Article publié par notre expert, le Docteur Pierre SIMON (Medical Doctorat, Nephrologist, Lawyer, Past-president of French Society for Telemedicine).
Auteur de plusieurs ouvrages sur la Télémédecine, il vient de co-rédiger le 07 Avril 2021, aux éditions Elsevier Masson un nouvel ouvrage intitulé « Télémédecine et télésoin : 100 cas d’usage pour une mise en oeuvre réussie ».
Il est également co-auteure d’un chapitre de l’ouvrage collectif de référence publié depuis le 04 Octobre 2021, sous la direction de Jean-Luc STANISLAS chez LEH Edition, intitulé « Innovations & management des structures de santé en France : accompagner la transformation de l’offre de soins » .
le Docteur Pierre SIMON est intervenu au Ministère des Solidarités et de la Santé sur la table ronde, à l’occasion du 1er Colloque national annuel de ManagerSante.com, sur la thématique « Comment embarquer les acteurs du numérique en santé ?« , le Mardi 29 Mars 2022.
N°60, Janvier 2023
Il est toujours intéressant de connaître l’expérience d’un des meilleurs systèmes de santé de la planète (selon l’OMS) pendant la pandémie à la Covid-19. Nous rapportons ici la première publication qui raconte l’expérience de Singapour. Les auteurs de l’article exercent dans les hôpitaux militaires.
Le contexte :
En mars 2020, les infections à la Covid-19, à Singapour, ont augmenté rapidement en raison en particulier d’une population dense d’étrangers dormant dans des dortoirs. En raison de l’ampleur et de la rapidité de cette augmentation, un groupe de travail multi ministériel a élaboré une stratégie nationale afin que les personnes infectées puissent recevoir rapidement un traitement de qualité. Pour atteindre cet objectif, les structures de soins et le personnel de santé ont été augmentés.
La mise en œuvre de cette stratégie pour une prise en charge différenciée selon l’état des patients, la recherche rapide des cas-contacts, un dépistage de masse personnes infectés et l’isolement des cas-contacts, toutes ces mesures visaient à briser la chaîne de transmission.
Un plan médical en deux étapes a été mis en place au moment de l’admission des patients dans les lieux appropriés pour y recevoir les soins médicaux et le soutien psychologique, en s’appuyant sur les données du Centre national des maladies infectieuses de Singapour. Au cours de la première étape, les patients gravement infectés mais médicalement stables et positifs à la COVID-19 ont été admis dans des établissements de soins communautaires (CCF pour Community Care Facilities). Ils y recevaient des soins médicaux en continu, équivalents à ceux délivrés dans un service de médecine générale d’un hôpital tertiaire. À la fin de la première étape (de 14 jours en moyenne), les patients étaient admis dans les établissements de rétablissement communautaires (CRF pour Community Recovery Facilities) pendant 7 jours supplémentaires avant d’être renvoyés chez eux.
Cette stratégie nationale était fondée sur les premières preuves que la COVID-19 présentait l’infectiosité la plus élevée au cours des 10 premiers jours de la maladie. Bien que les complications soient survenues principalement dans les 14 jours suivant la contagion, il y avait encore une grande incertitude sur le mode de contagiosité et ainsi sur le risque de propagation de l’infection à l’ensemble de la communauté et aux personnes vulnérables. Avec cette stratégie, Singapour a vu des milliers de patients médicalement stables, mais potentiellement infectés, hospitalisés dans des CRF jusqu’à ce qu’ils puissent être libérés.
Les forces armées de Singapour (SAF) ont été chargées de diriger le déploiement de cette stratégie et de gérer six CRF. Ils ont développé une plate-forme numérique pour réaliser des téléconsultations afin de réduire la dépendance à l’égard de ressources humaines limitées. Grâce à cet effort, les ressources médicales ont été utilisées de façon à réduire la pression sur le système de santé. Cela a permis de fournir des soins et un soutien médical aux patients à plusieurs niveaux en fonction de leurs besoins et ainsi de différencier les patients stables, présentant des symptômes légers ou nuls, de ceux nécessitant des niveaux plus élevés de soins médicaux, tels que les personnes gravement touchées, les personnes âgées et les personnes immunodéprimées.
Cet article décrit l’expérience de cette stratégie et la place de la télémédecine. L’étude a été exemptée de l’examen de la IRB (Institutional Review Board) par le comité d’examen institutionnel des DSO-SAF (DSO National Laboratories of Singapore Armed Forces)
Matériel et méthodes :
Avant la pandémie, notre système de santé militaire travaillait sur des déploiements de télémédecine à petite échelle pour des affections mineures. La télémédecine était effectuée dans des environnements contrôlés au sein des camps militaires. Bien que nos expériences aient été limitées, ces déploiements pilotes nous ont permis de conduire une mise en œuvre rapide de la télémédecine pendant la pandémie.
