N°7, Juillet 2018
Frédéric SPINHIRNY, est Directeur des Ressources Humaines, chez Hôpital Necker-Enfants Malades (AP-HP), Rédacteur en Chef de la Revue Gestions Hospitalières et auteur de son dernier ouvrage paru en Juillet 2018, intitulé « Hôpital et modernité : comprendre les nouvelles conditions de travail » paru aux Editions Sens & Tonka, ainsi que deux autres ouvrages : l’Eloge de la dépense (2015) et de l’Homme sans politique (2017) aux Editions Sens & Tonka.
La définition des conditions de travail se veut assez large pour englober tous les aspects environnementaux qui entourent le travailleur. Ces conditions désignent l’ensemble des paramètres « matériels », techniques et humains mais aussi « immatériels » à savoir organisationnels, normatifs, sociaux et managériaux, qui influent sur la satisfaction et le sens trouvés quotidiennement au travail et dont résultent l’épanouissement personnel et la bonne réalisation des missions du service. Volontairement notre réflexion portera sur les aspects immatériels, tant leur importance est soulignée dans les causes du malaise de l’hôpital public.
La difficulté de l’exercice est bien là car ce qui ne se conçoit pas bien, ne s’énonce pas clairement. Mettre des mots précis sur les aspects immatériels reste complexe, ce qui laisse souvent une impression vague de mal-être, sans définition, et bien sûr une impossibilité constitutive de trouver des remèdes efficaces. Par conséquent, tous les acteurs de l’hôpital interprètent ces phénomènes à leur avantage ou pour défendre une posture attendue. C’est toute l’ambition de notre analyse, étayée par la littérature actuelle : ressaisir ce qui nous file entre les doigts, à chaque fois que nous cherchons les causes de nos difficultés et les solutions à nos malheurs.
Qu’est-ce qu’une condition ?
Une condition est définie par tout ce qui détermine, de quelque manière que ce soit, une conséquence. Il existe ainsi une relation de cause à effet, une chaîne chronologique où la condition ordonne sa conséquence, comme une nécessité. L’effet est conditionné par sa cause. Toutefois, cause et condition ne sont pas synonymes car si la cause produit mécaniquement (scientifiquement) son effet, une condition est toujours un préalable. Si elle est nécessaire, elle n’est cependant pas toujours suffisante pour créer une action. Pour résumer, les conditions sont des facteurs favorables, voire nécessaires (au sens où nous parlons de condition sine qua non) à la conséquence, mais elles ne sont pas directement sa cause. Par exemple, si dans une situation précise, nous disons que « toutes conditions sont réunies pour que… », il manquera toujours la cause déclenchante.
Et c’est heureux car nous comprenons que les éléments naturels fonctionnent selon la causalité mécanique (la loi de la gravité par exemple qui fait que les corps chutent vers le sol), mais il serait inouïe d’appliquer cette logique à l’humain qui existe à la fois sous le régime du déterminisme (comme être naturel, physique) et celui de la liberté (en tant qu’il prend ses propres décisions, donc qu’il peut être la cause de sa propre action). Il est donc pertinent de parler de conditions de travail, car même si toutes les conditions sont réunies pour obtenir un travail de qualité, reste que le travailleur peut décider ne pas débuter sa journée de travail.
Conditionnement et volonté libre
Ces conditions peuvent s’appréhender par la connaissance a priori, comme dans une expérience de laboratoire, pour définir ce qui pousse l’agent à engager le travail quotidiennement. Au-delà des aspects évoqués, il faut redéfinir cette distinction matériel/immatériel par celle d’espace/temps comme conditions de travail a priori. En effet, qu’un espace matériel soit adéquat aux tâches de l’agent en fonction de ses missions et du degré d’exposition aux risques, cela se visualise aisément. Nous pensons aux équipements en imagerie, aux instruments en chirurgie, aux laboratoires, aux chaînes de production en stérilisation, comme aux équipements informatiques et à la téléphonie dans l’administration.
