Nouvel article publié par Suzy CANIVENC, Docteure en sciences de l’information et de la communication.
Ses travaux portent sur les innovations socio-organisationnelles. Elle est enseignante à L’UCO de Guingamp et chercheuses associée à la chaire FIT (Futus de l’Industrie et du Travail) de Mines Paris PSL.
Elle est auteure de nombreux articles dans des ouvrages et revues académiques. Son dernier livre publié en Novembre 2022 est intitulé « Les nouveaux modes de management et d’organisation : innovation ou effet de mode ?« , aux éditions de la Presse des Mines.
Depuis les années 2010, les entreprises s’intéressent activement à de nouveaux modes de management et d’organisation (NMMO) en raison de changements de contexte majeurs : environnement concurrentiel exacerbé, transformation numérique des activités, nouvelles attentes des salariés, intégration de critères de performance sociaux et environnementaux …Le modèle hiérarchique issu de Taylor se révèle de plus en plus inadapté à ces évolutions et de nouveaux courants foisonnent pour inspirer les entreprises contemporaines dans leur transition : lean, méthodes agiles, entreprise libérée, holacratie ou encore organisations opale, autant de concepts en vogue qui prétendent répondre à certaines de ces problématiques mais qui pâtissent souvent d’un certain flou conceptuel et d’un manque de recul critique. L’ouvrage de Suzy Canivenc[1] « Les nouveaux modes de management et d’organisation, innovation ou effet de mode »[2] se propose justement de leur donner la profondeur historique, théorique et empirique qui leur manque parfois dans les débats actuels.
En se basant sur plus d’une siècle de travaux en sciences et sociales ainsi qu’un panel de 17 organisations très diversifiées[3], cet ouvrage cherche à capitaliser les nombreux enseignements que ces recherches et expérimentations ont généré. En matière de santé au travail, cette synthèse révèle notamment des réactions individuelles très contrastées face au déploiement des NMMO, qui ont cependant toutes pour point commun d’accroître les risques psycho-sociaux.
Extraits choisis :
Résistances, retraits et départs
Le mode de fonctionnement décentralisé et participatif induit par les NMMO peut engendrer chez les salariés de la résistance ou une forme de mise en retrait, pouvant aboutir au même résultat : le départ volontaire. Ces phénomènes « de résistance, d’indifférence ou d’apathie » ne sont pas nouveaux comme en témoignent les recherches menées dans les années 1980 et 1990 sur les cercles de qualité et autres groupes d’expression[4]. Certains salariés ne parviennent pas à trouver leur place dans ces nouveaux modes de fonctionnement. Ne partageant pas le « profil type » attendu, ils rejettent la participation active qui leur est demandée et préfèrent se concentrer sur l’activité productive pour lequel ils estiment avoir été embauchés. Une attitude qui peut leur être rapidement reprochée, créant un climat de tension anxiogène dans les équipes et des situations de souffrance individuelle marquée.
Face à ces situations déconcertantes, certains incriminent rapidement le manque de maturité de ces « retraitistes »[5] et invoquent leur « résistance au changement ». Il semble nécessaire de déconstruire ces préjugés hâtifs.
Si effectivement certains salariés préfèrent un travail sans initiative ni responsabilité, est-ce pour autant toujours le signe d’une immaturité ? N’est-ce pas ici partir du postulat arbitraire selon lequel le cinquième étage de la pyramide de Maslow[6] (la réalisation de soi) primerait sur tous les autres ? Face à la précarité et au risque de chômage, Martin[7] soulignait déjà dans les années 1990 que « pour beaucoup de salariés, l’expression devient un enjeu secondaire ». En outre, l’accomplissement de soi n’est pas nécessairement du seul ressort de l’activité professionnelle et se réalise également par les loisirs, l’implication bénévole dans des associations, le militantisme, etc. Le manque d’attrait pour l’autonomie au travail ne signifie pas nécessairement que l’individu rejette en bloc toute prise d’initiative et qu’il est donc immature.
