Nouvel article publié par Vincent CRISTALLINI, Docteur en sciences de gestion, Habilité à diriger des recherches, Président fondateur de l’équipe de recherche-action Endogène.
Il est également auteur de plusieurs ouvrages, notamment le dernier intitulé « Le génie managérial« , publié en Juin 2022 aux éditions EMS Management & Société.
N°3, Juin 2023
Relire la première partie de cet article.
Le présent article, deuxième d’une série de trois consacrée au sujet crucial du professionnalisme, s’inscrit dans le cadre de recherches cliniques sur la vie des organisations.
Dans le premier article de cette série, nous nous sommes penchés sur la question « Le professionnalisme est-il un humanisme ? » et avons démontré son caractère altruiste (voir à ce sujet l’article Le professionnalisme est-il un humanisme ?). Nous avons vu que le professionnalisme consiste à prendre soin de son environnement, de ses partenaires internes et externes, et qu’il est une condition sine qua none de la performance durable. Nous avons également montré que faire preuve de professionnalisme suppose une conscience et un certain investissement en énergie, qui ne peut être maintenu sur le long terme sans une politique managériale forte et cohérente, basée sur le professionnalisme.
Dans ce deuxième article nous nous attacherons à répondre à la question « Peut-on encore faire confiance aux professionnels ? » en questionnant la signification généralement admise du professionnalisme, à travers sa mise en perspective avec des termes tels que l’amateurisme ou l’excellence. Nous montrerons ici en quoi certains raccourcis nous ont amenés à présupposer qu’être un professionnel amène nécessairement à des gestes et décisions empreintes de professionnalisme, ce qui n’est pas toujours observable, loin s’en faut. Cette analyse nous conduira vers une définition du professionnalisme multi-facettes et opératoire, que nous traiterons dans le prochain article.
De citoyen à professionnel, du professionnel au professionnalisme
Le dictionnaire de la langue française précise que le professionnalisme est le fait d’être professionnel. Cette définition oppose le mot de professionnel à ceux d’amateur et de dilettante.
Le suffixe « isme » vient en outre consacrer, au travers du mot professionnalisme, la possibilité d’appartenir à la catégorie de ceux qui sont professionnels. Comme le fait de pratiquer comme un amateur conduit à l’amateurisme.
Pour ce qui concerne les sciences de gestion, le fait de franchir le seuil d’une organisation met en situation de professionnel puisqu’on troque sa casquette de citoyen avec celle du rôle et du métier à tenir. Ainsi, la transposition stricte de la définition dans notre discipline pose d’emblée des difficultés. En effet, la place tenue dans l’organisation confère naturellement le statut de professionnel et, d’après le langage courant, entraîne ipso facto l’appartenance au professionnalisme. Or, la vie des organisations montre qu’il reste aux acteurs à réaliser leur activité professionnelle avec qualité tous les jours, ce qui relève d’une conception moins automatique et plus exigeante du professionnalisme.
Bellenger (1995) est un des rares auteurs à traiter du professionnalisme en tant que tel. Il le décrit comme une exigence saine qui se décline en différents types de comportements et de valeurs. La consistance, l’écoute, l’engagement étant au nombre de ces comportements par exemple. Il montre à quel point le concept de professionnalisme nécessite une énergie et une détermination fortes pour ceux qui le pratiquent ou qui tentent de le développer.
Différentes voies pour une même quête : la réussite et l’efficacité
Il reste que le thème le plus proche du professionnalisme dans la littérature est celui de l’excellence. À ce propos, Saielli et Vignon (1998) parlent même du professionnalisme d’une personne comme vecteur de son excellence. Ce thème crucial a malheureusement été sacrifié sur l’autel de la mode et des contre-modes en management. Aubert (1996), note que l’excellence est devenue une forme d’utopie managériale et un mythe inaccessible. Tout s’est passé dans ce domaine comme si certains auteurs présentaient l’excellence comme une solution, presque aisée, aux maux des entreprises, et que d’autres se sont attachés à leur montrer qu’il s’agissait d’une utopie. L’excellence a été rangée au rayon des idéologies alors qu’elle est, selon nous, un concept fondamental du progrès, de la qualité, de la réalisation de l’Homme. La relativisation du concept d’excellence a conduit à rester sur place en termes de recherche de progrès décisifs sur le sujet même du professionnalisme. L’excellence n’est pas une solution, ce n’est pas non plus une manière d’agir, c’est un objectif.
L’excellence serait alors un idéal, tandis que le professionnalisme est une nécessité. Le contact répété avec les entreprises nous a résolument écarté de l’image idyllique des équipes motivées et joyeuses qui ont envie de se lancer à corps perdu dans l’innovation et le progrès. Le développement du professionnalisme serait plutôt un travail déterminé qui demande une énergie de tous les instants, et renouvelée en permanence. Ceci pourrait être traduit par un slogan plus trivial : « Faites preuve de plus de professionnalisme et vous obtiendrez plus d’excellence ». L’inverse n’est pas vrai car le professionnalisme est le moyen de l’excellence, cette dernière n’étant en réalité qu’un résultat. De nombreux auteurs sur le sujet de l’excellence, qui décrivaient des pratiques de mise en œuvre de l’excellence, décrivaient en fait le professionnalisme.