Mais il est plus compliqué d’appréhender ce que le temps exerce comme influence sur le travail, alors que réside ici le cœur des dispositifs immatériels (donc souvent invisibles) qui façonnent l’organisation du travail. Nous parlons de façonnement du travail car les conditions de travail sont également des conditionnements qui sont autant de manières douces de contraindre un individu à remplir ses missions.
D’où la notion de réflexe conditionné qui traduit généralement un comportement induit par une stimulation extérieure. Nous comprenons bien quel est l’enjeu d’un conditionnement car l’individu étant libre, il n’est pas mécanique qu’il motive son travail, même si toutes les conditions matérielles sont réunies autour de lui, même les plus récentes, même les plus efficaces. Le travail fait partie des actions humaines où le facteur déclenchant est la libre décision. Même si, sur le papier, toutes les conditions sont réunies, il faut encore qu’une libre décision fasse advenir le travail. « L’homme est condamné à être libre » pour reprendre le mot de Sartre : c’est tout le paradoxe de la condition humaine et, par conséquent, toute la difficulté de la motivation.
D’où vient la motivation ?
Il n’est pas anodin dans une société dite « postmatérialiste », que les recherches actuelles sur l’amélioration des conditions de travail délaissent quelque peu le domaine matérialiste (outils, équipements, protections contre les risques mesurables) dont la maîtrise est quantifiable, pour s’aventurer sur le volet immatériel que résument souvent le « sens » et « la motivation » au travail. Car il en va de la quête inépuisable du moteur premier et essentiel, qui pousserait l’individu à agir librement, dans le sens voulu par l’organisation de travail. Ainsi donc, la littérature récente use de la notion de qualité de vie au travail pour dépasser le cadre substantiel des conditions de travail, délaissant par-là les dépenses matérielles couteuses, considérant que seule la motivation compterait désormais.
Mais la motivation reste délicate à appréhender pour la simple et bonne raison que, plus nous nous penchons sur les ressorts psychologiques, sociaux et intimes de l’individu pour établir une « science de l’agir », plus la définition se dilue car peut potentiellement dépendre de l’histoire complexe de chaque personne. Donc aucune règle ne peut se dessiner, contrairement à l’univers matériel. Toutefois, de grandes lignes émergent pour donner des clefs de compréhension aux managers.
Ainsi, nous découvrons que derrière la motivation se cache les notions de force morale, bonheur, bien-être, satisfaction, autonomie, liberté, sens, management, relationnel, confiance, reconnaissance, etc. (Rapport « La qualité de vie au travail : un levier de compétitivité », publié en 2016 par le Think Tank Terra Nova en partenariat avec la Fabrique de l’industrie et le réseau Anact-Aract).
Rapport Terra Nova, les différentes dimensions de la QVT
L’hôpital devient donc un organisme vivant, devant non plus seulement assurer la sécurité physique des travailleurs, mais devenir attractif pour séduire et capter durablement émotions positives des individus. Dès lors, seuls les facteurs relationnels vont faire l’objet d’études poussées en management afin de lier durablement travail et bonheur, et enfin éradiquer ce réflexe classique de la culture française qui réduit le mot travailà son étymologie « tripalium », instrument de torture.
Infographie du site Vivement Lundi
Quelles sont les 5 conditions de travail de l’homme moderne ?
La littérature la plus récente relie donc de plus en plus le travail et le bonheur, mélangeant positivement évolution des mœurs, désir d’émancipation et économie. Pourtant, il n’est pas si maladroit de reprendre à notre compte cette affirmation sombre de Pascal, pour l’appliquer à ce qui est souvent perçue de la vie professionnelle : « Condition de l’homme : inconstance, ennui, inquiétude »[1]. Sans tomber dans le pessimisme facile, nous pouvons constater que certaines évolutions des conditions de travail n’aboutissent pas au bonheur annoncé. Certaines d’entre elles d’ailleurs, ne sont pas dictées par les organisations de travail mais plutôt par la modernisation des rapports sociaux qui finissent par irriguer l’hôpital. Notre propos ici est double : réaliser des distinctions, mettre des mots plus précis sur les causes du malaise, généralement résumées par des notions trop grossières du type « la société », « la T2A », « la direction », « l’égoïsme », « les syndicats », « la politique », « les tutelles », etc. Puis mettre en lumière le mouvement de fond scientifique qui souhaite réduire la liberté de l’homme à son univers physique, matériel, dont on pourrait énoncer des lois, quitte à transformer l’individu en « animal conditionné à comportement prévisible »[2].