Bien d’autres explications peuvent être apportées au manque d’enthousiasme de certains salariés face à ces nouveaux modes de fonctionnement. Les démarches de transformation sont parfois menées de façon brutale : du jour au lendemain, les routines habituelles sont jetées aux orties, laissant les salariés évoluer sans repères dans un environnement rendu anxiogène, tout en étant sommés de poursuivre la production à la même cadence. Un témoignage issu de notre panel illustre parfaitement cette situation : « La transition a été particulièrement dure pour les cercles logistique, expédition, pose. Ils sont en bout de chaîne et ils ont pris tous les problèmes. […] On ne leur a pas donné d’alternative. Du jour au lendemain, on a enlevé la personne qui était chargée de faire avancer l’atelier sans donner de moyens alternatifs.[8] »
Ces transformations se caractérisent souvent par un manque de moyens accordés aux salariés pour s’approprier leur nouveau rôle : manque de temps, d’information, de formation, d’outils, de budgets, etc. Le tout avec des intentions qui paraissent floues ou sont mal expliquées. En ce sens, « l’injonction d’autonomie est souvent associée à l’injonction d’accepter l’incertitude et de la transformer en norme »[9], avec des effets étonnants : « Avant, dans un univers traditionnel, les marges de liberté individuelle étaient précieuses et sources de pouvoir. Maintenant, dans un monde du travail radicalement ouvert, libre et incertain, elles deviennent curieusement pesantes, sources de contraintes et de pressions psychologiques fortes »[10]. Les employés deviennent alors demandeurs de règles et d’objectifs clairs et limités. Ainsi, comme le note Zarifian[11], « la sortie des repères de la période précédente de la condition salariale est difficile. Elle peut entraîner, paradoxalement, bien des nostalgies concernant la société disciplinaire », amenant les salariés à demander un retour de la hiérarchie.
Le manque d’accompagnement est fréquent. Tout se passe comme s’il suffisait de décréter l’autonomie pour qu’elle advienne, comme s’il suffisait de mettre des gens dans une salle de réunion une heure par semaine pour que la magie opère. Mettre en place des instances de concertation et de délibération collective part d’une intention louable mais qui est loin d’être suffisante pour assurer une réelle participation de tous. Elles ne résolvent en rien les inégalités culturelles et psychosociologiques des membres qui se cristallisent notamment dans les échanges verbaux. Nombre d’entreprises butent ainsi sur l’incapacité des acteurs à changer de posture professionnelle. Mais ce n’est pas forcément le fait d’une attitude réfractaire : nombreux sont ceux qui doutent de leurs capacités et ne souhaitent pas supporter l’angoisse qu’impliquent l’expression ou les prises de décisions, d’autant plus si on leur donne un « droit à l’erreur » purement déclaratif.
L’absence de contreparties offertes par l’entreprise peut également expliquer le refus d’assumer une charge de travail et une charge cognitive supplémentaires. Ce phénomène avait déjà été souligné par Martin : « la contradiction majeure des politiques de participation manipulatoire réside dans l’illusion que l’on peut durablement mobiliser les salariés comme acteurs sans leur offrir de contreparties. »[12]. La contribution active apportée à la transformation, s’accompagne rarement d’une augmentation de salaire ou de primes, alors même que les salariés récupèrent des tâches additionnelles, y compris certaines anciennement dévolues à l’encadrement. « En ce sens, beaucoup de politiques dites de modernisation ne servent qu’à mobiliser les salariés pour les faire travailler davantage, sans aucune garantie de la sécurité ou de la progression de la carrière »[13].
Les salariés sont rarement dupes et certains perçoivent très bien les pratiques manipulatoires qui se cachent derrière les discours enchanteurs, consistant à les faire participer à leur propre aliénation. Selon le climat de l’entreprise et l’état du dialogue social, les représentants des salariés peuvent contribuer à renforcer la méfiance entre les parties. La seule option semble alors être le retrait : « à la manipulation, les acteurs de base opposent ainsi le contre-pouvoir de la force d’inertie »[14].
Les cadres supérieurs et intermédiaires ne sont pas en reste. Ce sont souvent les plus nombreux à s’opposer à la « libération » de l’entreprise. Leur résistance n’est pas seulement naturelle, elle est rationnelle car leur place dans l’entreprise transformée est réellement menacée. Tout comme les opérationnels, ils ne sont souvent pas assez accompagnés et ont le sentiment justifié d’être mis de côté autant lors de la décision de la transformation organisationnelle (qui relève du ou des dirigeants) que de son implémentation (quand elle est mise en œuvre par des consultants extérieurs).