Pertinence de la solution de télémédecine.
Dans la phase initiale de la pandémie, il y avait un manque d’informations sur la COVID-19 et la gravité de la maladie. Il était donc difficile de déterminer à priori le niveau approprié de soins médicaux dans les CCF et CRF. Sur la base des données empiriques obtenues dans les CCF, nous avons pris conscience qu’il fallait répondre à des besoins de soins primaires, incluant les affections aiguës liées aux maladies respiratoires, les maladies chroniques et les problèmes psychiatriques. Compte tenu de l’incertitude qui entourait le mode de progression de la maladie et de ses complications, un système de surveillance était nécessaire pour identifier les personnes malades et adapter le niveau de soins.
Nous avons alors estimé qu’un système de télécabine était le plus approprié pour nos cliniques médicales virtuelles (MVC). En plus de fournir des services de téléconsultation, les MVC déployés en milieu semi-hospitalier facilitaient le triage, permettaient des mesures efficaces des signes vitaux et fournissaient un endroit pour la collecte des médicaments.
Construire un système de télémédecine sur mesure.
Après avoir choisi l’outil de télémédecine, une équipe de développement interne a été engagée pour mettre en place la plate-forme de télémédecine adaptée à notre utilisation. En l’espace de 2 semaines, l’équipe a développé avec succès une interface Web pour la téléconsultation à la fois pour les patients et pour les médecins.
Le portail des patients offrait une interface simple leur permettant de s’inscrire et d’assister à des téléconsultations. Le portail du médecin fournissait un tableau de bord permettant de gérer et de prioriser les téléconsultations en fonction des signes vitaux décrits par les patients (température mesurée à l’aide d’un thermomètre tympanique, fréquence cardiaque et saturation en oxygène mesurées à l’aide d’un oxymètre de pouls) ainsi que des symptômes décrits par les patients.
Déploiement de la télémédecine
Pour assurer un déploiement sans heurts de la téléconsultation dans les six CRF, une approche en deux phases a été adoptée. La phase 1 (période initiale de 5 semaines) comprenait une équipe médicale mobile quotidienne sur place et des services de téléconsultation ad hoc après les heures normales de travail, et la phase 2 (2 semaines) consistait en la prestation de services de soins primaires entièrement par téléconsultation.
Au cours de la phase 1, nos équipes médicales mobiles ont exploité les données cliniques sur place 2 heures par jour, avec un effectif composé d’un médecin, d’un ambulancier paramédical principal et de deux assistants de soins de santé (ASC). Les processus cliniques comprenaient l’enregistrement des patients, la mesure et le triage des signes vitaux, la consultation d’un médecin, suivie de la prescription de médicaments.
Cette organisation a été reproduite dans les six CRF. Au total, six équipes médicales ont été nécessaires, quatre pour faire fonctionner les prises en charge sur place et deux affectées aux téléconsultations après les heures de bureau. La téléconsultation était fournie par le biais de cabines médicales virtuelles installées dans les CRF
À chaque téléconsultation en cabine, les patients étaient accompagnés par un personnel de l’établissement. Ils s’auto-inscrivaient sur un ordinateur portable à écran tactile doté d’une caméra. Ils mesuraient leur température, leur fréquence cardiaque et leur saturation en oxygène à l’aide du thermomètre et de l’oxymètre de pouls. Ils indiquaient le type de symptômes qu’ils éprouvaient. La plate-forme Web gérait les files d’attente virtuelles. Après la vérification des symptômes et la mise en file d’attente, les patients pouvaient avoir une téléconsultation avec le médecin grâce au logiciel de vidéoconférence Google Meet.
Bien que les consultations aient été menées sur la plateforme de vidéoconférence, les renseignements cliniques étaient enregistrés dans un système distinct des dossiers médicaux électroniques. Trois résultats étaient possibles à partir de la téléconsultation : (1) le transport à l’hôpital car l’état de santé nécessitait des soins en milieu spécialisé, (2) un examen médical en présentiel sur place le lendemain, ou (3) le retour à la CRF avec des médicaments.
Au cours de la phase 2, étant donné que la plupart des conditions cliniques rencontrées étaient bénignes, sans signaux d’alarme (définis comme des symptômes graves tels que des douleurs thoraciques et un essoufflement, une saturation en oxygène <95%, une fréquence cardiaque >100 et une température de >38,5 ° C), les équipes médicales mobiles ont cessé leur activité clinique sur place et les téléconsultations les ont remplacées. Le processus des téléconsultations était semblable à celui de la phase 1. L’assistance sur place pour les patients était facilitée par les personnels de l’établissement et un assistant de santé.