- 1ère condition : l’individualisme
Plutôt que de désigner d’emblée « l’égoïsme des gens » qui détruirait inévitablement toute forme de solidarité collective, il s’agit de rappeler que l’atomisation de la société provient de l’individualisme, qui est initialement un mouvement progressiste majeur, social et politique, issu de la philosophie des Lumières qui prônait l’autonomie du jugement. Cette aspiration nouvelle à la réalisation des désirs subjectifs plutôt que le respect neutre des normes institutionnelles imposées par d’autres, a redessiné plusieurs rapports : l’équilibre vie privée/vie professionnelle, le rapport hiérarchique, l’exigence de démocratie et d’expression directe, l’obéissance à l’ordre, le parcours professionnel visant à l’accomplissement de soi plutôt qu’au succès de l’institution. Dans son essai La société du mépris, Axel Honneth rappelle que l’individualisme est l’un des quatre traits fondamentaux de la société moderne, et définit ainsi ses effets: « […] l’individualisme institutionnalisé se radicalise en un principe de réalisation de soi dont le noyau repose sur une idée d’expérimentation de nouvelles formes de vie comprises comme authentiques et menée sur la durée de toute une existence »[3]. Ainsi, ce qui était autrefois un style de vie des classes supérieures s’est progressivement diffusé à l’ensemble de la population, brisant petit à petit les trajectoires biographiques linéaires, puis prendre pleinement son essor à partir des années soixante où l’augmentation des salaires, du temps libre et la libération des mœurs, ont remis en cause le rapport au travail productif standardisé.
Pourtant, ce qui constituait un progrès social venant ralentir la productivité du travail sous l’effet du loisir et de la recherche de plaisir, s’est transformé en souffrance morale à partir des années quatre-vingt, qui ont vu le monde du travail se métamorphoser jusqu’à s’acculturer à cette demande d’expression de soi et de recherche de bonheur individuel. Depuis, est intimé l’ordre à chaque agent de s’épanouir, d’être authentique et de trouver son bonheur en travaillant. Paradoxalement, cela entraîne de nouvelles souffrances. Axel Honneth décrit précisément cette mutation récente de notre modèle social :
«C’est en effet par référence à l’idée que les sujets sociaux comprennent leurs emplois respectifs non pas tant comme l’accomplissement d’un devoir social mais comme une étape non définitive et expérimentale de leur réalisation de soi que sont justifiées aujourd’hui la suppression des avantages liés à l’ancienneté dans l’entreprise, la destruction des garanties légales assurant un statut, les exigences accrues de disponibilité à la flexibilité. […] Une telle mutation normative de l’individualisme romantique, devenu l’idéologie et le facteur de production du nouveau capitalisme, s’accompagne de tendance à la désolidarisation, dans la mesure où les employés sont toujours moins à même de développer des liens à long terme avec leurs collègues ou avec leurs lieux de travail. De plus, les exigences du nouveau profil d’emploi requièrent une disposition accrue à adapter son existence, à choisir son lieu d’habitation, à s’ajuster aux horaires de travail et aux formes d’activité, à un tel point que les amitiés, les relations amoureuses et même le choix de fonder une famille sont soumis à des pressions considérables »[4].
