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Faire preuve de « courage managérial » serait-il être capable de s’adapter, de s’assumer et d’être juste ? Le Professeur Éric DELASSUS nous répond (Partie 2/2).

N°65, Mars 2023

Nouvel Article écrit dans le cadre d’une conférence donnée lors d’une journée de formation destinée à de futurs cadres de santé par Eric, DELASSUS, (Professeur agrégé Lycée Marguerite de Navarre de Bourges et  Docteur en philosophie, Chercheur à la Chaire Bien être et Travail à Kedge Business School). Il est co-auteur d’un nouvel ouvrage publié en Avril 2019 intitulé «La philosophie du bonheur et de la joie» aux Editions Ellipses.

Il est également co-auteur d’un nouvel ouvrage publié en Octobre 2021 chez LEH Edition, sous la direction de Jean-Luc STANISLAS, intitulé « Innovations & management des structures de santé en France : accompagner la transformation de l’offre de soins

Relire la première partie de cet article.

Faut-il faire preuve de courage managérial pour s’adapter à la singularité des affects d’autrui ?

Aussi, en tant que cadre, en tant que manager, vous devez faire preuve de courage et d’imagination pour essayer différentes manières d’appréhender les personnes que vous devez diriger et accompagner pour établir avec eux une relation constructive, même en cas de conflit. Le conflit, comme l’échec, peut être constructif, tout dépend ce que l’on en fait.

Dans ce domaine, le courage consiste aussi à s’adapter à la singularité de l’autre et de la situation. Autrement dit, manager avec courage, ce n’est pas appliquer des recettes qui seraient les mêmes pour tout le monde et en toute circonstance. La vertu qui permet de savoir s’adapter à ces singularités consiste en ce qu’Aristote nomme le phronesis, terme grec que l’on traduit souvent par prudence ou par sagacité. La phronesis, c’est l’intelligence du singulier.

Qu’est-ce que le singulier ? Le singulier, ce n’est pas le particulier. Dans un ensemble tous les éléments peuvent être identiques, chacun est cependant un élément particulier. Il n’est pas pour autant singulier. Ce qui est singulier, c’est ce qui n’a pas son pareil, ce qui n’est pas substituable par quelque chose d’identique. C’est le propre de chaque personne humaine d’être une singularité. Toutes et tous ici, vous êtes des personnes singulières. Aussi, le management peut-il être considéré comme l’art d’accompagner des singularités. J’ai d’ailleurs donner une conférence sur ce sujet dans laquelle je définis le manager comme un phronimos, c’est-à-dire selon Aristote un homme prudent ou sagace, quelqu’un qui a l’intelligence du singulier.

Le courage se manifeste donc alors dans la capacité du manager à prendre le risque de s’adapter à la singularité de chacun, ce qui peut parfois être difficile et nécessite des qualités d’écoute, de compréhension et d’ouverture à autrui. Il faut pour cela avoir le courage de se décentrer de soi. Par exemple, lorsque l’on est confronté à un désaccord avec une autre personne, l’attitude la plus courageuse n’est certainement pas de se placer en position défensive et de rechercher immédiatement les arguments pour contrer l’autre. La première chose à faire, c’est d’essayer de comprendre pourquoi l’autre pense différemment et, à partir de là, de nuancer sa position et d’envisager les arguments qu’on peut lui opposer non pour le « coincer » et le laisser sans réponse, mais pour mettre en place les conditions d’un véritable dialogue.

Faire cet effort de décentrement, c’est aussi se libérer des affects tristes, c’est-à-dire qui ont tendance à nous rendre impuissants. Comme cela a déjà été dit, être courageux, ce n’est pas se couper de ses affects, c’est au contraire les écouter, mais les écouter, ce n’est pas s’y soumettre. C’est plutôt les examiner par le prisme de la réflexion pour tenter de les apprivoiser et de les orienter dans un sens qui puisse être bénéfique pour tous. Dans les situations de tension, l’affect dont il faut principalement se garder est la haine sous toutes ses formes, c’est-à-dire l’affect par lequel je suis conduit à nuire à celui avec lequel j’entretiens des rapports tendus, voire à l’éliminer.

Spinoza, philosophe du XVIIe siècle, analyse notre vie affective à partir de trois affects fondamentaux, le désir -dont nous avons déjà parler – la joie et la tristesse. La joie désigne l’affecte qui accompagne une augmentation de notre puissance d’être et d’agir, tandis que la tristesse accompagne au contraire une diminution de cette puissance.

