N°3, Mars 2017
Manager créosote
L’introduction à l’hôpital de la logique de contrôle des coûts serait à l’origine d’une remise en cause de la culture de bienveillance pourtant inhérente à ce milieu : telle est la conviction de Karen E. Faith présentée au printemps 2013 lors du Healthcare Management Forum (cf. son article «Le rôle du leadership fondé sur les valeurs dans la préservation d’une culture de bienveillance » ).D’autres paramètres pourraient cependant être également pris en considération : la présence des managers créosotes est par exemple celui que je vous propose d’explorer dans ce billet.
Ce terme de créosote est peu connu en management et pour cause : il vient du monde de la botanique et son importation a récemment été faite par Philippe Silberzahn, professeur à l’EMLYON Business School et chercheur associé au CRG de l’Ecole Polytechnique de Paris. Ce professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation s’intéresse d’un point de vue scientifique aux facteurs de déclins des entreprises. Parmi les différents éléments explicatifs de ces tendances destructrices, il a choisi d’en cibler un qui est peu nommé voire peu connu (ou reconnu, hélas, trop tardivement), mais finalement assez courant: l’existence du manager créosote.
Vous avez certainement déjà été confrontés à ce type de personne et il est fort probable que vous ayez été victimes des conséquences de ses comportements dévastateurs car ce manager créosote est celui qui tue tout autour de lui pour s’épanouir.
Cette appellation est une métaphore qui renvoie à un buisson a priori peu connu, le buisson créosote (son nom scientifique est Larrea tridentata mais il tient son nom de la substance toxique qu’il contient). Son nom ne vous dit rien et pourtant vous le connaissez sans même le savoir! Il s’agit en fait de ce buisson sec et ballotté par le vent qui tournoie dans de nombreuses images de westerns. Dans une nature hostile, le poison que contient ce buisson lui permet de survivre en tuant toute forme végétale autour de lui.
Ramené au monde managérial, l’analogie est très parlante car cela signifie tout d’abord que l’environnement a des ressources en eau et nutriments qui sont faibles, autrement dit, dixit Philippe Silberzahn, que le point de rupture de la capacité créative des organisations concernées est déjà passé. En clair elles sont déjà entrées en phase de déclin mais cela ne se voit pas encore dans les chiffres et une fuite en avant permet encore de croire en une éventuelle amélioration des performances.
Dans un tel contexte, le manager créosote est très à l’aise. Centré sur la performance à tout prix et la gestion des ressources qu’il sait rares (le monde de la santé en sait quelque chose !), il accorde peu d’importance au relationnel, aux tergiversations ainsi qu’aux projets pas ou peu rentables. Il ne correspond pas à la culture d’entreprise qui prône le dialogue, la créativité et l’innovation (alors pour ce qui est de la bienveillance…) mais peu lui importe car il sait qu’il ne va pas rester longtemps en son sein.
Seuls les résultats à très court terme le concernent car c’est eux, et seulement eux, qui lui permettront de briller, d’être récompensé et de mieux se vendre ailleurs, avant que le « revers de la médaille », une organisation qui n’innove plus, soit révélé en pleine lumière.
Le problème, c’est qu’entre temps les dégâts auront été considérables: face à de tels comportements nocifs que suscitent ces personnes aussi qualifiées de mercenaires, les personnes créatives et/ou originales s’en vont ou sont poussées vers la sortie, les fortes personnalités – ou tout simplement les lanceurs d’alerte – subissent le même sort ou sont « cassées » pour qu’elles n’offrent plus aucune résistance.
Dès lors, ne restent plus que ceux que Philippe Silberzahn appelle « les bons élèves obéissants, les médiocres carriéristes et les sans grades terrorisés ». De la même façon, une culture du silence règne en maître car plus personne n’ose contester une décision ou même faire remonter des informations qui pourraient déplaire… Or à un moment donné, un retour à la triste réalité s’impose et cela devient très cruel: les résultats ne seront plus là mais le manager créosote non plus (et ce depuis longtemps!), et les sources d’innovation ont elles aussi disparu. Bref,
« Il reviendra aux sans grades restés dans l’organisation de récupérer le bébé pour réparer les dégâts, si c’est encore possible ». (Philippe Silberzahn, op. cit.)
