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Covid-19 : une crise organisationnelle ? Henri BERGERON nous en parle, dans son ouvrage collectif.

Nouvel article introductif rédigé pour notre plateforme média ManagerSante.com par Henri BERGERON, Directeur de recherche CNRS , spécialiste des politiques de santé et auteur d’ouvrages, dont le dernier publié en 2020, intitulé « Covid-19 : une crise organisationnelle » (Les presses Sces Po) avec Olivier BORRAZ, Patrick CASTEL et François DEDIEU.

Le 17 mars 2020, devant la menace que fait peser le Coronavirus sur la santé de la population, la France entre en confinement. Aux premiers instants de stupeur succède rapidement un très large consentement à respecter une mesure pourtant inédite, perturbante et à bien des égards hors norme. Du jour au lendemain, la vie se déplace des espaces publics et de travail vers les espaces privés. L’activité économique connaît un ralentissement brutal. Les frontières se referment, tandis que les transports collectifs s’arrêtent. Tous les soirs, le pays suit la situation dans les hôpitaux publics, placés en première ligne de ce qu’Emmanuel Macron a qualifié le 12 mars au soir de « guerre contre un virus ».

Ce qui surprend dans ce basculement, outre son ampleur et sa rapidité, c’est son caractère apparemment inévitable. Rares sont les voix qui s’élèvent alors pour contester la mesure ou en suggérer d’autres, moins radicales. À l’heure où nous écrivons ces lignes, elle semble encore faire largement consensus. Et si certains aujourd’hui regrettent son caractère uniforme, sans aucune forme d’ajustement à des situations individuelles ou locales, ils admettent volontiers qu’au vu des données qui étaient alors disponibles, ils auraient probablement pris la même décision. Bref, alors que la gestion de la crise fait l’objet de nombreuses critiques et de plaintes en justice, la décision de confiner qui est pourtant au cœur de l’action de l’État durant la pandémie de Coronavirus n’est guère (ou pas encore) remise en cause.

Le confinement : incertitude radicale et sidération

Comment en est-on arrivé là ? À quelles conditions peut-on introduire une mesure inédite, qui ne figure dans aucun texte de loi ou plan, qui n’a jamais été testée, qui n’a fait l’objet d’aucune étude scientifique, sans qu’elle ne suscite de contestations et semble au contraire évidente et probablement la seule envisageable au moment de son adoption ? Comment peut-on faire basculer un pays entier dans ce qui est clairement une situation d’incertitude radicale ? Car c’est bien de cela qu’il est question : la France entre dans une situation qu’elle n’a jamais connue, dont on ne connaît ni les propriétés ni les effets, sans que l’on sache quand et comment elle pourra en sortir, et quelles seront a fortiori les conséquences de cette sortie. Certes, le virus qui est à l’origine du confinement présente également de très nombreuses incertitudes. Aucune toutefois n’est comparable à celles soulevées par le confinement lui-même.

En posant ces questions, nous n’entendons pas remettre en cause cette mesure, ni énoncer, avec tout le confort que donne la vision rétrospective, ce qu’il aurait fallu faire. Nos objectifs sont tout autres, à la fois plus modestes et plus ambitieux. Il s’agit pour nous, sociologues des organisations et de l’action publique, de nous interroger sur les conditions qui rendent possible l’adoption d’une mesure inédite. Comment peut-on introduire une décision qui perturbe à ce point la vie économique et sociale d’un pays ? Certes, l’ampleur et surtout l’imminence de la menace peuvent expliquer le recours à une solution radicale. Lorsque John F. Kennedy découvre en 1962 que les Soviétiques ont entrepris l’installation de missiles nucléaires sur l’île de Cuba, la nouveauté de la situation et, plus encore, les menaces qu’elle fait peser sur des millions de vies justifient d’étudier des solutions nouvelles et in fine d’adopter le blocus naval. S’agissant du Coronavirus, d’autres pays, nous pensons notamment à la Chine et à l’Italie, avaient introduit cette même mesure avant la France. Mais comment en arrive-t-on à ce moment de sidération, décrit comme tel par les décideurs eux-mêmes, alors que les signaux d’alerte étaient bien là ? Par quelle suite de choix et de non-choix en arrive-t-on, face à ce qui est alors présenté comme un « tsunami » qui s’apprête à déferler sur les hôpitaux publics, à devoir décider dans l’urgence de mesures radicales et aux conséquences potentielles aussi massives qu’inconnues ? Alors qu’il existe des plans dédiés à des situations pandémiques qui proposent tout un arsenal de mesures, comment en vient-on à adopter une solution qui n’y figure pas et qui n’a même jamais été envisagée, quand bien même ces plans ont fait l’objet de nombreuses mises à jour à la suite d’exercices de gestion de crise et d’épidémies réelles tout au long des décennies 2000-2010 ? Et comment expliquer par la suite le formidable problème de coordination et de coopération qui prévaut au sein des administrations publiques ? Alors que l’on n’observe aucun effondrement organisationnel, comme le prédit pourtant la littérature sur les crises et les catastrophes, on assiste à une extravagante créativité organisationnelle : d’abord, parce qu’elle s’inscrit dans un espace déjà saturé d’organisations susceptibles de remplir les mêmes fonctions ; ensuite, parce qu’elle ne s’appuie pas sur les plans, circulaires et autres documents qui avaient prévu, précisément pour ce type de situation, un ensemble de dispositifs formels à activer pour répondre aux enjeux de coordination. À partir du mois de mars et jusqu’au mois de juin, un nouvel ensemble de structures vient donc s’ajouter aux organisations existantes.