Pour vous aider à mieux comprendre ce que signifie la joie, je vous demanderais de vous remémorer quelques expériences que vous avez probablement vécues. Vous vous souvenez certainement que lorsque vous étiez élèves ou étudiants, il vous est arrivé de « sécher » sur un problème de maths ou le sujet d’une dissertation, si vous êtes sportif, vous avez nécessairement dû vivre des périodes pendant lesquelles vous ne parveniez pas à atteindre les performances que vous souhaitiez réaliser, si vous êtes bricoleur vous avez certainement peiné à effectuer certaines opérations.

Maintenant, souvenez-vous de ce que vous avez ressenti lorsqu’enfin, vous avez compris comment faire pour trouver la solution de votre problème de maths, lorsque soudain l’angoisse de la page blanche s’est dissipée et que l’inspiration est venue, lorsque, malgré la peine générée par l’effort fourni, vous avez senti que la performance était réalisée ou que d’un seul coup vous avez compris quel était le bon geste à effectuer pour étaler correctement l’enduit sur le mur que vous rénoviez. Vous avez alors senti votre puissance de penser et d’agir augmenter, vous avez eu pendant un temps le sentiment d’exister plus intensément, vous avez ressenti de la joie.

En d’autres termes, je me sens joyeux quand je me sens capable et que la mise en œuvre de mes capacités me permet de produire, de créer, de réaliser ou de réussir quelque chose de positif. Par conséquent, si quelqu’un favorise l’augmentation de ma puissance d’agir, je l’aimerais. L’amour étant, selon Spinoza, une joie accompagnée de l’idée d’une cause extérieure.

En revanche, si quelqu’un vient limiter ma puissance d’agir, je le prendrai en haine, la haine étant une tristesse accompagnée de l’idée d’une cause extérieure. C’est de ce dernier affect dont il faut se méfier, car, comme l’a pertinemment remarqué Spinoza, la haine étant une tristesse, elle est aussi une manifestation d’impuissance, la haine m’affaiblit. Il faut donc que je m’en préserve, et le meilleur moyen d’y arriver est d’essayer de comprendre l’autre, même mon pire ennemi. Par conséquent pour régler les conflits, faire preuve de courage consiste à se décentrer de soi pour se garder de la haine et même s’il est parfois nécessaire de s’opposer, de sévir ou de sanctionner, il faut s’efforcer de le faire sans haine.

Être courageux signifie-t-il aussi d’assumer sa part de vulnérabilité ?

En ce sens, le courage n’a rien à voir avec une quelconque toute puissance. Être courageux, c’est aussi être en capacité d’assumer la vulnérabilité humaine, la sienne ainsi que celle des autres. Par vulnérabilité, il ne faut pas entendre fragilité ou faiblesse, mais surtout dépendance.

C’est ce sens que donne au terme de vulnérabilité les éthiques du care qui remettent en question l’idée que la condition humaine serait principalement fondée sur l’autonomie de la personne. Or, l’autonomie n’est pas une donnée fondamentale, elle est une qualité qui s’acquiert progressivement et jamais totalement.

Pour bien décrire ce qu’il faut entendre par vulnérabilité, j’ai coutume de faire appel à un exemple que j’emprunte à la philosophe américaine Joan Tronto dans son livre  Un mode vulnérable.

Il s’agit du cadre d’entreprise qui arrive un matin et qui découvre son bureau dans l’état dans lequel il l’a laissé la veille. Le ménage n’a pas été fait durant la nuit, la poubelle n’a pas été vidée, rien n’est rangée et il ne peut pas commencer sa journée dans les conditions favorables rendues possibles par les travailleurs invisibles de la nuit dont il découvre qu’il est dépendant. Cette expérience lui permet de découvrir sa vulnérabilité, c’est-à-dire de prendre conscience qu’il est dépendant d’autres personnes qui prennent soin de lui.

Contrairement à ce que l’on pourrait croire être courageux, ce n’est pas rejeter cette vulnérabilité ni même la combattre, mais l’assumer, l’accepter. Dans une telle situation, le manager courageux n’est pas celui qui se met en colère et qui peste contre la personne qui n’a pas fait son travail, mais celui qui s’inquiète de savoir pourquoi le travail n’a pas été fait.

Le courage managérial est-il indissociablement lié à celle de l’autorité juste ?

Le courage ne consiste pas à réagir, mais à agir et pour agir efficacement, il faut d’abord tout faire pour comprendre la situation que l’on a à traiter afin de l’appréhender justement. Peut-être la personne qui devait accomplir cette tâche a été malade et n’a pas été en capacité de prévenir, peut-être est-ce dû aussi à un manquement de sa part. Quoi qu’il en soit, ce qui importe, qu’il faille aider ou qu’il faille recadrer la personne, il importe de le faire toujours dans un esprit de justice et la justice s’appuie toujours sur la justesse, c’est-à-dire sur une compréhension juste des situations.