Dans la majorité des structures, qu’ils soient cadres ou opérationnels, ceux qui ne parviennent pas à trouver leur place sont souvent exclus ou s’auto-excluent. La pression à participer et à modifier sa posture professionnelle se double d’une injonction difficile à combattre, en particulier dans les entreprises libérées : comment être contre une « libération » ? Toute forme de critique devient difficile et, quand elle s’exprime, elle est rapidement cataloguée comme une tendance conservatrice archaïque ou comme une inaptitude à être autonome. Les salariés font face à une communication que l’on pourrait qualifier de « tronquée » : un droit de communication est donné et simultanément refusé lorsque les propos tenus ne s’alignent pas sur la stratégie des dirigeants et l’enthousiasme attendu, générant une profonde souffrance[15].
La montée des risques psycho-sociaux
En sens inverse, certains salariés s’engagent avec enthousiasme dans l’aventure au prix d’un surinvestissement porteur ici encore de risques psycho-sociaux majeurs. L’un des points communs aux NMMO est en effet d’élargir et d’enrichir le travail des salariés, désormais encouragés à prendre des décisions dans le cadre de leur activité quotidienne mais également en participant activement à des instances collectives et parfois à des activités transverses. Ils induisent donc une intensification de la charge de travail mais également de la charge cognitive. La dimension « missionnaire »[16] de certaines organisations (association, scop autogéées) peut encore aggraver le phénomène de surinvestissement, favorisant une forme de soumission « librement consentie »[17] à l’idéologie commune (la « bonne cause »[18]), comme en témoigne cette salariée d’une scop autogérée : « On s’auto-exploite mais c’est consenti. Dans la mesure où c’est ta propre entreprise, tu travailles mille fois mieux, tu y mets mille fois plus de cœur. »
Dans les structures plus traditionnelles, les « surinvestis » semblent accepter l’absence de contreparties comme une forme de compromis social acceptable : davantage de travail sans augmentation de salaires, en échange de moins de contrôle et d’abêtissement[19]. Certains espèrent également être repérés en tant que « leaders naturels » et monter ainsi en grade et en salaire.
Les réactions individuelles se polarisent donc sous deux formes contrastées : « le repli sur soi [ou] l’activisme forcené »[20]. Ces deux cas de figure entretiennent un point commun : la montée des risques psycho-sociaux tels qu’anxiété, stress, surcharge cognitive, sentiment d’isolement, désarroi émotionnel…
Mais au-delà des réactions individuelles, les processus de transformation organisationnelle, impliquant une perte au moins momentanée des repères habituels, sont en eux-mêmes vecteurs de stress et de désarroi, comme en témoignent les membres de cette organisation opale : « Je ressens un malaise en ce qui a trait à la structure, de comment je pense que ça devrait fonctionner. […] Qu’en est-il de mes tâches ? Qu’en est-il de mes forces ? Qu’en est-il de comment on évalue mes forces ? Pour moi, tout ça n’existe pas, en fait », « Quand il y a des nœuds comme ça […] on se sent seul à le vivre. », il n’y a pas d’espace pour permettre aux gens d’adresser un enjeu personnel par rapport à comment ils vivent leur travail […] Là, aujourd’hui, on ne sait pas trop vers qui se tourner. »
Dans certaines entreprises ayant démantelé le management traditionnel, ces RPS ne peuvent plus être gérées hiérarchiquement. Ainsi que le soulignent Chabanet et al.[21], « l’assouplissement des règles hiérarchiques et l’émancipation des agents multiplient en effet les risques de conflits, alors même que les procédures de commandement et de contrôle s’effacent ». Mais cette montée des RPS est également aggravée par la déstabilisation des collectifs de travail qui offraient auparavant une zone de repli, de reconnaissance et de soutien contre la hiérarchie.. Comme le disaient déjà Danièle et Robert Linhart[22], « loin d’être fédérative, la dynamique même du changement de la situation de travail divise et oppose ». Tel est le cas par exemple de cette entreprise libérée où l’absence de médiation managériale et la désagrégation des équipes de travail ont entraîné le développement des agressions verbales, poussant le CHSCT à exercer son droit d’alerte.
Conclusion
Ces constats incitent ainsi ceux qui souhaitent s’emparer des NMMO de manière constructive à faire preuve de patience et de prudence. Le déploiement de nouvelles pratiques doit en effet s’entourer de précautions pour tenter de minimiser ces effets négatifs (sans toutefois pouvoir prétendre les faire complètement disparaître). Le premier point de vigilance concerne le temps long nécessaire à ce type de transformation, afin de laisser à chacun la possibilité d’expérimenter, d’apprendre et de stabiliser des nouvelles routines de travail plus collaboratives et participatives, ce qui ne se fait pas en quelques mois mais plutôt en plusieurs années. Ce constat peut déconcerter au vu de la rapidité des changements actuels mais c’est pourtant une condition sine qua non de réussite car elle est à l’origine des effets d’apprentissage qui rendent un groupe plus autonome et performant. Il est également important d’écouter avec attention les retours de terrain, afin d’adapter le modèle aux spécificités de l’organisation (réalités opérationnelles, culture d’entreprise, aspirations individuelles) et aux difficultés qui ne manqueront pas de surgir, pour ainsi espérer améliorer la démarche en continue.
[1]Chercheure à la chaire Futurs de l’Industrie et du travail de MinesParis-PSL
[2]Canivenc, S. (2022). Les nouveaux modes de management et d’organisation : innovation ou effets de mode ? Les presses des Mines, Collection Les Notes de la Fabrique.
[3]Le panel d’études de cas sur lequel se base l’ouvrage va de la petite association aux divisions de grands groupes en passant par des ETI, dans les secteurs à la fois industriels et tertiaires, issus autant de l’économie de marché que de l’économie sociale et solidaire
[4]Martin, D. (1994). Démocratie industrielle. La participation directe dans les entreprises. PUF.
[5]Sainsaulieu, R., & Tixier, P.-É (1983), avec la participation de M.-O. Marty. La démocratie en organisation. Vers des fonctionnements collectifs de travail. Librairie des Méridiens.
[6]Maslow, A. (1954). Motivation and personality. Harper & Row.
[7]Martin, D. (1994). Démocratie industrielle. La participation directe dans les entreprises. PUF.
[8]Battistelli, M. (2020). Les apports de l’holacratie au développement d’une PME : le cas Mobil Wood. Chaire Futurs de l’industrie et du travail – Formation, innovation, territoires (FIT2), Mines Paris PSL.
[9]Palmade, J. (dir.) (2003). L’incertitude comme norme. PUF.
[10]Berebbi-Hoffmann, I. (2005). Nouvelle économie, nouveaux pouvoirs ? In P. Cabin, B. Choc (coord.). Les organisations. État des savoirs. Éditions Sciences Humaines.
[11]Zarifian, P. (2006). Travail, modulation et puissance d’action. In A. Bouzon (dir.). La communication organisationnelle en débat : champs, concepts, perspectives. L’Harmattan.
[12]Martin, D. (1994). Démocratie industrielle. La participation directe dans les entreprises. PUF.
[13]Ibid.
[14]Martin, D. (1989). L’expression des salariés en France : examen de quelques interprétations théoriques. In D. Martin (dir.). Participation et changement social dans l’entreprise. L’Harmattan.
[15]Picard, H. (2015). « Entreprises libérées », parole libérée ? Lectures critiques de la participation comme projet managérial émancipateur. Thèse de sciences de gestion, Paris-Dauphine.
[16] Une organisation de type missionnaire est l’une des cinq configurations organisationnelles définies par Mintzberg. Il s’agit d’une structure dont le fonctionnement repose sur des croyances, une culture et une idéologie communes (ex : une ONG humanitaire).
[17]Joule, R.-V, & Beauvois, J.-L. (1998). La soumission librement consentie. Comment amener les gens à faire librement ce qu’ils doivent faire. PUF.
[18]Cottin-Marx, S. (2021). C’est pour la bonne cause ! Les désillusions du travail associatif. Les Éditions de l’atelier.
[19]Weil, T., & Dubey, A-S. (2020). Au-delà de l’entreprise libérée. Enquête sur l’autonomie et ses contraintes. Les Notes de La Fabrique, Presses des Mines.
[20]Gaulejac (de), V. (2005). La société malade de la gestion. Idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement social. Seuil.
[21]Chabanet, D., Colle, R., Corbett-Etchevers, I., Defélix, C., Perea, C., & Richard, D. (2017). Il était une fois les entreprises « libérées » : de la généalogie d’un modèle à l’identification de ses conditions de développement. Question(s) de management, 2017/4, n° 19, pp. 55-65.
[22]Linhart, D., & Linhart, R. (1989). Entreprises françaises : les dangers du participatif ou l’autre taylorisme. In D. Martin (dir.). Participation et changement social dans l’entreprise. L’Harmattan.