Evaluation des résultats.
Le logiciel IBM SPSS version 25.0 (IBM Co., Armonk, NY) a été utilisé pour toutes les analyses statistiques. Une valeur p de <0,05 a été jugée significative. Les données ont été testées pour une distribution normale à l’aide du test D’Agostino et Pearson. Les variables linéaires ont été évaluées à l’aide du test t de Student pour les données paramétriques ou du test U de Mann-Whitney pour les données non paramétriques. Les différences entre les données dichotomiques ont été évaluées à l’aide du test chi carré.
Résultats :
Au cours de la phase 1, le nombre moyen de consultations en présentiel chaque jour pour 1 000 patients résidant dans les six CRF était de 33, avec un total de 1 902 consultations cliniques au cours de la période de 5 semaines. Au cours de la phase 2, le nombre moyen de consultations cliniques par jour pour 1 000 patients était de 12, avec un total de 449 consultations cliniques au cours de la période de 2 semaines.
L’affection médicale la plus courante était la maladie respiratoire aiguë, représentant respectivement 52,3 % et 46,7 % du nombre total d’affections observées aux phases 1 et 2. Au cours des deux phases, le nombre d’affections observé était inférieur au nombre total de consultations cliniques enregistrées, car un nombre significatif de patients ont enregistré plusieurs consultations pour un même état clinique au cours du suivi.
Le nombre moyen d’heures-personnes par jour était de 97,6 heures pour la phase 1 et de 85,3 heures pour la phase 2. Le nombre moyen d’heures-hommes par jour était respectivement de 49,6 et 24,8 heures (p < 0,001). Il y eut respectivement 22 et 28 cas graves nécessitant des soins spécialisés au cours de la phase 1 et de la phase 2 (p < 0,001). Aucun événement indésirable n’a été signalé tout au long de ces phases. Aucune contagion liée à des consultations en présentiel n’a été observée.
Discussion :
Le modèle de soins impliquant la télémédecine a conduit à une réduction significative des heures/hommes moyennes par jour. Cela fut associé à une diminution significative du nombre de consultations cliniques pour 1 000 patients par jour dans les CRF. Nous avons également constaté qu’il y avait un nombre plus élevé de consultations en dehors des heures de travail en phase 2 qu’en phase 1, bien que cela ne soit pas statistiquement significatif. Nous suggérons que les occupants des CRF étaient généralement en bonne santé et que le fait de ne pas avoir de médecin sur place a modifié leur comportement en utilisant davantage de téléconsultations.
Bien que nous ayons remarqué une augmentation significative du nombre de soins spécialisés (28 à la phase 2 contre 22 à la phase 1), cela pourrait-être due à l’absence d’examen physique en téléconsultation par comparaison à la consultation en présentiel. Les médecins qui téléconsultent avaient aussi tendance à agir par prudence. Bien que cela n’ait pas été spécifiquement mesuré dans cette étude, il est possible que l’augmentation de la consommation en soins par téléconsultation ait favorisé un transfert plus fréquent en urgence que lorsque le médecin était sur place et réalisait des consultations en présentiel.
L’utilisation de la téléconsultation a permis de fournir un soutien médical aux patients des CRF. Cela s’est accompagné d’une diminution des besoins en ressources humaines dans la phase 2 par rapport à la phase 1, malgré l’augmentation du nombre de patients dans les CRF. L’optimisation de l’organisation médicale fut importante pour assurer la durabilité des interventions médicales pendant la pandémie. La télémédecine a été indiscutablement un facteur d’efficacité permettant à deux médecins (au lieu de quatre pendant la phase 1) de couvrir efficacement le soutien médical aux six CRF au cours la phase 2.
La télémédecine a également permis une prestation plus sécurisée des soins en limitant l’exposition aux risques infectieux. L’utilisation des téléconsultations a permis à l’équipe médicale d’exercer dans des zones sans risque de contagion. Cela a réduit le risque d’infection chez les professionnels de santé.
Malgré cette expérience réussie de la télémédecine, plusieurs défis subsistent pour que la télémédecine s’intègre désormais dans la réponse nationale de santé publique aux futures épidémies. À Singapour, bien que le dossier de santé électronique (DSE) national ait eu la capacité de fournir un résumé dans les dossiers de santé des patients de différents professionnels de santé, il n’y avait pas de version simplifiée et unique au sein des CRF, lesquels étaient situés à l’extérieur des établissements de santé traditionnels. Des processus tels que le triage médical, les téléconsultations, les services de distribution et de livraison de médicaments et la délivrance de certificats médicaux numériques devraient être mieux intégrés au DSE.