En clair, l’organisation est pratiquement mourante et ses chances de survie sont très faibles mais elle ne le sait pas encore! Il revient alors aux entreprises de mettre en avant des comportements managériaux plus vertueux comme ceux préconisés par Glenn Llopis pour éviter le Chaos: savoir se remettre en question, être authentique et de confiance, pratiquer les valeurs proclamées, cultiver l’originalité et le courage et par-dessus tout assumer ses responsabilités sur le long terme.
Pourtant selon Glenn Llopis, le chemin risque d’être encore long : son article paru dans Forbes dressait en effet un portrait peu flatteur de ces responsables puisqu’ils ont contribué selon lui à créer ledit chaos en utilisant une rhétorique voire même un verbiage de moins en moins bien acceptés par leurs collaborateurs.
De plus, ils ne masquent plus leur manque d’anticipation et de gestion du changement ni même leur manque de courage et de responsabilité. Ces mêmes managers connaissent en outre des difficultés à créer des relations de confiance qui soient également significatives et ils font preuve d’un autoritarisme exacerbé. Bref, ce portrait paru dans Forbes était sévère mais c’était pour mieux inciter ces mêmes dirigeants à se remettre en question et à changer leurs comportements afin d’être plus efficaces.
Ces propos ne mettaient cependant pas en lumière une autre nécessité : celle que ces responsables revenus à de meilleures dispositions comportementales (pour ne pas dire parler de comportements bienveillants) pensent à favoriser la résilience organisationnelle, source elle aussi d’une performance renouvelée.
Or la résilience s’appuie selon Boris Cyrulnik sur deux leviers fondamentaux: la solidarité et le sens (qui sont également au cœur même des pratiques managériales vertueuses, rappelons-le!). Face à des managers aux comportements nocifs, la reconstruction du collectif et du sens donnée aux actions et pratiques managériales devient en effet encore plus nécessaire après leurs départs. Les managers qui accepteront le challenge de reconstruire leurs organisations trouveront alors un précieux soutien à favoriser le développement parmi leurs collègues de la résilience au travail et de la résilience communautaire.
A partir de là, la question restera de savoir si l’entreprise déconstruite voire moribonde pourra encore s’en sortir mais d’autres paramètres devront également être pris en considération et c’est un autre sujet: en clair la résilience au travail est une condition nécessaire mais non suffisante à la survie d’une entreprise qui a vécu un tel traumatisme. Au moins peut-on espérer que les individus qui ont subi de tels événements aient eu ainsi l’occasion de commencer à se reconstruire.
D’un point de vue humain, c’est essentiel, n’est-ce pas ? D’un point de vue organisationnel et managérial cependant, tout reste à faire…
Pour conclure, les contextes économiques difficiles ont le mérite de mettre en lumière les comportements en entreprises qui sont inadaptés voire nocifs, que ce soit pour l’organisation elle-même ou ses collaborateurs. Parmi ces profils toxiques surgit maintenant la figure du manager créosote qui a cette particularité d’être extrêmement dévastatrice alors qu’en apparence elle est parée de toutes les vertus au nom des excellentes performances obtenues sur le très court terme.
Le monde de la santé ne semble pas échapper à ce phénomène. Pour autant, rappelons-nous que tout ce qui brille n’est pas de l’or mais quand cela met à plus long terme en danger la santé des collaborateurs et la survie des organisations, mieux vaut être vigilant et adopter le plus tôt possible de véritables comportements managériaux vertueux.
Développer la résilience au travail en fait partie, quitte à savoir se séparer quand il est encore temps de ces managers très performants en apparence mais destructeurs à moyen terme. Si Jack Welch, PDG de General Electric, fait des arbitrages en ce sens, pourquoi ne pas l’imiter, y compris dans le monde de la santé ?
Article rédigé à partir d’une publication de mon blog managérial.
N’hésitez-pas à laisser vos commentaires… Stéphanie CARPENTIER vous répondra avec plaisir !!!
