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Peut-on former des soignants en « désacorps » ? Le Professeur Jean-Luc RINAUDO interroge les liens psychiques sur la continuité pédagogique à distance.

Nouvel article rédigé par Jean-Luc RINAUDO, Professeur des universités en sciences de l’éducation.

Ses travaux de recherche portent sur l’analyse les pratiques médiatisées par le numérique en contexte d’enseignement-apprentissage ou de formation, selon une perspective clinique d’orientation psychanalytique.

Il est auteur de nombreux articles et ouvrages. Son dernier ouvrage publié en 2023 est intitulé « Enseigner : quoi qu’il en coûte ?: Liens psychiques et continuité pédagogique à distance », aux éditions Erès .

La période dite de continuité pédagogique a bouleversé les représentations des formateurs comme des étudiants de la formation via les outils numériques, notamment les dispositifs de visioconférence. En particulier parce que ces situations ont mis en exergue des processus psychiques de déliaison ou de renforcement du lien, mobilisés dans les pratiques d’enseignement-apprentissage (Rinaudo, 2011).

Les Nations unies ont comptabilisé plus de 1,6 milliard d’apprenants sur la planète, de la maternelle à l’enseignement supérieur, qui ont été impactés par la fermeture brutale de leurs établissements d’enseignement ou de formation, à la mi-mars 2020.

La formation initiale des soignants et des professionnels paramédicaux n’a pas échappé à cette mise à distance imposée (dans cet article, il ne sera pas question des formations spécifiques liées à l’épidémie de Covid19, mais bien de la transposition à distance de formations ayant lieu jusqu’à présent en présentiel). Dans l’urgence, de très nombreux formateurs ont eu alors recours aux messageries électroniques, aux documents écrits sous format PDF, qu’ils s’agissent de textes ou de diaporama. Après la période d’urgence absolue et de sidération, dans une phase de réorganisation des formations, la visioconférence à l’aide d’outils de type classe virtuelle, comme Zoom par exemple, est souvent apparue aux formateurs comme un outil permettant de maintenir un lien social avec les apprenants et de maintenir quelque peu une dimension groupale à la formation (Marchi, 2020).

Quels sont les enjeux de la relation éducative médiatisée par les outils de classe virtuelle ?

Le travail de recherche que j’ai mené a posteriori, à partir de récits de formateurs et d’étudiants (Rinaudo, 2023) m’amène à questionner les enjeux de la relation éducative médiatisée par les outils de classe virtuelle, au-delà de ce qui concerne spécifiquement la période des confinements. Lors de la présentation publique de ce travail, en amont comme après sa publication, plusieurs auditeurs, enseignants-chercheurs et formateurs, m’ont fait part de leur expérience de se retrouver lors d’un cours avec leurs étudiants, à être les seuls à avoir actionné la caméra de leur ordinateur, tandis que la webcam des apprenants restait le plus souvent éteinte. Ils se trouvaient alors face à un écran noir.

Avec l’utilisation des classes virtuelles, la technique contraint fortement les pratiques pédagogiques puisque le formateur doit rester assis face à son ordinateur pour être visible. Il ne peut se déplacer comme il pourrait le faire en présentiel. De plus, seul son visage est apparent, le reste de son corps restant hors du champ de la caméra. Cela peut donner l’impression d’un formateur sans corps. Il faut également ajouter que le plus souvent, les étudiants ont coupé leur micro pour éviter les effets d’écho désagréables, souvent à l’invitation de l’enseignant et, qu’en conséquence, lorsque le formateur se tait c’est le silence auquel il est confronté. Ainsi, face à un écran noir et face au silence lorsqu’il se tait, le formateur peut avoir le sentiment de parler dans le vide.

Pour interpréter ces vécus, deux points importants méritent d’être soulevés.