- 2ème condition : la souffrance psychique
Les catégories de la psychologie se sont également répandues jusqu’à prendre le pas sur les aspects matériels des conditions de travail. Les risques physiques (chimiques, biologiques, amiante, rayon ionisant, incendie, etc.) semblant pouvoir être maitrisés, ce sont désormais les risques désignés alternativement comme psychologiques, sociaux ou émotionnels, au contour flou et à l’interprétation illimitée, qui font l’objet de toutes les attentions. Si bien que dans le langage, se sont imposés des mots, « burn out », « épuisement », « risques psycho-sociaux », « harcèlement », utilisés par tous pour pointer les malheurs de la vie professionnelle, de la souffrance véritable, aux états d’âme personnels et jusqu’au désagrément quotidien. Le seuil de tolérance a baissé sensiblement : ce qui était un agacement au travail ou une différence d’appréciation avec un autre agent ou l’encadrement, peut entraîner désormais un retrait, une alerte ou un danger grave et imminent. Cet effet d’acculturation au lexique de la souffrance psychique, parait décupler les manifestations de malaise [5], ou bien simplement permettre l’expression de difficultés tacites déjà existantes, ou généralement passées sous silence par souci du devoir social, de l’intérêt général, ou de la continuité du service public.
Pour paraphraser l’une des Maximes de La Rochefoucauld, « il y a des gens qui n’auraient jamais été malades s’ils n’avaient jamais entendu parler de burnout». Alain Ehrenberg parle à ce propos de « vogue de la souffrance » comme contrepartie de la souveraineté individuelle [6]. Citant de nombreux rapports, l’auteur précise que le nombre personnes déprimées a augmenté de 50% entre les années 80 et 90, phénomène nouveau lié à la précarisation des formes d’existence. Pour l’auteur, la dépression est le symptôme de l’individu contemporain, un individu constamment épuisé.
L’une des conséquences de cette évolution est la difficulté pour l’encadrement, la médecine du travail, les représentants du personnel ou l’administration, de saisir le bien-fondé d’une alerte, car par définition il n’existe que peu de matérialité, si ce n’est ce qui apparait manifestement, pour prouver qu’une situation relève de la souffrance psychique ou du mal-être. C’est souvent parole contre parole, crises, accidents ou congés maladie associés au travail, à sa cadence ou à son environnement. Par conséquent, le travail devient le réceptacle de l’ensemble des complexités liées aux évolutions de la société, entraînant par contrecoup, un désemparement et une démotivation des cadres. Enfin, le psychique étant intimement lié à la subjectivité de l’agent, il est plus ardu d’édicter des règles. Souvent, la présomption l’emporte in fine et élargit d’autant plus le spectre des cas déclarés. Et donc l’impression de malaise.
- 3ème condition : Démocratie, autorité et fin du conflit
Nous sommes habitués à entendre et à utiliser le lexique de la démocratie depuis son introduction dans la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, notamment pour défendre l’usager-citoyen porteur de droits, face à l’institution considérée traditionnellement comme opaque, silencieuse ou arbitraire. Puis la démocratie est devenue la source conceptuelle pour réorganiser le système de santé en faveur des acteurs de proximité.
Ainsi, la Haute Autorité de Santé définit la démocratie sanitaire comme « une démarche qui vise à associer l’ensemble des acteurs du système de santé dans l’élaboration et la mise en œuvre de la politique de santé, dans un esprit de dialogue et de concertation ». Il s’agit donc de permettre et d’ouvrir le dialogue dans le but d’améliorer la prise de décision collective. Lors du 1er forum de l’institut pour la démocratie en santé, le 1er février 2016, le propos est clair : « La transparence des échanges, la réduction des asymétries d’information, l’émancipation des personnes sont des marqueurs de la transformation de notre société. La santé n’échappe pas à cette transformation, bien au contraire : la démocratie sanitaire existe, elle grandit et se développe. Notre objectif est qu’elle profite à tous et concourt à l’amélioration de notre système de santé ».
La récente loi de modernisation de notre système de santé acte ainsi la création des conseils territoriaux de santé, renforce encore la place et la formation des représentants des usagers, durcit les obligations de transparence et d’information aux patients.
A l’hôpital, se décline également une « démocratisation de la gouvernance » dont l’ambition est d’impliquer les usagers dans des commissions, de recueillir leur satisfaction, mais aussi d’améliorer la représentation du personnel médical et paramédical, en déconcentrant les instances de discussion au plus proche de l’activité (organisation en pôle, groupe de travail pluridisciplinaire, dialogue de gestion partagé, projet participatif, etc.).
