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L’altruisme, fondement des entreprises de santé, est-ce une évidence ou une incongruité ? Oriane BISMUTH nous livre ses réflexions issues de son Executive Master de Sciences Po.

Nouvel Article pour notre plateforme média ManagerSante.com, rédigé par Oriane BISMUTH, fondatrice du cabinet de conseil Lucky Link,

Diplômée de l’Executive Master Gestion et politiques de santé de Sciences Po obtenu en Octobre 2021, sous la direction du Professeur  Didier Tabuteau, actuel vice-président du Conseil d’État , la plus haute juridiction administrative française.

Elle est également titulaire d’un diplôme d’ingénieur à l’Institut Supérieur des BioSciences complété par un MS en Marketing Management à l’ESSEC et un Diplôme Universitaire en démocratie sanitaire à la Sorbonne.

L’altruisme n’est pas un terme qu’on lie généralement aux acteurs industriels. Cette qualité se réfère habituellement au caractère d’individus ou à un commandement religieux. Pourtant, considérer son impact sur « l’autre » dans ses actions n’est pas le propre des personnes physiques. Les activités industrielles ont, par essence, des externalités positives et négatives. Les prendre en compte, c’est le début de l’altruisme d’entreprise.

Quel impact l’altruisme peut-il générer dans l’industrie du secteur de la santé ?

Dans le secteur de la santé, cet altruisme devrait nous paraître évident. En effet, de la même manière que la médecine est une vocation humaniste avant d’être une profession, les premiers laboratoires pharmaceutiques ont été fondés afin de contribuer à améliorer la santé des populations. Développer des produits afin de soigner ou soutenir les malades, correspond également à une forme d’altruisme professionnelle. L’activité de ces entreprises pourrait d’ailleurs être considérée comme une activité « à impact » par essence, puisqu’elle participe à la production, l’évaluation et le suivi de médicaments et vaccins, permettant l’amélioration des conditions de vie de millions d’hommes, de femmes et d’enfants à travers le monde.

Pourtant, la juxtaposition de la qualité altruiste à l’industrie pharmaceutique semble questionner, voire déranger. Ces acteurs privés de santé souffrent depuis de nombreuses années d’une image négative de multinationales capitalistes opaques. Malgré les nombreuses contraintes réglementaires, engagements sociétaux et actions solidaires, la reconnaissance du caractère altruiste de cette industrie semble impossible du simple fait de son modèle économique qui repose sur la monétisation de ce qui est considéré comme le bien le plus précieux : la santé. Pesant 1 106 milliards de dollars à travers le monde[1], le modèle économique de l’industrie pharmaceutique consiste en effet, de façon simplifiée, à proposer un produit améliorant un état de santé contre une somme d’argent. Ce rapport à la valorisation d’un produit de santé est considéré par le grand public comme non éthique, voire vicieux.

Le prix de la santé n’est d’ailleurs pas le seul sujet de critiques. En effet, celui-ci est lié très fortement à la problématique d’innovation et de propriété intellectuelle qui s’oppose encore profondément à l’idée que l’on se fait d’un bien commun universel. L’altruisme évoque le don à l’autre quand le brevet implique la propriété absolue. Ces deux notions semblent donc totalement antinomiques. Le retour sur investissement pour ces industriels ne semble pas être audible lorsque cela est aux dépens de la survie de milliers d’humains. Ce qui est aisément compréhensible. Le système des brevets semble donc dépassé dans un monde globalisé où l’ensemble des pays sont reliés aussi bien économiquement que d’un point de vue sanitaire.

Qu’en est-il pour l’industrie pharmaceutique ?

L’industrie pharmaceutique n’est donc pas une industrie comme les autres. Elle obéit, certes, aux lois du marché, mais le simple fait de développer, produire, distribuer et commercialiser des produits de santé rend les activités de cet acteur incomparable avec tout autre industriel. Être un industriel dans la santé oblige une éthique et une rigueur exemplaire. Aucun autre secteur n’est si légitimement sensible. Les erreurs peuvent entraîner des conséquences qui se comptent en vies humaines. C’est d’ailleurs ce qui explique que ce soit un des secteurs les plus régulés, normés, contraints où la balance-bénéfice/risque de chacun de ses produits a été évaluée positivement par des organismes indépendants avant leur mise sur le marché, et où chaque communication externe est passée au crible d’autorités scientifiques. Les pratiques actuelles des laboratoires pharmaceutiques sont, à ce titre, bien plus vertueuses que de nombreuses autres industries que l’on applaudit pour leurs efforts en termes de politiques RSE en oubliant l’impact toxique de leur cœur de métier pour notre planète et leur santé.