Tout d’abord, lorsque la présence des étudiants est réduite à leur nom qui s’affiche à l’écran, « le risque pour l’enseignant qui ne voit plus les apprenants est de ne plus les considérer comme des sujets, inscrits dans un processus de subjectivation jamais achevé, mais mobilise des processus de déliaison psychique qui le conduisent à considérer l’autre comme un objet » (Rinaudo, 2023, p.54). A ce processus inconscient de désubjectivation des apprenants peut correspondre en retour pour le formateur le fait « de ne plus se considérer lui-même comme un sujet mais d’être aux prises avec des processus de déliaison psychique qui l’entrainent à se vivre comme une machine à enseigner » (Rinaudo, 2023, p.55). Dit autrement, si les étudiants ne sont pas perçus comme des sujets, le formateur perd une grande part de ce qui constitue l’essence même de son travail, à savoir favoriser la construction de liens. Ces vécus de déliaison psychique peuvent également se percevoir, même lorsque certains apprenants sont visibles sur l’écran de la classe virtuelle, car le plus souvent, l’accès aux traits du visage est difficile, ne permettant pas de distinguer nettement les mimiques, les grimaces, les marques d’étonnement, d’approbation ou de désaccord qu’expriment les étudiants, et ce d’autant plus lorsque le visage est filmé en contre-jour ou que la connexion est de mauvaise qualité. Ainsi, le formateur se trouve quasiment sans retour des effets de son discours sur les apprenants auxquels il s’adresse. Fred Poché indique qu’en enseignant en ligne « nous perdons ainsi l’essence même de la socialité » puis ajoute que « la qualité des relations se voit donc, ainsi, interrogée » (Poché, 2021, p. 189). Ce processus qui conduit à considérer les apprenants comme des objets, matière première du formateur, est d’autant plus facilement mobilisé qu’il constitue, de manière ordinaire, un des pôles de la relation éducative, articulé sur la toute-puissance de l’enseignant et sur le désir de donner la bonne forme à la personne en formation. Ainsi, la classe virtuelle peut favoriser chez le formateur un processus de désubjectivation des étudiants et par la suite, un vécu de désubjectivation pour ce qui le concerne lui-même.

Le deuxième point d’interprétation concerne l’illusion d’une possible relation pédagogique sans corps. On l’a dit, le corps des participants est fixe et est réduit à leur seul visage. En outre, les participants aux classes virtuelles doivent restés immobiles, fixés devant leur écran. Leur corps, réduit à sa plus simple expression, est alors pleinement domestiqué par le dispositif. Les travaux de Michel Foucault sont ici éclairants : « Le contrôle disciplinaire ne consiste pas seulement à enseigner ou à imposer une série de gestes définis ; il impose la relation la meilleure entre le geste et l’attitude globale du corps, qui en est la condition d’efficacité et de rapidité. Dans le bon emploi du corps, qui permet un bon emploi du temps, rien ne doit rester oisif ou inutile : tout doit être appelé à former le support de l’acte requis. Un corps discipliné forme le contexte opératoire du moindre geste » (Foucault, 1975, p. 154). Cette disparition du corps des étudiants comme des formateurs, renvoie à des « modèles qui considèrent l’éducation ou le soin comme une fabrication, possiblement reproductible, pouvant être transcrite en algorithmes, où le professionnel n’est plus un sujet mais un acteur interchangeable » (Rinaudo, 2019, p. 10).

La combinaison des écrans noirs et de la domestication des corps alimente des vécus négatifs de désubjectivation des formateurs et conduit à l’idée d’une uniformisation. Ne se percevant plus comme sujet, ni ne pouvant être perçu comme tels par les étudiants, les formateurs deviennent standardisés, uniformes et transparents. Ils forment de futurs soignants qui sont également considérés comme des apprenants standardisés, anonymes, transparents. « L’idée qu’il faudrait contraindre le corps pour permettre à l’esprit d’apprendre, selon une logique cartésienne, est ici poussée jusqu’à faire disparaitre le corps de l’enseignant ou du moins contraindre son corps comme celui des élèves, promouvant des vécus d’indifférenciation entre eux et donc, sans doute, d’infantilisation du corps enseignant » (Rinaudo, 2023, p.42). Cette idée s’accorde avec les propositions du sociologue Simon Gottschalk qui propose que l’infantilisation sociale est une des caractéristiques du sujet hypermoderne parce que, selon lui, les interactions à travers les outils interconnectés infantilisent les utilisateurs dans de nombreuses sphères de la vie sociale : le travail, les loisirs, la culture, l’architecture et l’éducation ou la formation (Gottschalk, 2018).

Peut-on réduire le « désacorps » des dispositifs de formation de la classe virtuelle aux conditions de la continuité pédagogique ?

On perçoit bien le paradoxe qui se fait jour, dans le cas de la formation des professionnels de santé, qui les forme à prendre soin et prendre en soin les corps des patients, sans que leur propre corps ne soit mobilisé. Tout se passe alors dans un désaccord entre la façon dont le savoir est enseigné et la pratique professionnelle visée, dans les services de soin. Il existe bien évidemment des moments dans la formation des soignants où, en temps ordinaires, c’est-à-dire hors de cette période covidienne, le corps des apprenants comme celui des formateurs est peu en jeu, dans des cours magistraux. Mais ce qui est important dans les situations des classes virtuelles de la période dite de continuité pédagogique, c’est le caractère massif et même exclusif de ces moments de négation du corps.