Cette compréhension est l’une des conditions du courage que l’on peut rapprocher de cette force d’âme dont parle Spinoza et qui allie fermeté et générosité :

« Je ramène à la Force d’âme les actions qui suivent des affections se rapportant à l’Âme en tant qu’elle connaît, et je divise la Force d’âme en Fermeté et Générosité. Par Fermeté j’entends un Désir par lequel un individu s’efforce à se conserver en vertu du seul commandement de la Raison. Par Générosité j’entends un Désir par lequel un individu s’efforce en vertu du seul commandement de la raison à assister les autres hommes et à établir entre eux et lui un lien d’amitié. Je rapporte donc à la Fermeté ces actions qui ont pour but l’utilité de l’agent seulement, et à la Générosité celles qui ont aussi pour but l’utilité d’autrui ».

Ce que Spinoza nous explique ici, c’est que si le courage est une force, une puissance, il n’est pas la condition de l’exercice d’un pouvoir. C’est sur ce point d’ailleurs que nous allons voir que la question du courage et celle de l’autorité sont indissociablement liées. Manager avec courage ne signifie pas dominer l’autre, mais faire usage de sa puissance d’agir pour contribuer à l’augmentation de celle d’autrui. C’est agir de telle sorte que l’on contribue au développement des aptitudes de celui que l’on dirige et que l’on accompagne. Vu sous cet angle, le manager courageux est celui qui s’efforce d’appliquer cette maxime, elle aussi de Spinoza :

« Ne pas rire des actions des hommes, ne pas les déplorer, encore moins les maudire, mais seulement les comprendre. »

Vu sous cet angle d’ailleurs, le travail du manager est comparable à celui du pédagogue et le rapport manager / managé n’est pas éloigné du rapport maître / élève. Dans le rapport maître / élève, le maître n’est pas le dominus, mais le magister, il n’est pas celui qui domine l’autre pour le rabaisser, mais celui qui l’élève. Le manager courageux doit donc lui aussi agir en ce sens.

En fait, le manager courageux est d’abord celui qui est animé par l’esprit de justice et qui fait toujours ce qu’il estime qu’il faut faire pour agir justement. Pour dire les choses simplement, être courageux consiste d’abord à faire ce que l’on estime devoir faire sans renoncer aux principes et aux valeurs qui sont au cœur de nos convictions par crainte des conséquences que cela pourrait entraîner.

Pour reprendre une formule empruntée à Platon, être courageux c’est agir en étant animé par l’assurance qu’il est préférable « de subir l’injustice plutôt que de la commettre ». C’est à ce courage là qu’il faut faire appel lorsque l’on est confronté à ce que l’on a coutume d’appeler des conflits de loyauté, lorsqu’il y a d’un côté l’institution ou l’organisation que l’on s’est engagé à servir et de l’autre ceux pour qui et avec qui l’on travaille chaque jour, mais aussi la société et tout ce qui est mis en jeu par les actions que nous pouvons être conduits à accomplir en tant que manager. Entre ces différents termes se situent nos convictions intimes, qui parfois s’accordent difficilement avec les différentes forces entre lesquels nous pouvons nous sentir pris en tenaille.

Il faut donc parfois avoir le courage de dire non à ceux qui pourraient nous conduire à commettre ce que nous pourrions considérer comme une injustice. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas faire de temps à autre des compromis, mais le compromis qui est le résultat du dialogue et de la négociation, ne doit être confondu avec la compromission qui consiste à accepter de se mettre au service de de que l’on sait être une injustice. Le courage managérial consiste donc aussi à savoir appréhender des situations complexes et à faire des choix difficiles relativement à ces situations. Mais si le courage était simple et facile, serait-ce encore du courage ?

Le courage managérial permet-il également de reconnaître le droit à l’erreur ?

Le courage n’a donc rien à voir avec l’insensibilité et l’absence de peur, il résulte plutôt de l’expression d’une raison sensible et ouverte au dialogue. Le manager courageux n’est pas celui qui s’enferme dans ses certitudes comme en une forteresse pour se protéger des critiques, il est plutôt celui qui parce qu’il est ouvert à autrui accepte sa vulnérabilité ainsi que celle de ceux qu’il doit accompagner.