Répondre à ces questions nécessite, selon nous, d’analyser le rôle qu’ont joué des organisations dans la non-prise en compte de la gravité de la situation, mais également dans le manque de préparation qui caractérise la réponse des autorités au mois de mars 2020. Cela doit nous permettre de mieux comprendre l’enchaînement rapide des décisions qui, à compter du 10 mars, voit le président de la République créer un Conseil scientifique, lequel lui présente, le 12 mars, la gravité de la situation et lui recommande « la seule solution possible ». Le soir-même, Emmanuel Macron déclare la France « en guerre » et annonce la fermeture des écoles à compter du 16 mars. Le 14 mars, le Premier ministre décide qu’à minuit le même jour les restaurants, cafés, bars et autres lieux de rassemblement du public fermeront. Le 16 mars enfin, le président de la République prononce le début du confinement de l’ensemble de la population française le lendemain à partir de midi. C’est dans la temporalité longue des organisations, durant laquelle la perspective d’une crise majeure fait l’objet d’un processus d’oubli, et la temporalité courte d’autres organisations créées de manière ad hoc et sans autre forme d’attachement institutionnel que le mandat confié par le président de la République, que se trouvent selon nous des éléments de réponse aux questions soulevées plus haut. Cette temporalité courte se prolonge ensuite dans la multiplication de structures qui, en voulant résoudre les problèmes de coordination et de coopération identifiés par les autorités, vient au contraire ajouter de la complexité à une situation déjà passablement confuse et, partant, alimenter la crise.

Nous souhaitons par ailleurs, en analysant ces facteurs organisationnels, engager une discussion sur les réformes à mener pour éviter que la France se retrouve, dans un avenir plus ou moins proche, confrontée à une situation similaire : celle de reproduire, faute d’avoir mesuré à temps la gravité de la menace, ce double mouvement de sidération puis de prise de décision radicale. Cette perspective n’est pas exagérée. Outre les risques sanitaires dont on a découvert à l’occasion du Coronavirus la multiplicité des formes qu’ils pouvaient prendre, les dangers liés aux effets du changement climatique comme les menaces que représente la révolution numérique, par exemple, sont à même de réunir les mêmes conditions que celles qu’ont connues les autorités françaises dans les jours qui précèdent le 12 mars : à savoir, d’un côté, un risque imminent que l’on n’a pas su anticiper et, de l’autre, l’absence de moyens disponibles pour y faire face, faute de préparation adéquate. Car si l’on peut accepter que le confinement ait été, au moment où il est adopté, la seule solution susceptible d’éviter que les hôpitaux publics soient emportés par une vague destructrice, il n’est pas impossible que l’on découvre a posteriori qu’il a eu des conséquences bien plus dévastatrices sur le plan économique et social, mais également sanitaire. Déjà, experts et autorités s’accordent à dire qu’en cas de deuxième vague, il conviendra d’éviter à tout prix un nouveau confinement généralisé. S’il s’avère que le coût de la mesure l’emporte largement sur ses bénéfices, alors il est urgent de réfléchir à des dispositifs de gestion de crise qui évitent de reproduire la même situation, avec un choix limité d’options, comportant toutes des risques considérables mais hautement incertains.

