N°12, Mai 2018
Conférence prononcée le 1er décembre 2017 par notre spécialiste, Eric, DELASSUS, Professeur agrégé (Lycée Marguerite de Navarre de Bourges) et Docteur en philosophie, Chercheur à la Chaire Bien être et Travail à Kedge Business School, organisée par l’Inter-Collèges des psychologues hospitaliers Ile de France et par le collectif national des Inter-Collèges
Le monde du soin en général, et peut-être plus particulièrement celui des soignants qui interviennent dans les domaines de la psychiatrie et de la psychologie, semble aujourd’hui être traversé par un certain nombre d’inquiétudes concernant les exigences que souhaiteraient leur imposer leurs institutions de tutelle, dans la manière d’accomplir les missions qui sont les leurs.
En effet, notre époque, fortement dominée par la science et la technique a tendance à vouloir tout rationaliser dans un sens qui n’est peut-être pas celui qui est le plus souhaitable, si l’on veut que notre société puisse prendre soin comme il convient des plus vulnérables d’entre nous.
Peut-on réinterroger la pensée rationalisée du soin ?
Ces craintes sont apparemment nourries par l’injonction plus ou moins pressante de travailler selon des procédures scrupuleusement codifiées et contraignantes, de devoir régulièrement évaluer le travail accompli à partir de critères qui n’ont pas nécessairement été élaborés par des professionnels de terrain, bref d’être continuellement « formatés » et contrôlés et de devoir se soumettre à des process stéréotypés qui occulteraient totalement la dimension singulière de toute relation de soin en confondant parfois le soin et le traitement.
Cette orientation aurait par conséquent tendance à réduire le soin à la dimension de moyen ou d’instrument devant donc, puisque c’est là, la raison d’être d’un moyen ou d’un instrument, être soumis à un impératif d’efficacité. Il y aurait donc une sorte d’introduction insidieuse de l’obligation de résultat dans le soin. Introduction, peut-être intentionnelle de la part de certains responsables d’institutions de soins, mais peut-être aussi, ce qui est certainement plus probable, en raison du type de rationalité qui s’impose de manière quasi-autonome avec le développement des technologies et du mode de rationalité qui les accompagne.
De la sorte, le soin qui n’était jusque-là soumis qu’à une obligation de moyen se trouve insensiblement, tout doucement conduit vers la nécessité de devoir se conformer, au moins dans son organisation, au mode de fonctionnement de la plupart des activités humaines aujourd’hui. Cette tendance, si elle s’avère réelle et si elle se confirme, risque de remettre en question le principe sur lequel traditionnellement le soin, ainsi que la médecine, ont toujours basé leur mode de fonctionnement, c’est-à-dire l’obligation de moyen.
Qu’on ne se méprenne pas, il ne s’agit pas ici de faire le procès de la science, de la technique et de la raison. Il ne s’agit pas de cultiver la technophobie – la peur de la technique – et la misologie – la haine de la raison –, il s’agirait plutôt de critiquer l’usage d’un certain type de rationalité dans des domaines auxquels cet usage ne serait pas adapté. Il peut y avoir, en effet, des usages déraisonnables de la rationalité.
Qu’est-ce qu’un usage déraisonnable de la rationalité du soin ?
C’est tout simplement celui dans lequel la raison s’emballe sans être arrêtée par le regard réflexif qu’elle devrait normalement porter sur elle-même. Il s’agit donc ici de faire appel à la raison, à la raison philosophique, au « logos », des anciens grecs pour s’interroger sur ce qu’est le soin afin de déterminer s’il peut se conformer à la « ratio » des latins, c’est-à-dire la raison qui calcule, la raison qui rationne et qui a tendance à tout envisager en termes uniquement quantitatifs.
Exiger du soin une certaine efficacité, cela n’a rien de choquant en soi, mais là où la chose devient problématique, c’est lorsque cette exigence parvient à réduire le soin à n’être qu’un moyen dont l’usage devrait presqu’être standardisé.