L’un des aspects quotidien de la revendication de démocratisation des rapports sociaux, et précisément des rapports dans les organisations de travail, est le remplacement du conflit par la médiation ou par le dialogue. Toutefois, la médiation peut être faussée et peut renforcer les tensions. En effet, cette évolution induit souvent, et paradoxalement, un évitement de tout conflit, voire une protocolisation à outrance de relations interpersonnelles, de peur de s’engager dans une discussion corsée.
Ainsi, toute forme de confrontation devient le prétexte à solliciter l’arbitrage de l’administration ou de la justice, sans user de la médiation traditionnelle qu’imposait l’encadrement au sein du service afin d’apaiser les conflits et rappeler les enjeux du service au-delà des enjeux de personnes. Là aussi, le seuil de tolérance a baissé : tout problème devient l’occasion d’un rapport et d’une convocation disciplinaire, voire d’un dépôt de plainte. Que l’institution ne joue plus son rôle de médiation rejoint ce qui se produit au niveau individuel, comme le souligne Alain Ehrenberg : dans l’économie psychique nous sommes passés de la culpabilité fondée sur le conflit à l’épuisement, alimenté par l’insuffisance de l’individu en panne. Concrètement, le conflit produisait une relation de soi à soi et une relation avec un tiers régulateur des antagonismes ou des difficultés quotidiennes ; le sujet se sentait alors responsable face à l’autorité de l’institution. Aujourd’hui, la « déconflictualisation » produit un individu qui se sent capable ou non face à des exigences qu’il s’intime lui-même, sans limite, ni régulation.
- 4ème condition : l’excès de formalisation
Cette tendance à repousser le conflit, à trouver un processus tiers, neutre et loin des affects, est l’une des évolutions les plus complexes des rapports professionnels. Sous couvert d’écarter tous les risques (et donc désormais les risques psycho-sociaux ou émotionnels), l’administration développe des techniques de gestion pour formaliser les interactions sociales, induisant par-là, certains comportements des agents. Nous avions déjà précisé dans un article précédent [7], le lien entre le langage et l’appréhension du réel, et surtout en quoi nous créons nous-même, par des instruments techniques, les conditions de désengagement des travailleurs. Précisément, la conformité à la règle de gestion l’emporte sur l’action sur le réel. Mais c’est lâcher la proie pour l’ombre, ou le réel pour le virtuel (le numérique), car « […] le réel n’est pas ce à quoi nous avons ouverture, mais ce sur quoi nous pouvons opérer. Or, le grand opérateur est aujourd’hui le discours. L’inflation contemporaine de la notion de discours s’explique par un souci d’emprise. Nous sommes plus sûrs d’avoir prise sur les mots que sur les choses »[8].
Profondément, l’individualisme travaille lentement les fondements d’une administration qui a toujours préservé l’égalité neutre sur les libertés subjectives et incarnées. Nourrie par une pulsion centralisatrice, unificatrice, assise sur un principe a priori, l’administration se voit lentement désarticulée par une puissance matérielle multiple et un principe diviseur, disséminant. De plus, si l’administration définit la reconnaissance de l’agent ou de l’usager à travers le respect des règles universelles, ceux-ci désirent désormais la caractériser par l’effectivité du travail rendu ou par la réponse immédiate à un besoin singulier (d’information, de soins, de remboursement, de justice, de compensation). Mais le formalisme de l’administration étant difficilement soluble, ses médiations restant sans effet, de nombreux comportements licencieux apparaissent : démotivation, indifférence, préférence pour le secteur privé, renforcement de la caricature du fonctionnaire, multiplication des cumuls d’activité hors réglementation, sentiment d’injustice ou d’inefficacité, prise de risque excessive pour tromper la neutralité…
Résumons :
C’est comme si un certain réel économique, reposant désormais sur les calculs égoïstes des individus, venait demander à l’administration, plus de concret et de matière. Ou en tout cas, non plus une conformité des règles à l’idée, mais des règles à la vie. Et celle-ci répond par des médiations juridiques ou gestionnaires. En cela, un certain individualisme émancipateur défendu par Michel Foucault [9] vient s’opposer au formalisme de l’administration, dans ses composantes d’ordre et de discours unifiant sur un « intérêt général » qu’aucun citoyen n’a jamais rencontré dans sa vie. Foucault rejoint ici Alain Badiou pour qui « le réel est le point d’impossible de la formalisation» [10], car la formalisation est un double irréel de la vie qui peut s’avérer inopérant pour administrer au quotidien. Actuellement, de nombreux outils de contrôle mettent en forme l’organisation des soins et le travail de l’administration afin d’orienter ceux-ci vers l’optimisation de processus, et l’efficacité économique. Or, précisément, cette mise en forme provoque une distance avec le travail quotidien, un manque de prise avec le réel, qui pousse au désintérêt et au désengagement. Il en découle que l’excès de volonté de maitrise, induit par l’urgence économique et la défiance vis-à-vis des aspirations personnelles des agents, provoque la perte de sens.