Pourtant, chaque scandale sanitaire éclabousse sur l’ensemble des acteurs et la méfiance envers les Big Pharma persiste malgré les nombreuses réformes et l’évolution positive des pratiques. Aujourd’hui, le bas niveau de confiance des citoyens dans l’industrie pharmaceutique peut d’ailleurs poser des problématiques de santé publique. Ces industriels peu soutenus jusqu’à maintenant dans les prises de paroles des élus ou des médecins attisent aujourd’hui un bon nombre de théories du complot au sein de la société civile. La réticence d’une certaine tranche de la population occidentale à se faire vacciner contre la covid aurait été certainement moindre si la réputation des laboratoires pharmaceutiques avait été meilleure. Ce n’est donc pas un simple sujet superficiel d’image d’entreprise.

Cette épidémie a d’ailleurs permis à la fois d’accélérer les attentes sociétales déjà présentes vis-à-vis des entreprises, mais aussi de remettre la santé publique sur le devant de la scène. L’époque actuelle semble donc être un moment charnière qui permettrait aux entreprises de santé de réinventer leur image publique en suivant la voie de l’altruisme. Ne pas prendre le virage social en 2021, c’est risquer d’être en désaccord avec les attentes de la société et donc de ses clients, collaborateurs, fournisseurs, et partenaires.

Le devoir d’altruité est-il un enjeu d’engagement sociétal pour les entreprises de santé ?

L’altruisme devrait même être généralisé à l’ensemble de ces entreprises de santé du fait de leurs activités singulières qui concernent le bien commun universel, de leur impact sociétal et des relations contractuelles qu’elles entretiennent avec l’État. L’altruisme en entreprise de santé ne devrait pas se limiter à des actions de communication « engagement-washing », ou être une simple démarche facultative d’actions de générosité ou de RSE. Les laboratoires pharmaceutiques ont la particularité d’être encadrés par de nombreuses lois et d’avoir leur CA basé sur les remboursements de la Sécurité Sociale, institution publique. Ce lien financier et juridique leur impose des devoirs et des obligations, dont l’altruisme devrait faire partie. Ce que l’on peut nommer devoir d’altruité pour reprendre le terme de Philippe Kourilsky[2].

Si aujourd’hui, certains dirigeants de laboratoires pharmaceutiques commencent à montrer la voie au niveau de leur entreprise, c’est une mobilisation globale qui doit avoir lieu au sein du secteur. Nous pouvons nous réjouir de voir la récente communication du LEEM autour de son plan d’engagement sociétal intitulé intelligemment le PACTES pour Patients – Approvisionnement – Transparence – Environnement – Stratégie RSE. Il est intéressant de noter que l’altruisme est d’ailleurs le fondement de cette mission collective puisque son premier axe se concentre sur le patient, « l’autre » absolu des industries de santé, bien trop absent de son modèle actuel.  À l’image des sociétés à missions qui doivent être dotées d’un comité de mission interne et être auditées en externe par un OTI, les entreprises de santé devraient également être tenues de rendre des comptes sur leur altruisme à leurs principales parties prenantes, et tout particulièrement aux patients qui définissent le besoin, le marché et donc la « raison d’être » de ces produits de santé.

Cette qualité d’altruisme devrait alors être régulièrement évaluée et plus largement valorisée auprès de la société civile. L’altruisme d’entreprise dans le secteur santé étant une qualité multifactorielle, la simple mesure de la responsabilité d’entreprise, par les agences de notations éthiques classiques, ne semble pas suffire. En effet, il faudra mesurer l’altruisme des entreprises de santé en fonction de leur contribution à l’atteinte des ODD (Objectifs du Développement Durable) ainsi que leur impact sur les attentes de la société civile envers ce secteur, telle que la rentabilité limitée, l’alignement avec les besoins du marché, la justice sociale, et la communication transparente.

Les politiques publiques devraient-elles soutenir ces entreprises de santé altruistes ?

Un positionnement altruiste des entreprises de santé les amènerait probablement à des mesures de relocalisation, de facilitation d’accès au médicament et d’innovations ciblées sur les besoins imminents des usagers. Bien que cela sera assurément positif pour le système et le niveau de santé de l’ensemble des États, ces décisions stratégiques conduiraient ces entreprises à faire face, à court terme, à des coûts d’industrialisations potentiellement plus élevés et un marché plus concurrentiel. Cette prise de risque devra être soutenue par les gouvernements puisque cela aura un impact positif pour l’ensemble des nations : par exemple, élever le niveau de santé dans les pays les plus pauvres et améliorer son impact écologique limitera le coûteux risque d’épidémies mondiales, de migrations des populations et de catastrophes naturelles dans les pays les plus riches.

Cette potentielle dépense publique pour soutenir les entreprises de santé altruistes ne doit donc pas être considérée comme une charge supplémentaire pour le contribuable au profit des grandes puissances, mais au contraire comme le signe d’un système qui priorise le financement sur des secteurs actuellement essentiels, comme cela pouvait être le cas lors de l’augmentation du budget public en matière de défense en temps de conflits militaires. Ce secteur industriel est éminemment stratégique pour chaque État, puisque de lui dépend la bonne santé, voire la survie, de ses citoyens et contribue donc à son rayonnement géopolitique et à l’équilibre économique de sa nation. Investir dans la santé est d’ailleurs un investissement rentable : une étude de l’OMS de 2021 a montré que chaque euro investi dans l’hygiène rapporte 5 euros (en réduisant le nombre de morts prématurées, les dépenses de soins et en augmentant la productivité).

Du côté des industriels, cet effort d’altruisme ne devra pas non plus être considéré comme un geste généreux de philanthropes mais comme l’unique stratégie pérenne pour des acteurs internationaux face à des enjeux de santé mondiale. Une stratégie qui sera d’ailleurs aussi bien bénéfique pour les populations que pour ces industriels à long terme. En effet, alors que certains détracteurs de l’industrie pharmaceutique la désignent comme un acteur vénal se frottant les mains face aux populations les plus malades, quitte à créer quelques symptômes supplémentaires par des effets secondaires dissimulés, une rapide analyse de la situation mondiale montre que les populations en meilleure santé sont bien plus intéressantes pour ces industriels, d’un point de vue financier. Les consommateurs les plus importants des médicaments sont les populations les plus aisées[3], à l’espérance de vie la plus longue et appartenant aux classes sociales les plus élevées[4]. L’élévation de l’exigence et du niveau d’instruction des populations sur les questions d’hygiène et de santé augmente les demandes en médicaments[5]. Permettre l’amélioration de l’état de santé des plus précaires ou des générations à venir est un acte altruiste largement rentable sur le long terme et bénéfique à la société dans son ensemble.

Conclusion :

Chaque génération de consommateurs devrait donc être chérie par les industriels par intérêt financier, si ce n’est par éthique. C’est le principe d’« altruisme rationnel », que défend Jacques Attali s’inspirant de Spinoza, en montrant que « l’altruisme est la forme la plus intelligente de l’égoïsme »[6]  .

L’altruisme des entreprises de santé est donc un pari gagnant que les gouvernements, la société civile et les grands industriels doivent considérer avec sérieux aujourd’hui.

Notes :

[1] Du Breil Louis, Le secteur pharmaceutique dans le monde, Géopolitique de la santé – Vaccins, médicaments, Big Pharma, CONFLITS, 06/2021 [Revue]

[2] Kourilsky Philippe, Le manifeste de l’altruisme, Odile Jacob, 05/2011. [Livre].

[3] IQVIA Institute for Human Data Science, The Global Use of Medicine in 2019 and Outlook to 2023, 01/2019 [Rapport]

[4] INSEE, Structure des dépenses des ménages selon la catégorie socioprofessionnelle de la personne de référence, Données annuelles de 2001 à 2017, 15/09/2020 [Rapport]

[5] Du Breil Louis, Le secteur pharmaceutique dans le monde, op. cit.

[6] Attali Jacques, Altruistes, de gré, ou de force, 03/06/2020 [En ligne]

Pour aller plus loin :

Attali Jacques L’économie de la vie [Livre]. – Paris : Fayard, 2020.