Or, le soin n’est pas un moyen, il est une fin en soi, son objectif est certes de rendre la vie meilleure à ceux qui bénéficient de lui. Mais là où s’enracine le problème du soin, c’est que le soin n’est rien d’autre que la vie elle-même. Autrement dit, le soin s’il met en œuvre de nombreux moyens, pour s’occuper des humains, c’est pour pouvoir continuer à s’exercer. Dire que le soin, c’est la vie, c’est dire aussi que le soin n’est pas que l’affaire des soignants, ne concerne pas simplement ces personnes admirables dont le métier est de soigner, le soin nous concerne tous.
L’homme est d’abord l’objet de soin des autres pour devenir sujet du soin
Le soin nous concerne tous, à la fois comme soignant et comme soigné, voire comme soignant-soigné ou comme soigné-soignant. C’est pourquoi, plutôt que de lui demander de se soumettre à un impératif qui lui serait extérieur et étranger, ce qui importe, c’est d’exiger qu’il ait lieu. Car le soin n’est autre que ce qui caractérise primordialement, initialement, les relations humaines. Certes, nous ne prenons pas toujours tous soin les uns des autres, pas tout le temps, pas de tous et pas toujours de la meilleure manière possible, mais il est permis d’affirmer qu’à un moment ou un autre de notre vie nous avons été, non seulement objet du soin, car c’est une nécessité, et sujet du soin, c’est-à-dire que nous avons pris soin de quelqu’un : d’un de nos enfants, de nos parents, de l’enfant d’un ami, de cet ami ou même d’un voisin. D’ailleurs, nous ne serions pas là si personne n’avait pris soin de nous.
L’homme est un être de culture, cela veut dire qu’un être humain pour devenir humain doit d’abord être l’objet du soin des autres pour ensuite devenir sujet du soin.
Et ce qui compte dans le soin, ce n’est pas seulement l’objectif poursuivi que le maintien de la relation qu’implique le soin lui-même. Comme l’écrit très justement Frédéric Worms dans son livre Le moment du soin, la dimension peut-être la plus fondamentale du soin est sa dimension relationnelle[1]. Le soin met en place un type de relations essentielle parce qu’il ne fait pas que faire de celui qui est soigné l’objet du soin, la relation de soin est une relation par laquelle nous nous constituons comme sujet. Nous sommes tous à l’intérieur de cette relation objet et sujet. Si nous sommes sujets du soin, par exemple si nous sommes soignants, c’est aussi parce qu’auparavant nous en avons été l’objet, et je citerai à nouveau Frédéric Worms qui dans le même ouvrage écrit :
Ce qui apparaît le plus nettement aujourd’hui à travers les études scientifiques (de l’éthologie à la psychanalyse), mais qui peut aussi être considéré comme un principe, c’est que le sujet du soin a bien dû commencer lui aussi par en être l’objet, au sens le plus matériel et vital qui soit[2].
L’objectif du soin s’intègre dans la relation de soin
Cette nécessité d’être à la fois sujet et objet du soin tient en ce que nous sommes tous vulnérables. Par vulnérabilité, il ne faut pas entendre ici simplement fragilité ou faiblesse, mais aussi et surtout dépendance. La dépendance n’est pas que le fait du nourrisson, du malade, de la personne âgée ou en situation de précarité, elle désigne le caractère fondamental de la condition humaine en général. Notre vulnérabilité foncière renvoie à cette évidence que beaucoup trop d’entre nous souhaiteraient occulter : l’évidence de notre dépendance mutuelle et réciproque les uns envers les autres. Les êtres humains sont des êtres reliés et la nature ainsi que la qualité de la relation qui se tissent entre eux dépend de ce qu’ils prennent, ou non, soin les uns des autres. Aussi, quel est l’objectif du soin ? Sinon faire en sorte que ce lien soit le plus solide et le plus heureux possible, mais ce lien n’est finalement rien d’autre que le soin lui-même. C’est pourquoi le soin ne peut être assimilé à un simple moyen que l’on mettrait en œuvre en vue de l’obtention d’un résultat. Il dépasse la distinction entre moyen et fin, parce qu’il est à la fois l’un et l’autre, il est à la fois la manifestation et l’expression de notre vulnérabilité foncière. Soigner ne signifie pas agir en tant que personne autonome sur une personne vulnérable. La relation de soin est, par définition, la relation entre deux personnes vulnérables.