Quelques outils formels récents : certifications HAS, parcours patient, roue de Déming, tableaux Excel, démarche de lean management.
- 5ème condition : technique et innovation
Le recours à la gestion neutre, formelle, plutôt qu’à la régulation de l’institution, peut être considéré comme un effet du développement de la pensée technique. En effet, la technique se définit par des caractéristiques dont l’amplification dans toutes les sphères de l’existence conduit les agents à adopter certains comportements au travail qui finissent par désorganiser le fonctionnement traditionnel des services. Jacques Ellul, dans Le système technicien [11], avance plusieurs aspects essentiels. Premièrement, le phénomène technique moderne se présente comme la préoccupation de l’immense majorité des personnes à rechercher en toute chose, la méthode la plus efficace. C’est une disposition subjective quotidienne.
Ainsi, la technologie avec un grand T n’est pas une chose concrète comme une machine ou l’électricité, comme un scanner, un robot chirurgical ou un automate de laboratoire. Le phénomène technique est devenu un phénomène détaché de la machine. Aujourd’hui il y a aussi une technique immatérielle, comme les technique d’organisation, de management, la stratégie, les outils de gestion que nous avons illustrés précédemment. Puis, la technique est médiatrice entre l’homme et le milieu naturel, puis médiatrice au second degré entre l’homme et le milieu technicien, mais elle est aussi médiatrice entre les hommes entre eux. Mais ces médiations fabriquées se sont tellement généralisées, étendues, multipliées qu’elles ont fini par constituer un nouvel univers : le « milieu technicien ». Cela veut dire que l’homme a cessé d’être dans le milieu « naturel » au premier chef, son environnement matériel, pour se situer maintenant dans un nouveau milieu artificiel. Des faux-semblants. Paradoxalement, la technique ne libère plus des conditions matérielles et ne permet pas, ce qui était son mythe fondateur, de réaliser notre faculté d’agir librement et en toute auto-détermination. Elle enserre notre geste dans des codes qui rendent l’agir standardisé. Il y a même une forme de bureaucratie qui apparait, touchant l’Etat comme l’entreprise. Le développement des outils de gestion, des processus d’évaluation ou des protocoles en sont les exemples les plus criants à l’hôpital.
Simplement, le développement des techniques a obéré la liberté d’action de l’homme, et plus gravement encore sa liberté de jugement. La réflexion se transforme en réflexe. En effet, si la réflexion est le fait que quand une expérience est vécue, je réfléchis à cette expérience, le réflexe quand à lui, c’est savoir immédiatement ce qu’il faut faire en telles circonstances, sans réfléchir. La technique développée sans conscience, demande que l’on ne réfléchisse pas. L’homme est conditionné par ses pratiques , et par ce que la technique exige. Pourtant, cette tension n’est pas véritablement ressentie comme un conflit car généralement les innovations techniques apportent une facilité de fonctionnement qui cache la dépendance qui va de pair. L’homme du monde technicien est prêt à ne plus être un sujet en échange de facilité, d’assistance , de sécurité. Il accepte ces nouvelles conditions de travail ou de vie imposés, si on lui donne des compensations. Car la technique est ambivalente, c’est-à-dire que nous éprouvons une difficulté à séparer les effets positifs et négatifs. Il est quasiment impossible d’avoir l’un sans l’autre, comme les effets secondaires d’un médicament. Cela signifie qu’il est délicat de refuser le développement de la technique, et l’aspiration actuelle pour « l’innovation » ou « l’intelligence artificielle » traduit cette fuite en avant vers la technologie, espérant qu’elle viendra apaiser le malaise social. Mais ne peut-on pas à nouveau envisager progrès technique et progrès moral? existe-t-il encore des solutions non techniques aux problèmes sociaux ? « Comment serait-il possible d’ailleurs que progresse harmonieusement un système de techniques et d’objets alors que stagne ou régresse le système de relation entre les hommes qui le produisent ? »[12].
Conclusion de la première partie : perte de sens
Pour résumer, le cœur de la perte de sens réside dans cette évolution subtile mais profonde des rapports sociaux. Tout en étant engagé une activité plus dense, l’agent voit son environnement de travail transformé par des relations neutres et impersonnelles, qui prennent concrètement la forme de tableaux, de critère d’évaluation, de protocoles, de manuel de certification, d’accréditation, mais aussi de chartes, et simplement de discours. Cela est quasiment invisible car accepté comme une « modernisation », voire un gage de sécurité. Pourtant, l’une des origines de la perte de sens est l’absence de contact avec l’activité réelle. Dit autrement, l’appréhension de la réalité par un média neutre et théorique, assombrit l’activité de soin plus qu’elle ne l’éclaire.
Nous entendons régulièrement que l’infirmière, l’aide-soignant, le cadre ou le médecin, a l’impression de « mal faire son travail ». Effectivement, nous assistons à un « décentrement du faire » qui éloigne de l’activité réelle, paradoxalement sous le coup de l’augmentation de la cadence où le manque de temps rend les gestes formels, automatisés. Pourtant, il y a traditionnellement une satisfaction immédiate à réaliser des tâches manuelles, dont nous pouvons apercevoir et ressentir le résultat. C’est le propre du soin, de sa proximité, de son contact, et c’est précisément ce qui est sous-entendu classiquement lorsque nous disons que l’hôpital est une vocation.
Le problème du sens au travail parait moindre que dans l’industrie ou les activités de service, et il d’autant plus valorisé qu’il est visible aux yeux des autres professionnels de santé, partagés avec eux et avec les patients. La reconnaissance y est donc plus prégnante. Pourtant, la formation initiale des soignants et les méthodes de gestion actuelles, éloignent le plaisir du faire en le médiatisant de plus en plus quitte à le rendre virtuel : « l’activité du travail autonome, maîtrisé par le travailleur lui-même, est dissoute ou démembrée en plusieurs parties et reconstituée en tant que process de travail hétéronome contrôlé par le management »[13].
Enfin, ce malaise touche également l’encadrement supérieur, les emplois administratifs et la direction. Soit l’activité se densifie autant que pour les soins, soit par un phénomène nouveau, la parcellisation et l’externalisation des tâches, provoquent le désintérêt ou l’ennui profond (c’est l’inverse du burn-out, le « brown-out »).
Nous pensons ici à tous les processus de gestion (paie, économat, etc.) confiés à des interlocuteurs extérieurs et qui obscurcissent la finalité propre et immédiate de la tâche administrative, créant par là des fonctions inutiles et non attractives.
Matthew Crawford résume ainsi cette évolution : « les cols blancs sont eux aussi victimes de la routinisation et de la dégradation du contenu de leur tâches, et ce en fonction d’une logique similaire à celle qui a commencé à affecter le travail manuel il y a un siècle. La part cognitive de ces tâches est expropriée par la management, systématisée sous forme de procédures abstraites, puis réinjectée dans le process de travail pour être confiée à une nouvelle couche d’employés moins qualifiés que les professionnels qui les précédaient ».
Découvrez la suite de cet article à paraître le mois prochain
Pour aller plus loin :
[2] Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne
[3] Axel Honneth, La société du mépris, chap9 « les paradoxes du capitalisme, un programme de recherche », La découverte.
[4] Axel Honneth, ibid.
[5] Il est commun désormais de faire constater un accident de travail dont la cause est « Stress, souffrance ou mal-être au travail »
[6] Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi, dépression et société, Odile Jacob.
[7] Frédéric Spinhirny, De la simplification administrative comme phénomène esthétique, Gestions Hospitalières, n° 551, décembre 2015
[8] H. Maldiney, Art et existence, Klincksieck, 1985
[9] G. de Lagasnerie, La Dernière Leçon de Michel Foucault. Sur le néolibéralisme, la théorie et la politique, Fayard, 2012.
[10] A. Badiou, À la recherche du réel perdu, Fayard, 2015.
[11] Jacques Ellul, Le système technicien, Editions du Cherche Midi
[12] Jean Baudrillard, Le Système des Objets, Gallimard
[13] Matthew Crawford, Eloge du carburateur, essai sur le sens et la valeur travail, La Découverte.
Nous remercions vivement Frédéric SPINHIRNY, Directeur des Ressources Humaines, chez Hôpital Necker-Enfants Malades, Rédacteur en Chef de la Revue Gestions Hospitalières, pour nos fidèles lecteurs de www.managersante.com
Biographie de l’auteur :
Directeur des Ressources Humaines chez Hôpital Necker-Enfants Malades, Rédacteur en Chef de la Revue Gestions Hospitalières. Directeur adjoint à l’Hôpital Universitaire Necker-Enfants Malades, ancien élève de l’École des Hautes Études en Santé Publique. Diplômé de l’Institut d’Études Politiques de Paris et titulaire d’une licence de philosophie. Enseignant en Prep’Ena à l’IEP de Paris et auteur de deux essais de philosophie aux Editions Sens&Tonka (« L’homme sans politique », 2017, « Eloge de la dépense », 2015)
Jean-Luc STANISLAS, Fondateur de managersante.com (photo à droite) tient à remercier vivement Frédéric SPINHIRNY (photo à gauche) pour partager régulièrement ses réflexions dans ses articles passionnants sur les innovations en stratégies managériales pour nos fidèles lecteurs sur notre plateforme d’experts.
NOUVEL OUVRAGE PUBLIE EN Juillet 2018 :
par notre expert-auteur, Frédéric SPINHIRNY :
Parution d’un nouvel essai en librairie, vendredi 13 juillet, aux Editions Sens&Tonka, consacré au malaise à l’hôpital public et plus largement aux nouvelles conditions de travail dans les organisations.
Présentation de son ouvrage :
En détresse, sous pression, à bout de souffle, en crise: le diagnostic de l’hôpital public fait régulièrement l’actualité dans les médias. Les symptômes du malaise sont généralement décrits à travers le harcèlement, l’épuisement professionnel, la perte de sens, ou en termes de désengagement, d’absentéisme, de dépression voire de suicide. Les causes désignées sont multiples et souvent ambivalentes: logique du chiffre, concurrence, méthodes de gestion, lean management, mais aussi mandarinat du corps médical, hiérarchie excessive, bureaucratie, individualisme.
L’enracinement dans les principes fondamentaux du service public ainsi que la multiplication des problématiques spécifiques au secteur de la santé, font des établissements de soin des lieux complexes à observer et a fortiori à interpréter. Institution républicaine mais également organisation innovante, l’hôpital public est avant tout le miroir des évolutions sociales et des métamorphoses contemporaines du travail. La difficulté de l’exercice est bien là car ce qui ne se conçoit pas bien, ne s’énonce pas clairement.
Mettre des mots précis sur les nouveaux rapports sociaux reste un art délicat, ce qui laisse souvent une impression vague de mal-être, sans définition, ainsi qu’une impossibilité constitutive de trouver des remèdes efficaces. