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Peut-on éprouver un sentiment d’invulnérabilité dans l’effort au travail ? L’épreuve du « colosse aux mains d’argile » racontée par Marie PEZE (partie 1/2)

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Article rédigé par Marie PEZE,  Docteur en Psychologie, psychanalyste, expert judiciaire près la Cour d’Appel de Versailles.  Fondatrice du réseau Souffrance & Travail et auteure de plusieurs ouvrages, dont le dernier publié en 2017,  « Le burn-out pour les nuls » aux Editions First.


N°23, Juillet 2019


 

«Celui qui n’aime pas son travail, il n’aime pas sa vie. Et celui qui n’aime pas sa vie, il est mort. »

 

Le colosse [1] a 46 ans. Tombé d’un échafaudage en avril 1997, il s’est brisé les deux poignets, ouvert  l’arcade sourcilière, a perdu quelques dents sur le ciment. Opéré des poignets par brochage, il est sorti au quatrième jour d’hospitalisation.  La parcellisation des tâches touche l’organisation des soins autant que les chaînes de montage. 

On ne s’est pas demandé d’où il venait, où il allait, tout en ayant efficacement et mécaniquement remis en place ses éclatements osseux, surveillé ses constantes sanguines et sa température. Qui s’est inquiété, en le laissant sortir si tôt après un tel traumatisme, du fait qu’il était seul en France, vivait dans un foyer et qu’avec deux mains brochées, il n’a pas pu se laver, s’habiller, se nourrir et assumer ses besoins physiologiques pendant plusieurs semaines ?

On a économisé ponctuellement des journées d’hospitalisation dans une vision comptable de la santé. L’algodystrophie[2] qui s’est immédiatement déclenchée aura coûté très cher à la Caisse primaire d’assurance maladie du patient et donc à  la collectivité.

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La prise en charge de cet homme de 46 ans par une équipe médicale spécialisée

Notre équipe de la douleur prend ce patient en charge au bout de dix mois, le chirurgien qui le suit se sentant dans l’impasse. Les mains sont oedématiées, douloureuses, gonflées comme des baudruches qu’il tient devant lui, inertes. Lorsque nous reprenons un dossier de patient douloureux chronique[3], notre première démarche clinique est de remettre le diagnostic à plat. Il est souvent incomplet. L’algodystrophie (désormais requalifiée syndrome douloureux régional complexe ou SDRC[4]) réunit quatre critères diagnostiques dont les trois derniers sont essentiels : l’existence d’un événement nociceptif[5] initiateur ou d’une cause d’immobilisation ; une douleur continue, une allodynie[6] ou une hyperalgésie[7] telle que la douleur est disproportionnée par rapport à tout stimulus déclenchant ; l’apparition d’un œdème, d’une altération de la vascularisation cutanée ou d’une anomalie de l’activité sudoromotrice de la zone douloureuse ; ce diagnostic est éliminé par l’existence d’autres états pouvant rendre compte autrement d’un tel niveau d’impotence et de douleur.

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L’algodystrophie : une conséquence immédiate de l’accident qui impacte sur le devenir professionnel de cet homme blessé

L’algodystrophie du patient est évidente car elle répond aux quatre critères et est maintenant ancienne. L’examen électrique pratiqué permet de découvrir une compression nerveuse au canal carpien et une atteinte sévère des muscles intrinsèques des deux mains. L’IRM retrouve une atteinte des vertèbres C5-C6, C6-C7. Travailler sur des chantiers de travaux publics use le corps. L’accident de travail vient souvent décompenser des atteintes musculosquelettiques jusque là restées silencieuses.