Prendre soin auprès de la personne soignée reste une démarche singulière
Mais si le soin ne peut être soumis à l’obligation de résultat, il ne peut non plus être soumis à une exigence de standardisation ou prendre une forme codifiée et stéréotypée, parce qu’en plus d’être vulnérable nous sommes tous également des personnes singulières. Chaque personne a sa constitution propre, son histoire, sa complexion particulière qui fait de lui un être unique et la relation de soin est toujours la conséquence de la rencontre de deux singularités, qui vont d’ailleurs s’accorder ou non, qui vont plus ou moins entrer en résonance l’une avec l’autre.
Ainsi le travail du soignant, principalement dans un champ d’intervention comme celui dans lequel exerce les psychologues, consiste précisément à construire cette relation et à la maintenir, et c’est déjà beaucoup.
Une relation de soin, cela s’invente à chaque instant, se renouvelle parfois incessamment.
Il y a quelque chose qui est de l’ordre de l’aventure dans le soin, et surtout dans le soin psychologique. On part, on progresse, parfois aussi, certainement, on régresse, mais on ne sait jamais vraiment où l’on va arriver, si l’on arrive quelque part. De plus, quel que soit le point d’arrivée, il reste souvent provisoire, il n’est généralement qu’une halte, un nouveau point de départ, car la relation doit être à nouveau tissée.
Prendre soin relève plus d’un art que d’une technique, cela relève plus d’un jugement réfléchissant que d’un jugement déterminant, pour employer une distinction empruntée à Kant. La distinction entre le jugement déterminant et le jugement réfléchissant est celle qui permet de distinguer entre le jugement de type scientifique et le jugement esthétique.
- Le jugement déterminant consiste à appliquer un concept général à une réalité particulière, ainsi si je peux juger qu’un objet est de forme carrée, c’est que j’ai déjà en tête le concept, la représentation générale de ce qu’est un carré, sa définition à laquelle correspond l’objet que j’ai sous les yeux.
- En revanche, dans le jugement réfléchissant le particulier est donné, mais aucun concept, aucune notion générale, aucune règle ne peut s’y appliquer immédiatement. C’est plutôt l’objet dans sa singularité qui évoque en moi une idée.
Autrement dit, dans le jugement déterminant l’esprit va du général au particulier, tandis que dans le jugement réfléchissant, c’est l’inverse qui se produit. Dans le jugement déterminant, l’esprit applique une règle générale à un cas particulier.
Dans le jugement réfléchissant, c’est de la rencontre avec l’objet singulier que naît la règle qui fait son unité et qui ne s’applique et ne vaut que pour lui seul. Ainsi, lorsque je juge une œuvre d’art, je n’ai pas à l’esprit un concept du beau ou de ce qui fait qu’une œuvre est une œuvre, je découvre l’œuvre et je conçois à partir de sa singularité ce qui fait d’elle ou non une œuvre, mais la règle qui la structure et qui fait d’elle un œuvre, ne vaut que pour elle et elle ne peut en aucun cas en être extraite et être appliquée à une autre œuvre.
