fait du travail sur soi la condition et même la définition de l’antique « vertu », n’est-elle pas bien désuète ? N’est-elle pas, sous une autre guise, une modalité de l’individualisme moderne, qui a fait tant de dégâts, et voudrait que chacun ne fût comptable que de soi, et de soi fût seul comptable ? Quelle philosophie peut espérer guérir les managers, quand c’est le management qui est la maladie de notre civilisation ?

Nous pourrions ouvrir la conversation…

Pas invinciblement, ni nécessairement ! répondrais-je. A condition de cultiver une disposition (hexis) à porter attention à ce qui en est digne, et de se souvenir que la relation managériale, « vulnérable » parce qu’elle est relation, l’est éminemment. Les soignants le savent : le soin n’est pas uniquement guérison de la souffrance, mais attention portée là où il y a vulnérabilité. On revient à la mission assignée par Platon à la philosophie d’être une « médecine de l’âme », consolatrice et conseillère.

Car enfin, si le manager doit être en capacité de penser la pratique, ce n’est pas simplement pour « manager mieux », pour être « plus efficace ». Mais pour être meilleur homme et, étant meilleur homme (quelle plus pure finalité morale ?), plus digne peut-être d’exercer, parmi les hommes, ce rôle difficile, et à tout le moins singulier, consistant à conduire et animer l’action.

Pour aller plus loin :

[1] Certains le font et il faut les citer : en France, G. Deslandes, P.-O. Monteil, B. Rappin, Ibrahima Fall et quelques (rares) autres.

[2] Ricœur P., Le mal, Genève, Labor et fides, 2004.

[3] Héraclite, Fragments, trad. J.-F. Pradeau, Paris, GF, 2004, fragment 143, p. 189.

[4] Heidegger M., Qu’appelle-t-on penser ? trad. A. Becker et G. Granel, Paris, PUF, [1954] 1973.

[5] Boèce, La Consolation de Philosophie, trad. J.-Y. Tilliette, Paris, Le Livre de poche, 2008.

[6] Spinoza B., De la droite manière de vivre, trad. J.-G. Prat, Paris, Allia, 2018.

[7] Schopenhauer A., L’Art d’être heureux, trad. J.-L. Schlegel, coll. « Points », Paris, Seuil, 2001.

[8] Hadot P., La philosophie comme éducation des adultes, Paris, Vrin, 2019.

[9] Weber M., L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, trad. sous la dir. D’E. de Dampierre, Paris, Plon, 1964.

[10] « Acteur de sa fin de vie », le médecin demande allègrement au malade atteint de cancer en phase terminale : « bon alors, Monsieur, qu’est-ce que vous avez prévu, pour votre fin de vie ? »

[11] Foucault M., Histoire de la sexualité III, Le souci de soi, Paris, Gallimard, 1984.

[12] Nietzsche F., Considérations inactuelles, trad. H. Albert, in Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, Vol. 5, Paris, Mercure de France, 1907.

[13] Levinas E., Ethique comme philosophie première, Paris, Payot & Rivages, [1992] 2015.

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