Nous remercions vivement Stéphanie CARPENTIER (Docteur (Ph.D) Expert en management des ressources humaines et prévention de la santé au travail) , pour partager son expertise professionnelle en proposant cette Rubrique mensuelle « Recherche & Management », pour nos fidèles lecteurs de www.managersante.com
6 Responses
Bonjour Stephanie, Encore bien du plaisir à lire vos articles !
Je voulais déjà réagir aux précédents évoquant la bienveillance avec la réserve énoncée » que ce n’est pas le job ». Ce pense qu’il est possible de transcender les aspects positifs et négatifs liés au concept de bienveillance en utilisant le concept d’empathie.
Je préfère ce terme-là à bienveillance qui est – pour moi, donc bien subjectivement- connoté avec un brin de condescendance. Le concept d’empathie qui peut se décliner en empathie cognitive et/ou émotionnelle me semble plus adéquat pour envisager le « travail émotionnel » qui est ressenti parfois comme la « prescription » de sentiments ce qui est bien ardu. Je fais une distinction entre déontologie qui impose de l’extérieur des comportements, à l’éthique qui a sa source dans le respect des valeurs endogènes donc non « prescriptibles ».
La philosophie de base d’une action sanitaire et sociale c’est bien ce care qui est en grand risque de disparition. Comme le dit Christophe Pacific
« Quand l’Autre n’est plus considéré comme « même que moi »,
il commence à perdre son statut de sujet et il ne reste qu’à le traiter comme un simple objet. Nos compétences n’ont de sens qu’à la condition d’intégrer l’Autre comme sujet interactif dans la relation. »
Mais sommes-nous lucides sur qui nous sommes, qui sont les autres pour comprendre les situations.
Et surtout comment élargir le cadre de perception des « cadres créosotes » sur eux-mêmes et le carnage social mais aussi sociétal qu’ils préparent ?
Je lis peu de commentaires ici mais ne pouvons-nous pas nous compter et compter sur ceux qui partagent nos idées pour faire évoluer plus positivement les tendances toxiques qui se répandent vers cette résilience de Boris Cyrulnik.
Voulez-vous visionner une courte présentation PowerPoint « Pour une éthique Empathique » qui évoque les possibilités d’éveil à la lucidité qui ne se décrète pas, ne s’apprend et donc ne s’enseigne pas mais peut se développer, se construire, tout comme peut aussi l’être l’éthique ce qui est évoqué par Jean-Armand HOURTAL cité dans cette présentation.
Empathiquement à tous ! guy@brainup.eu
https://www.dropbox.com/s/8aw2ecwcx3wa27f/ethique%20empathique%20gap%204-2017%20dropbox.pptx?dl=0
Bonsoir Guy,
Merci pour votre commentaire, vos références et votre lien sur votre PPT très intéressant et pertinent.
Je comprends votre préférence pour la notion d’empathie. Elle renvoie d’ailleurs au concept de care et bientraitance que j’apprécie également.
Mon emploi du mot bienveillance correspond à mon souhait de mettre l’accent sur la disposition d’esprit plus que sur l’action en elle-même. En cela j’approfondie ce courant anglosaxon très présent dans la dimension spirituelle du management (qui m’intéresse plus que la dimension religieuse du management). Je précise aussi chercher également à prendre du recul sur cette notion souvent récupérée et/ou utilisée en France sans être vraiment définie. A cette pointe de condescendance que vous indiquez (est-ce notre culture qui nous la fait percevoir?), je préfère l’indulgence envers autrui à laquelle la bienveillance renvoie généralement. Enfin ce concept de bienveillance permet, me semble t’il, un meilleur renvoi à la notion de résilience qui m’est également chère.
Bref, nos cheminements sont différents mais nous aboutissons aux mêmes concepts: notre réflexion systémique et notre prise en considération des situations complexes de management sont certainement à la source de ces convergences.
Ceci dit, merci beaucoup pour cet échange. Au plaisir de vous lire.
Stéphanie.
A reblogué ceci sur Blog Management de la Santé au travail et des Ressources Humaines.