Depuis l’accident et l’apparition de l’algodystrophie, le chirurgien traitant a multiplié les petits arrêts successifs dans un souci de prudence. Ces arrêts au coup par coup indisposent pourtant les médecin-conseils. L’usage pour un médecin-conseil est souvent de consolider un dossier au bout d’un an d’arrêt de travail, décision qui sonne le glas du versement des indemnités au titre de l’accident de travail. Décision qui signifie aussi le retour brutal à l’ancien poste de travail que le patient n’est pas toujours en état, physiquement et psychiquement, de reprendre.  Anticiper cette échéance, connaître les autres statuts possibles du blessé séquellaire et « partager » son patient avec le médecin du travail et le médecin-conseil est une nécessité thérapeutique peu pratiquée.

Quand un dossier comporte des éléments cliniques lourds engageant le devenir professionnel du patient, l’élaboration de la meilleure stratégie médicale et administrative est un outil thérapeutique, au même titre que les soins médicaux. Parcours administratif contraignant, sans grand intérêt intellectuel quand on est thérapeute mais dont il faut comprendre les enjeux.

Notre système de soin peut devenir, si l’on ignore ses contingences administratives,  un entonnoir pathogène dans lequel le patient va se perdre. Les situations d’impasse médico-juridique aggravent l’angoisse du patient ou la génèrent plus radicalement, source de décompensation psychique ou somatique expérimentale.

Un besoin impérieux de reconnaissance au travail affaiblit par la diminution de sa force physique

La méconnaissance de la réalité du poste de travail de son patient par le praticien est fréquente. Elle lui rend souvent difficile la compréhension des réticences du travailleur au moment de retourner à son poste et des enjeux identitaires de la reprise du travail. Cette ignorance est source de diagnostic abusif : simulateur, tire-au-flanc…

Les rapports de l’homme au travail sont regardés de loin, comme un domaine où la clinique n’a pas sa place. La résonance entre le champ du travail et la construction de l’identité personnelle est cependant constante. La construction de l’identité est tributaire du regard d’autrui, dans le champ amoureux comme dans le champ social. La plupart des sujets en bonne santé espèrent donc avoir l’occasion grâce au travail d’accéder à une reconnaissance de leur valeur. Cette demande de reconnaissance n’est pas uniquement financière.

Lorsque le travail est reconnu, efforts, fatigue, doutes, découragements prennent sens. Souffrance et plaisir au travail «s’équilibrent », consolidant la construction identitaire aux niveaux corporel, mental, social.

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Son témoignage saisissant lorsqu’il parle de son métier sur les chantiers, dont l’accident mortel fait partie des risques

Le colosse parle de son travail.  Il évoque sa vie sur les chantiers, le vent, le froid, la force physique nécessaire pour soulever poutres et madriers. Il se lève immédiatement pour me montrer. Tout son corps participe à cette gestuelle professionnelle qui lui manque.

Avant les techniques instrumentales, il y a l’ensemble des techniques du corps[8].  Les gestes de métier  ne sont pas que des enchaînements musculaires efficaces et opératoires[9]. Ils sont des actes d’expression de la posture psychique et sociale adressés à autrui. C’est un homme costaud, trapu, fier de sa force. Dans cet agir expressif[10], seules les mains sont hors circuit depuis près d’un an maintenant. Il enchaîne à ma demande sur le récit minutieux de l’accident.

« Je ne sais pas comment je suis tombé. Je me souviens que j’ai agrippé une planche et qu’elle m’a lâché. Elle devait être mal clouée. En dessous, il y avait du béton avec des tiges armées. Une tige tous les un mètre cinquante. Je me suis dit en tombant, il ne faut pas que tu t’empales sur les tiges. Vous savez avec les outils et le matériel accrochés à la ceinture, on pèse 15 à 20 kg de plus. J’ai mis les bras en avant pour protéger ma tête. Je suis tombé entre deux tiges, sur le béton. C’est le destin si je ne suis pas mort. »

Il raconte qu’un mois avant lui, un camarade est mort en tombant du même échafaudage. Celui-là s’est fracassé la tête. Et trois mois avant, à Dunkerque, sur un autre chantier, un copain qui travaillait dans un trou s’est fait éventrer par les crochets d’un godet de pelleteuse devant lui.

 « C’est mon métier, il est comme ça. Le risque, on n’y pense pas, autrement on peut pas travailler. Tous les jours, il y a des morts sur les chantiers. J’ai vu un grutier happé par le filin de sa grue. Il a été découpé en morceaux tout en tombant. C’est un métier à risque, le bâtiment. On y gagne bien sa vie. Moi, avec les heures supplémentaires, je me faisais 16 000 Francs par mois. Mais on risque gros… On est des hommes, on pleure pas. Je regarde les reportages sur les ouvriers de New York, à la télé. Ils courent le long des poutres d’aciers à des centaines de mètres de hauteur, comme des danseurs, sans sécurité. C’est pire que nous. De toute façon, celui qui n’aime pas son travail, il n’aime pas sa vie. Et celui qui n’aime pas sa vie, il est mort. »

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Quand le quotidien des travailleurs de chantier entretient le « culte de la virilité » et annule le risque de « chute »  

La crudité de sa litanie sanglante relève d’une sommation d’événements traumatiques et de ses effets sur le fonctionnement mental. Cauchemars, insomnie, sidération, images fixes de l’accident, présentation sans affect, imagerie violente, tout signe la névrose traumatique qui dure depuis des mois  et  n’a pas été diagnostiquée. On demande rarement à un blessé de raconter son accident ou seulement pour rattacher le bilan des lésions organiques à une cause mécanique précise. L’effraction psychique n’est pas prise en compte.

On ne déplace pas de cellule médico-psychologique pour les travailleurs qui tombent d’un échafaudage. Sur les chantiers, l’exposition aux risques d’accidents graves est cependant constante. La peur devrait l’être aussi. «  Le risque, on n’y pense pas, autrement on ne peut pas travailler » dit le colosse.

Effectivement, le sentiment de peur est incompatible avec la poursuite du travail. Il s’agit de lutter contre la perception consciente de la peur. Alors les travailleurs érigent en défense une «culture de la virilité » qui vise à tourner en dérision le danger. Ils pratiquent bravades et défis. La désobéissance et l’indiscipline sont des comportements habituels, connotés positivement comme signes extérieurs de courage. Ces travailleurs affichent un goût certain pour les manifestations de force musculaire, d’agilité, voire pour les prouesses physiques. Les «concours » sont la vie ordinaire du chantier. Si on ne s’y plie pas, on est une «pédale », une «femmelette ». On n’est pas un homme.

Le culte de la virilité qui règne sur les chantiers interdit la plainte pour la santé des corps, pour la souffrance psychique. Se plaindre, être angoissé, hésitant, inquiet sont des attitudes efféminées. Alors, on ne parle pas de sa peur. Le maintien de ce déni collectif soude le groupe. Le déni pourrait logiquement déboucher sur un délire. Il n’en est rien parce que ce déni est assumé collectivement et non individuellement[11].

Celui qui ne souscrit pas à la stratégie défensive est à lui seul, par son comportement timoré, une menace pour le groupe. C’est parce que tous partagent la discipline impliquée par la stratégie collective de défense que les ouvriers se reconnaissent entre eux comme membres d’un même collectif et qu’ils «tiennent » au travail. Ces stratégies défensives ont les inconvénients qu’on imagine. Elles gênent les campagnes de prévention, ajoutent des risques supplémentaires, mais elles ont une valeur fonctionnelle fondamentale.  Quand on écoute le colosse, on voit qu’elles servent à dénier les cadavres des camarades.

 

L’accident, surtout lorsqu’il est grave et qu’il engage la confiance dans les gestes professionnels des autres, comme ici la planche mal clouée, vient ébranler le déni du danger.

Le travailleur ne peut plus faire semblant d’ignorer que son métier comporte des dangers graves. Le retour au poste de travail est à la fois désiré consciemment et craint inconsciemment. La situation d’impasse psychique est évidente.

La somatisation est logique, elle atteint l’organe de travail et rend le retour au chantier impossible.

Lire la suite de cet article le mois prochain

 


Pour aller plus loin : 

[1] Marie Pezé, « Corps érotique et corps au travail : les hommes de métier », Travailler, n°1, 1998, Martin Média, p. 79-101.

[2] Syndrome douloureux associant raideur articulaire, œdème,  hypersudation des membres et surtout de leurs extrémités.

[3] Une douleur aiguë devient syndrome douloureux chronique entre 3 et 6 mois après sa date d’apparition.

[4] D.M. Justins, Syndromes douloureux régionaux complexes (SDRC) in Douleurs, L. Brasseur, M. Chauvin, G.Guilbaud, Maloine, 1997,  p. 519-527.

[5] Perception douloureuse.

[6] Douleur causée par un stimulus qui normalement ne produit pas de douleur.

[7] Réponse exagérée à une stimulation douloureuse.

[8] Marcel Mauss, Les techniques du corps in Sociologie et anthropologie, PUF, 1936

[9] Christophe Dejours,  Dominique Desssors, Pascale Molinier, P., « Comprendre la résistance au changement », Document du Médecin du Travail, INRS, N°58, 1994, p. 112-117.

[10] Christophe Dejours, Recherches psychanalytiques sur le corps, Payot, Paris, 1989.

[11] Christophe Dejours, « Pour une clinique de la médiation entre psychanalyse et politique : la psychodynamique du travail », Trans, (Montréal), n°3, p.131-155.

Marie PEZE, Portrait 2

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Nous remercions vivement notre spécialiste, Marie PEZE , psychanalyste et docteur en psychologie, ancien expert judiciaire (2002-2014), est l’initiatrice de la première consultation « Souffrance au travail » au centre d’accueil et de soins hospitaliers de Nanterre en 1996. À la tête du réseau des consultations Souffrance et Travail, ouvert en 2009 le site internet Souffrance et Travailpour partager son expertise en proposant sa Rubrique mensuelle, pour nos fidèles lecteurs de www.managersante.com 


Biographie de l’auteure :
Docteur en Psychologie, psychanalyste, expert judiciaire près la Cour d’Appel de Versailles. Responsable de l’ouverture de la première consultation hospitalière « Souffrance et Travail » en 1997, responsable du réseau des 130 consultations créées depuis, responsable pédagogique du certificat de spécialisation en psychopathologie du travail du CNAM, avec Christophe Dejours. En parallèle, anime un groupe de réflexion pluridisciplinaire autour des enjeux théorico-cliniques, médico-juridiques des pathologies du travail qui diffuse des connaissances sur le travail humain sur le site souffrance-et-travail.com Bibliographie : Le deuxième corps, Marie PEZE, La Dispute, Paris, 2002. Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés, Pearson, Paris, 2008, Flammarion, collection champs en 2009 Travailler à armes égales, Pearson, 2010 Je suis debout bien que blessée, Josette Lyon, 2014

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Docteur en Psychologie, psychanalyste, expert judiciaire près la Cour d’Appel de Versailles. Responsable de l’ouverture de la première consultation hospitalière « Souffrance et Travail » en 1997, responsable du réseau des 130 consultations créées depuis, responsable pédagogique du certificat de spécialisation en psychopathologie du travail du CNAM, avec Christophe Dejours. En parallèle, anime un groupe de réflexion pluridisciplinaire autour des enjeux théorico-cliniques, médico-juridiques des pathologies du travail qui diffuse des connaissances sur le travail humain sur le site souffrance-et-travail.com Bibliographie : Le deuxième corps, Marie PEZE, La Dispute, Paris, 2002. Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés, Pearson, Paris, 2008, Flammarion, collection champs en 2009 Travailler à armes égales, Pearson, 2010 Je suis debout bien que blessée, Josette Lyon, 2014

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