Nous avons dû compter sur un mélange de documents numérisés et de papier. Les téléconsultations dans le scénario de la prestation de soins pour les patients atteints de COVID-19 dans les CRF ont été perçues par les médecins comme difficiles, en partie parce que la majorité des patients étaient des travailleurs immigrés avec une barrière linguistique et un illectronisme pour les systèmes numériques déployés. Ces facteurs ont représenté des obstacles à l’adoption de la télémédecine comme complémentaire su système de soins traditionnel.
Autre point important de cette expérience, le déploiement des plates-formes de télémédecine et du DSE a nécessité une collaboration étroite entre les équipes soignantes et les techniciens en charge du développement technologique. En l’espace de 2 semaines, les équipes ont travaillé en étroite collaboration pour adapter les systèmes existants et développer de nouveaux systèmes suffisamment robustes et sécurisés pour être utilisés. Les interfaces entre logiciel et utilisateur ont été personnalisées, nécessitant des traductions en six langues différentes (anglais, mandarin, malais, tamoul, bengali et birman), ainsi que la création d’images pour illustrer les situations médicales courantes.
Conclusions :
Le déploiement généralisé de la télémédecine pour fournir des soins aux patients Covid-19 dans les CRF s’est avéré efficace et sûr. Il a permis d’optimiser la ressource médicale et de réduire les heures de travail. La télémédecine doit être considérée comme un outil utile de prestation de soins dans des situations de crise, telles que la COVID-19 ou d’autres épidémies.
Commentaires :
L’expérience de Singapour au cours de la pandémie Covid-19 est importante à connaître puisque ce pays est considéré comme ayant un des meilleurs systèmes de santé au monde. Dans ce pays de 5,454 millions d’habitants (2021), 1 529 420 ont été infectés par le Covid-19 soit 28% de la population. 1444 décès ont été rapportés à l’infection, soit un taux de 1/1000 personnes infectées. Le succès obtenu est probablement dû à une stratégie nationale rapidement mise en place par le personnel militaire. Aujourd’hui, la quasi-totalité de la population de Singapour (91%) est vaccinée.
Les résultats obtenus en Europe et aux Etats-Unis sont contrastés. En France, un peu plus de la moitié de la population a été infectée (36,5 millions) et il y eut 155 000 décès (4,24/1000 personnes infectées). Au Royaume-Uni, 20,3 millions de personnes ont été infectées, soit 36% de la population totale et le taux de décès chez les personnes infectées a été de 8,86/1000. En Allemagne, 44% ont été infectées et le taux de décès a été de 4,3/1000. En Italie, 41% ont été infectées et le taux de décès a été de 7,5/1000. En Espagne, 28,7% ont été infectées et le taux de décès de 8,5/1000. Aux Etats-Unis, 29% ont été infectées et le taux de décès a été de 11/1000. Au Danemark, 57% ont été infectées et le taux de décès a été de 2,24/1000. En Suède, 25% ont été infectées et le taux de décès a été de 8/1000. Tous ces chiffres et d’autres peuvent être retrouvés en cliquant sur le lien suivant : JHU CSSE COVID-19 Data
Sans préjuger d’un lien formel de cause à effet, on peut souligner que la stratégie mise en place à Singapour, intégrant une utilisation intelligente et protocolée de la téléconsultation, s’est révélée plus efficace que dans les autres pays développés dont le système de santé traditionnel fait partie du top 20 de l’OMS. En comparant deux pays qui ont la même population (Suède et Singapour), on note que le pays qui n’a développé aucune stratégie de protection vis à vis du Covid-19 a eu 8 fois plus de décès que Singapour. La France et l’Allemagne qui ont eu une stratégie comparable ont obtenu des résultats similaires sur le plan de la mortalité, mais 2,5 fois inférieures au taux de mortalité observée aux Etats-Unis, la plus élevée des pays développés, dont la stratégie de protection sanitaire a varié selon les Etats.
Le modèle de Singapour pourrait être inspirant pour de prochaines pandémies.
Pour aller plus loin :
- A Systematic Implementation of Telemedicine in Singapore’s COVID-19 Community Recovery Facilities. Zhang J, Chua QHA, Shen XM, Viseikumaran JA, Teoh T, Tan NG.Telemed J E Health. 2022 Apr 4. doi: 10.1089/tmj.2021.0466. Online ahead of print.PMID: 35377241.
Nous remercions vivement le Docteur Pierre SIMON (Medical Doctor, Nephrologist, Lawyer, Past-president of French Society for Telemedicine) , auteur d’un ouvrage sur la Télémédecine, pour partager son expertise professionnelle pour nos fidèles lecteurs de ManagerSante.com