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Nous remercions vivement notre spécialiste, Eric, DELASSUS, Professeur agrégé (Lycée Marguerite de Navarre de Bourges) et  Docteur en philosophie,  de partager son expertise en proposant des publications dans notre Rubrique Philosophie & Management, pour nos fidèles lecteurs de ManagerSante.com 

Biographie de l'auteur :

Professeur agrégé et docteur en philosophie (PhD), j’enseigne la philosophie auprès des classes terminales de séries générales et technologiques, j’assure également un enseignement de culture de la communication auprès d’étudiants préparant un BTS Communication.
J’ai dispensé de 1990 à 2012, dans mon ancien établissement (Lycée Jacques Cœur de Bourges), des cours d’initiation à la psychologie auprès d’une Section de Technicien Supérieur en Économie Sociale et Familiale.
J’interviens également dans la formation en éthique médicale des étudiants de L’IFSI de Bourges et de Vierzon, ainsi que lors de séances de formation auprès des médecins et personnels soignants de l’hôpital Jacques Cœur de Bourges.
Ma thèse a été publiée aux Presses Universitaires de Rennes sous le titre De l’Éthique de Spinoza à l’éthique médicale. Je participe aux travaux de recherche du laboratoire d’éthique médicale de la faculté de médecine de Tours.
Je suis membre du groupe d’aide à la décision éthique du CHR de Bourges.
Je participe également à des séminaires concernant les questions d’éthiques relatives au management et aux relations humaines dans l’entreprise et je peux intervenir dans des formations (enseignement, conférences, séminaires) sur des questions concernant le sens de notions comme le corps, la personne, autrui, le travail et la dignité humaine.
Sous la direction d’Eric Delassus et Sylvie Lopez-Jacob, il a publié plusieurs ouvrages :
– le 25 Septembre 2018 intitulé ” Ce que peut un corps”, aux Editions l’Harmattan.
– un ouvrage publié en Avril 2019 intitulé «La philosophie du bonheur et de la joie» aux Editions Ellipses.
Il est également co-auteur d’un dernier ouvrage, sous la Direction de Jean-Luc STANISLAS, publié le 04 Octobre 2021 chez LEH Edition,  intitulé « Innovations & management des structures de santé en France : accompagner la transformation de l’offre de soins.

DECOUVREZ LE NOUVEL OUVRAGE PHILOSOPHIQUE

du Professeur Eric DELASSUS qui vient de paraître en Avril 2019

Résumé : Et si le bonheur n’était pas vraiment fait pour nous ? Si nous ne l’avions inventé que comme un idéal nécessaire et inaccessible ? Nécessaire, car il est l’horizon en fonction duquel nous nous orientons dans l’existence, mais inaccessible car, comme tout horizon, il s’éloigne d’autant qu’on s’en approche. Telle est la thèse défendue dans ce livre qui n’est en rien pessimiste. Le bonheur y est présenté comme un horizon inaccessible, mais sa poursuite est appréhendée comme la source de toutes nos joies. Parce que l’être humain est désir, il se satisfait plus de la joie que du bonheur. La joie exprime la force de la vie, tandis que le bonheur perçu comme accord avec soi a quelque chose à voir avec la mort. Cette philosophie de la joie et du bonheur est présentée tout au long d’un parcours qui, sans se vouloir exhaustif, convoque différents penseurs qui se sont interrogés sur la condition humaine et la possibilité pour l’être humain d’accéder à la vie heureuse.  (lire un EXTRAIT de son ouvrage)

 

Professeur Éric DELASSUS

Professeur agrégé et docteur en philosophie (PhD), j'enseigne la philosophie auprès des classes terminales de séries générales et technologiques, j'assure également un enseignement de culture de la communication auprès d'étudiants préparant un BTS Communication. J'ai dispensé de 1990 à 2012, dans mon ancien établissement (Lycée Jacques Cœur de Bourges), des cours d'initiation à la psychologie auprès d'une Section de Technicien Supérieur en Économie Sociale et Familiale. J'interviens également dans la formation en éthique médicale des étudiants de L'IFSI de Bourges et de Vierzon, ainsi que lors de séances de formation auprès des médecins et personnels soignants de l'hôpital Jacques Cœur de Bourges. Ma thèse a été publiée aux Presses Universitaires de Rennes sous le titre De l'Éthique de Spinoza à l'éthique médicale ( http://www.pur-editions.fr/detail.php?idOuv=2597 ). Je participe aux travaux de recherche du laboratoire d'éthique médicale de la faculté de médecine de Tours. Je suis membre du groupe d'aide à la décision éthique du CHR de Bourges. Je participe également à des séminaires concernant les questions d'éthiques relatives au management et aux relations humaines dans l'entreprise et je peux intervenir dans des formations (enseignement, conférences, séminaires) sur des questions concernant le sens de notions comme le corps, la personne, autrui, le travail et la dignité humaine.

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