Attali Jacques Pour une économie positive [Rapport]. – 2012.

Barrett Richard L’entreprise inspirée par les valeurs [Livre]. – Paris : De Boeck Supérieur, 2017.

Carayon Patrice Interview Patrice Carayon, président de Chiesi France [Interview]. – Paris : Lucky Link, 15/12/2020.

Cassier Maurice Brevet et santé, Dictionnaire de la pensée médicale, [Livre]. – Paris : PUF, 2004. – ffhalshs-01970644f.

d’Humières Patrick La nature politique de l’entrepreneur : Il n’est pas d’entreprise qui gagne dans un monde qui perd [Livre]. – Paris : Michel De Maule, 29/06/2017.

Getz Isaac L’Entreprise altruiste [Livre]. – Paris : Albin Michel, 2019.

Impact Management Project Five dimension of impact [En ligne]. – Consultation : le 20 Juillet 2021. – https://bit.ly/ImpactManagement.

Kourilsky Philippe Le manifeste de l’altruisme [Livre]. – Paris : Odile Jacob, 05/2011.

Lecomte Jacques Les entreprises humanistes, comment elles vont changer le monde [Livre]. – Paris : Les Arenes Eds, 2016.

LEEM – IPSOS Observatoire Sociétal du médicament – 10e vague [Rapport]. – 2020.

Lucky Link L’importance de l’engagement des entreprises face au COVID [En ligne] // Inspiration Luli. – 15/06/2020. – Consultation : le 15 Juin 2020. – https://www.luckylink.fr/post/l-importance-de-l-engagement-des-entreprises-face-au-covid.

Mackey J. What conscious capitalism really is [Revue] // California Management Review,. – 2011. – Vol. 53 (3). – pp. 83-90.

Nations Unies Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme [Rapport]. – Genêve et New-York : Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, 2011. – HR/PUB/11/4.

Notat Nicole et Senard Jean-Dominique L’entreprise, objet d’intérêt collectif [Rapport]. – Paris : Rapport aux Ministres de la Transition écologique et solidaire, de la Justice, de l’Economie et des Finances du Travail, 09/03/2018.

Observatoire des sociétés à mission Baromètre de l’observatoire – Premier portrait des sociétés à mission [Rapport]. – Paris : Communauté des entreprises à mission, 01/2021.

ONU 17 objectifs pour sauver le monde [En ligne] // Objectifs du Développement Durable. – 2015. – Consultation : le 25 Avril 2021. – https://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/objectifs-de-developpement-durable/.

Sebbag, Robert (Dr) L’industrie pharmaceutique, simple outil ou acteur d’une diplomatie sanitaire ? [Conférence] // Savoirs contre pauvreté (2012-2013) / Politique étrangère et diplomatie de la santé mondiale. – Paris : Collège de France, 17/06/2013. – Groupe Sanofi Aventis.

Sen Amartya, prix Nobel de l’économie en 1998. Un nouveau modèle économique. Développement, justice, liberté [Livre]. – Paris : Odile Jacob, 2000.

Tata Ratan N. [et al.] Why Making Money is not enough [Article] // MIT Sloan Management Review. – 2013. – 4 : Vol. 54.

Wilber Ken Une théorie de tout : Une vision intégrale pour les affaires, la politique, la science et la spiritualité [Livre]. – Paris : Almora, 2014.

Biographie de l'auteure :

Après son diplôme d’ingénieur à l’Institut Supérieur des BioSciences complété par un MS en Marketing Management à l’ESSEC, Oriane Bismuth a travaillé pendant 10 ans en entreprises de santé en marketing et accompagnement au changement.
En parallèle, Oriane s’investit pour différentes associations et ONG sur des missions de plaidoyers politiques, des actions de littératie en santé et d’aide à la reconnaissance d’expertise.
En 2018, Oriane quitte ses fonctions pour se former au Design Thinking, en Gestion et politiques de santé à Sciences Po et en Démocratie sanitaire à l’Université des patients de la Sorbonne.
Elle fonde le cabinet de conseil Lucky Link qui sensibilise les entreprises sur leur fort impact sociétal en matière de santé publique.
Elle s’appuie pour cela sur la force de l’altruisme rationnel et les méthodologies d’intelligence collective afin de faciliter l’éclosion de solutions de santé innovantes, pérennes, co-construite et pertinentes.
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