L’expérience de la rencontre avec le patient fait aussi appel à la créativité du soignant
N’en va-t-il pas de même du soin ? Lorsqu’un soignant rencontre un patient pour la première fois, il a beau avoir un savoir scientifique et technique conséquent à sa disposition, cela ne l’aide que de manière très marginale pour définir la manière dont il va entrer en relation avec lui et se conduire pour maintenir cette relation, pour la faire durer, ce qui est souvent l’essentiel en psychologie, mais plus généralement dans toute forme de relation quelle qu’elle soit, qui est toujours d’une manière ou d’une autre une relation dans laquelle le soin est susceptible d’intervenir, même s’il n’intervient pas toujours. La relation se construit au fur et à mesure que la singularité du soignant et celle du soigné se rencontrent et c’est cet ajustement des singularités qui fait la relation de soin qui, en un sens, est à elle-même sa propre fin au même titre probablement que l’œuvre d’art est à elle-même sa propre fin.
Il y a donc un art du soin et l’art ne se mesure pas, ne s’évalue pas quantitativement, il s’apprécie à une autre aune que celle du résultat.
Le soin est donc au cœur de notre vie, nous sommes tous, dans une certaine mesure des soignants et des soignés, notre vie est faite des soins que nous prodiguons ou non, que nous recevons ou non, et le métier de soignant est là pour prendre en charge ceux qui ne peuvent se satisfaire de la modalité courante ou ordinaire du soin. Parce que les soins dont ils ont besoin doivent s’appuyer sur un certain nombre de compétences techniques ou de savoirs scientifiques, sur des savoirs et des savoir-faire qui viennent soutenir les soins.
Mais si le soin nécessite souvent la mise en œuvre de moyens techniques, cela ne signifie pas que le soin est une technique et qu’il peut être soumis à l’équivalent d’une obligation de résultat. Il serait donc dommageable de soumettre le soin à l’exigence de la performance et de l’efficacité immédiate. Dans certaines situations, et peut-être plus particulièrement pour tout ce qui relève de l’accompagnement psychologique, la valeur du soin tient dans l’existence et le maintien de la relation et rien de plus. Mais c’est déjà beaucoup.
Il est donc essentiel de garantir aux soignants une large liberté d’exercice et de leur permettre de mettre en œuvre leur inventivité et leur créativité, tout en tenant compte, bien entendu des limites qu’impose le domaine dans lequel ils exercent, pour venir en aide et accompagner les personnes dont ils ont la charge. Prendre en compte la vulnérabilité et la singularité, tant des soignants que des soignés, c’est comprendre que la relation de soin n’est pas une relation entre un soignant autonome et un soigné vulnérable, mais un lien entre deux personnes singulières et vulnérables, qui probablement se soignent mutuellement, car il arrive souvent que le soigné soit le soignant de celui qui le soigne.
Il faut donc évaluer dans le soin la qualité de la relation, ce qui ne relève pas du respect de process ou de procédures rigoureusement codifiées, mais plutôt du respect de la personne que l’on a en face de soi et de l’inventivité des soignants et des soignés.
C’est pourquoi les démarches pour évaluer une relation de soins doivent nécessairement passer par le dialogue entre soignants, ainsi qu’entre soignants et soignés, par des échanges d’expérience afin de cultiver l’inventivité nécessaire pour que chacun adapte sa conduite au comportement des autres êtres humains et à la diversité des situations.
Le soin ne peut donc être soumis à l’obligation de résultat, car il n’est pas un simple moyen, le soin peut être aussi une fin en soi. Ainsi, est-il permis de supposer que pour certains patients atteints de pathologies psychiques, l’existence de la relation de soin est à elle seule ce qu’il faut maintenir et faire durer et n’a d’autre but que celui-là. Faire exister la relation par le soin peut parfois constituer le seul horizon de sens de toute démarche d’accompagnement d’un être humain par un autre humain.
[1] Frédéric Worms, Le moment du soin, PUF, 2010, p. 7
[2] Ibid., p. 6-7.
Nous remercions vivement notre spécialiste, Eric, DELASSUS,Professeur agrégé (Lycée Marguerite de Navarre de Bourges) et Docteur en philosophie, Chercheur à la Chaire Bien être et Travail à Kedge Business School , de partager son expertise en proposant des publications dans notre Rubrique Philosophie & Management, pour nos fidèles lecteurs de www.managersante.com
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