Ce que je nomme ici le désacorps rappelle l’un des mythes fondateurs de l’enseignement médiatisé par les technologies informatiques : celui de la disparition des enseignants, au profit d’une machine sûre, fiable, efficace et efficiente (Rinaudo, 2015).  Mais surtout le désacorps introduit à une pratique de formation sans désir. « L’effacement des corps garantirait une relation éducative construite sur un désir d’apprendre et un désir d’enseigner uniquement mus par un désir de savoir totalement désexualisé, c’est-à-dire sans désir ni séduction. Une telle conception de l’enseignement-apprentissage est assez singulière. […] Elle relève, là encore, d’une conception du processus d’apprentissage totalement maitrisé, une forme de ‘Tout est sous contrôle‘ » (Rinaudo, 2023, p. 43). Or, de même qu’il est assez difficile de concevoir un quelconque apprentissage sans que le désir de savoir ne soit mobilisé, au moins de façon inconsciente, il n’est pas envisageable de penser une pratique d’éducation ou de formation qui ne relève d’un désir de prendre soin de l’autre. D’ailleurs, comment pourrait-on envisager sérieusement une formation de professionnels de santé qui ne soit pas basée sur une dynamique de care ?

Cette sensation de n’être qu’une machine à enseigner (« une télémaitresse » m’affirme une enseignante du premier degré), tout autant que le contexte de pandémie et de confinement, a fait émerger chez les formateurs ce désir de prendre soin des étudiants, en leur permettant d’échanger, en marge du contenu des cours eux-mêmes, sur leur vécu durant cette épreuve, en prenant des nouvelles des uns et des autres (Lecointe et al., 2020), en favorisant des moments où le collectif reprenait du sens, c’est-à-dire ne favorisant lien intrapsychique et lien groupal. Cette forme de care à distance a permis aux formateurs, en étant présents pour autrui, de se sentir, en dépit du contexte, pleinement formateur. Elle a favorisé chez eux une continuité d’être.

En conclusion :

 

Ces situations inédites de passage brutal au télé-enseignement, du jour au lendemain, a également conduit certains formateurs à faire preuve d’innovation pour adapter les dispositifs de formation initialement prévus aux conditions de la continuité pédagogique (Guyet, 2021). Ces innovations ont mobilisé chez ces formateurs leur créativité, ce qui a contribué, sur un registre inconscient, à ce qu’ils ne se vivent pas comme des machines, mais comme accompagnant des étudiants dans leur processus de construction de professionnalisation.

Pour aller plus loin :

Foucault, M. (1975). Surveiller et punir. Paris : Gallimard.

Gottschalk, S. (2018). Le soi terminal infantile, produit de la société hypermoderne. in N. Aubert (dir.) @ la recherché du temps. Individus hyperconnectés, société accélérée : tensions et transformations (p. 73-93). Toulouse : Erès.

Guyet, D. (2021). Innovation pédagogique à distance pendant la pandémie de COVID-19 : l’exemple d’une séquence pédagogique de e-coopération induite par simulation en formation professionnelle. Formation et profession, 29(2). 1-17. http://dx.doi.org/10.18162/fp.2021.629

Lecointe, V., Leymarie, MC., Vaast, I. (2020). La continuité de l’enseignement en maïeutique, un enjeu majeur en période de confinement. Sages-femmes, 5, 49-52.

Marchi, M. (2020). Comment la Covid-19 a bouleversé l’organisation des Ifas. L’aide soignante, 219 ; 30-32.

Poché, F. (2021). Déconstruire la présence. in R. Hétier (dir.). Présence et numérique en éducation (p. 181-191). Lormont : Le bord de l’eau.

Rinaudo, JL. (2023). Enseigner : quoi qu’il en coûte ?. Toulouse : Eres.

Rinaudo, JL. (2019). Le numérique dans les métiers du lien. Cliopsy, 22, 9-13.

Rinaudo, JL. (2015). Imaginaire éducatif et technologies numériques. Interfaces numériques, 4 (2), 251-267.

Rinaudo, JL. (2011). TIC, éducation et psychanalyse. Paris : L’Harmattan.

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