Le professionnalisme comme moyen d’atteindre l’excellence
Des années de traque et de traitement des dysfonctionnements dans les entreprises, et surtout la conduite du changement aux côtés des acteurs dans l’entreprise, nous ont montré que le dilettantisme et l’à peu près sont très répandus. C’est le cas chez de très nombreux professionnels, parfois selon les moments, et à des degrés divers. Le professionnalisme est une manière de tracer une première voie modeste, progressive et réaliste vers l’excellence compte tenu de l’état dysfonctionnel et conflictuel des entreprises.
« On demande aux nouveaux opérateurs de savoir gérer une alarme au bout de deux jours. Ce n’est pas raisonnable. On fait de l’à-peu-près. »
« Quand mes techniciens ne peuvent pas finir un SAV, ils n’appellent pas la Planification pour reprogrammer une intervention. Cela finit par traîner et on perd la trace des SAV. »
« Je ne comprends pas que certains commerciaux ne connaissent pas les références et les tarifs des produits qu’ils vendent. Je perds dix minutes à chaque fois pour leur répondre. »
« Les formations sur les nouveaux produits ne sont pas assez anticipées. Je suis sûr que l’ensemble des techniciens ne connaît pas les nouveaux produits. »
« Aucune information sur les problèmes clients n’est communiquée au poste de contrôle. Nous traitons les appels ‘sinistres’ sans aucune connaissance du dossier. »
Le professionnalisme est omniprésent dans toutes les situations d’entreprise puisqu’il s’agit de qualifier ou d’évaluer la qualité des décisions et du passage à l’acte des personnes.
Tout acte est produit avec un certain degré de professionnalisme puisqu’il met en jeu tous les mécanismes qui permettront de dire pendant et après l’action, si l’acte en question est empreint de professionnalisme ou non. Il en va ainsi de l’énergie et de l’entrain d’une personne, de son comportement vis-à-vis des autres. C’est aussi la méthode qu’elle emploie pour parvenir à ses fins. C’est l’expérience qu’elle retire et qu’elle capitalise de sa propre action.
Le professionnalisme est donc un concept « hologramme » qui donne un certain relief à n’importe quel acte, de n’importe quelle personne, dans une organisation. Toutes les fonctions de l’entreprise (RH, comptabilité, production, qualité…) sont impliquées dans le professionnalisme. Toutes les personnes et tous les groupes sont soumis au jugement du professionnalisme. Les choix d’orientations stratégiques, d’organisation, d’investissement sont soumis au professionnalisme et auront un impact sur lui.
Si le concept de professionnalisme est omniprésent dans les entreprises, il s’agit de lever une ambiguïté sémantique. Les acceptions du mot professionnalisme ont largement dépassé la définition de base qui est le fait d’être professionnel.
Pourquoi le manque de professionnalisme n’est-il pas toujours perçu, ni nommé comme tel ?
L’opposition simple entre amateurisme et professionnalisme, dans la définition de base du professionnalisme est simpliste car elle est trop binaire. Elle signifie littéralement qu’un amateur n’est pas professionnel et par contrecoup qu’un professionnel a dépassé le stade amateur.
Quand on sait, de plus, que le mot amateur est très connoté par le plaisir et la recherche personnelle, on se dit avec un peu de cynisme que les professionnels sont donc des personnes vouées à s’ennuyer par obligation. Un humour de bon aloi nous dirait qu’il ne faut pas s’étonner de l’état d’être du monde professionnel aujourd’hui.
En fait, il s’est produit un saut logique tout à fait considérable en passant du mot professionnel au mot professionnalisme, comme si c’était un continuum, ce qui n’est pas le cas. Le professionnalisme serait un état de fait lié à la simple appartenance à la catégorie des professionnels. Alors que le professionnalisme est chargé de sens et de connotations variées liées à des comportements et des réalisations.
Des amateurs font preuve d’un grand professionnalisme
Comme nous l’avons dit plus haut, le vocabulaire ne suffit pas toujours à rendre compte de la réalité véhiculée par les concepts. Cela pourrait conduire à redéfinir certains mots dont le sens a évolué.
Lorsqu’un amateur fait de grandes et belles choses dans un domaine, on dit parfois que cela est digne d’un professionnel. Mais quand ces choses n’ont jamais été faites par un professionnel on tombe sur cette impasse de l’opposition simple entre amateur et professionnel comme grille de lecture de la qualité d’être et des réalisations d’une personne.
Le célèbre « travail de pro » résume trop mal le fait qu’il s’agit d’un travail de professionnel … ayant bien fait son travail ! Donc d’un professionnel, par exemple, ayant fait preuve de professionnalisme. Plus généralement, toute personne est à même de faire preuve de professionnalisme, y compris un amateur, à l’occasion d’une activité quelconque. Le professionnalisme est plus que le fait d’être professionnel. C’est aussi le fait d’atteindre des résultats et de se comporter d’une certaine manière. Notamment de se donner les moyens de parvenir à un résultat.
Il conviendrait alors de distinguer clairement :
- le professionnel, qui est une personne qui fait sa vie autour d’un métier, parce que ses qualités reconnues ou supposées le lui permettent, à qui on opposera l’amateur dont une activité n’est pas le métier ;
- le professionnalisme, qui est une manière de se comporter et d’agir pour parvenir à des résultats, au sein d’une entreprise, d’une profession, plus globalement d’une organisation.
Nous proposons donc de positionner le professionnalisme comme un concept des sciences de gestion à part entière, qui mérite une étude approfondie. Ce qui le distinguerait d’un vague critère d’appréciation peu opérationnel ou anecdotique. Nous pensons au contraire que le concept de professionnalisme est fondamental.
Savoir mettre en œuvre les moyens d’arriver à un résultat
Le mot professionnel lui-même comporte plusieurs sens. Il regroupe les membres d’une profession par exemple. Plus subtilement, le langage courant a aussi induit l’idée que le professionnel sait faire avec ses mains, pour ce qui concerne les artisans par exemple. On trouve aussi l’idée que toute personne qui réalise un travail bien fait est un professionnel.
Les couples [décisions/gestes] sont permanents dans l’activité d’un professionnel. Le professionnalisme va consister à les enchaîner efficacement jusqu’à un ou des résultats très bons, voire excellents. Le professionnalisme consiste aussi à évaluer, jauger et fixer les niveaux de résultats.
À force de galvauder le mot professionnel dans le langage courant ou celui des entreprises, et surtout de ranger les personnes dans des grandes classes professionnelles, on a induit l’idée que le professionnalisme était un acquis lié à l’appartenance à ces classes, ce que la réalité quotidienne contredit singulièrement dans de très nombreuses professions. De nombreuses certifications, groupements et autres labels viennent justement au secours du professionnalisme en nettoyant les mauvaises pratiques au sein même de ces professions. Le professionnalisme d’un professionnel reste toujours à démontrer.
Par cette logique d’appartenance, réservée à certaines professions de fait, on a fini par occulter le fait que tout acteur en organisation est un professionnel en puissance, dont on pourrait logiquement attendre et/ou développer le professionnalisme. Pourquoi certains métiers « nobles » ont-ils des règles de l’art et d’autres non ? La réponse est peut-être qu’un métier ne peut pas être noble tant que l’on n’a pas défini et démontré à l’environnement qu’il repose en effet sur des règles de l’art, et que cela se « voit » dans les résultats. Saielli et Vignon (1998) développent cette idée de normes sous-jacentes dans le professionnalisme. D’ailleurs, pour ces auteurs, ces normes qu’ils qualifient d’équations managériales, concourent à définir ce qu’est un « professionnel de l’excellence. ». On constate de nos jours que de très nombreux professionnels se regroupent pour échanger sur leurs pratiques et leurs métiers, dans un mouvement général de meilleure définition des critères d’excellence dans leurs domaines.
Conclusion
Ainsi, nous réalisons que le professionnalisme apparaît comme un ensemble de pratiques et de comportements permettant d’atteindre l’excellence et prenons conscience que le statut de professionnel ne confère pas automatiquement à son porteur la capacité à en faire preuve. Dans cette perspective, le professionnalisme se révèle être une qualité potentielle dont peut témoigner, ou non, un professionnel. Ainsi, nous comprenons que la réponse à la question « Peut-on encore faire confiance aux professionnels ? » dépend en réalité de leur capacité à réunir et mettre en pratique l’ensemble des principes qui caractérisent le professionnalisme, dont l’application est rarement spontanée.
Après avoir montré l’importance du professionnalisme dans le développement des performances des organisations et nous être penchés sur les malentendus associés à la signification généralement admise du professionnalisme, nous proposerons, dans le prochain article de cette série, une définition multifacette et opératoire du professionnalisme. Nous montrerons que le professionnalisme est en réalité un véritable système de pensée, qui repose sur des principes explicites, aux fondements de toute politique de management qui aurait pour juste et saine ambition d’améliorer le niveau de professionnalisme dans une organisation.
Pour aller plus loin :
- Georges A. Legault, Professionnalisme et délibération éthique, Presses de l’Université du Québec, 2005
- Bertrand Dubreuil, Le professionnalisme en action sociale et médico-sociale – Des savoir-faire à reconnaître et affirmer, Dunod, 2009
- John Motsamai Modise et Thulani Zengele, Professionnalisme policier : professionnalisme dans la police, Éditions notre savoir, 2022.
Les publications de l'auteur :
- Site : Endogène : vivre la métamorphose
- Cristallini V., L’habileté managériale – Réalisme et courage en management, Éditions EMS, 2009
- Cristallini V. et Seghier S., Diriger est un métier – Les 7 rôles incontournables du dirigeant, Éditions EMS, 2020
- Cristallini V., Mettre fin à tous les conflits – Aux racines de la cohésion, Éditions EMS 2021
- Cristallini V. et Mille G., Nature humaine et management des personnes – Rôles et postures incontournables du manager, Éditions EMS, 2022