Notre démarche intellectuelle

Cet ouvrage se donne pour objectif de jeter les bases d’une analyse de ce qui constitue bien un paradoxe : comment dans une société saturée d’organisations, et qui plus est dotée de textes réglementaires et de plans conçus pour organiser leur réponse en situation de crise, en vient-on, face à une menace grave, à produire de nouvelles organisations qui vont recommander des mesures inédites puis compliquer les conditions de la gestion de crise ?

Dans le présent ouvrage, il s’agit de poser des hypothèses et non de produire une analyse définitive. Ces hypothèses se fondent sur les acquis de la littérature existante en sociologie des organisations, de la décision et des crises. Elles reposent également sur la conduite d’une quarantaine d’entretiens, principalement auprès de médecins, mais aussi de cadres d’hôpitaux, de membres d’administrations centrales, de responsables régionaux et départementaux, et dans les services extérieurs de l’État. Elles s’appuient enfin sur une lecture intensive de la presse, de la littérature grise et de nombreux articles scientifiques produits durant la crise. Il conviendra ensuite de confirmer, nuancer ou infirmer, sur la base de recherches empiriques approfondies, les quelques conjectures que nous allons ici formuler.

Trois convictions, cependant, sont à la base de notre démarche. La première concerne l’action collective. S’il est fréquent d’analyser la gestion de la crise au prisme des décisions individuelles, c’est bien l’importance cruciale qu’il y a à comprendre ce que doivent à l’action collective la dynamique des crises et les décisions qui jalonnent leur dynamique, de l’alerte jusqu’à leur « résolution », qui soutient notre geste analytique. De ce point de vue, nous nous reconnaissons pleinement dans la démarche inaugurée et théorisée par Graham Allison pour analyser la crise des missiles de Cuba. Cet auteur montre bien les limites de ce qu’il appelle le modèle de l’acteur rationnel pour analyser les décisions prises tant par Kennedy que par Khrouchtchev en 1962, et la nécessité de lui adjoindre une lecture organisationnelle et une lecture en termes d’échanges et d’économie politiques pour saisir les choix qui ont été effectués.

La deuxième conviction est que nous traversons une situation qui est, à maints égards, unique, inédite, extraordinaire, hors norme ; mais qui n’est pas singulière, au sens où elle ne pourrait être pensée mais également gérée qu’à l’aide de catégories, de normes et de dispositifs ad hoc, conçus à son seul endroit. Elle présente au contraire de nombreux traits observés dans d’autres crises, mais également des périodes de transformation profonde. Et si elle met à l’épreuve nos catégories, normes et dispositifs d’entendement ordinaires, il ne faut pas en conclure d’emblée qu’elle les rend inopérants et justifie que l’on en invente d’autres.

Enfin, notre troisième conviction est que nous souffrons toujours d’une incapacité à tirer des leçons des crises passées. En singularisant à chaque fois les épreuves que nos sociétés traversent (attentats terroristes, accidents industriels, catastrophes naturelles, pandémies, crises financières, crises sociales…), nous nous empêchons de penser ce qui les réunit, qu’il s’agisse de leurs causes profondes ou des réponses qui leur sont apportées. La singularité de chaque crise conduit d’abord à pointer des dysfonctionnements et à établir des responsabilités, mais sans comprendre sa dynamique, son inscription dans des processus économiques, politiques ou sociaux, et la manière dont les organisations, comme les individus, y ont répondu. Or, ce que démontre la crise issue du Coronavirus, c’est bien à la fois la nécessité de tirer des leçons qui iront au-delà du cas présent et permettront d’établir des comparaisons avec d’autres crises, passées ou à venir, mais également de former les cadres et décideurs, publics et privés, à faire face à des situations d’incertitude radicale. Et parmi ces leçons, nous entendons réaffirmer ici l’importance du regard organisationnel à travers lequel il est possible non seulement de comprendre les crises mais aussi de mieux s’y préparer.

L’ouvrage est organisé en trois chapitres. Dans le premier, nous nous pencherons sur l’impréparation des autorités françaises, qui conduit à prendre une mesure inédite et radicale : le confinement général de la population. Dans le deuxième chapitre, nous reviendrons sur le foisonnement organisationnel et son corollaire, l’augmentation des problèmes de coordination. Nous insisterons sur la nécessité de s’intéresser aux phénomènes de pouvoir, déterminants essentiels des décisions et de la coopération entre acteurs, et donc, de l’efficacité de l’action publique (et privée). Enfin, dans le troisième chapitre, nous proposerons des pistes en termes de retour d’expérience sur les crises et de formation des futurs décideurs.

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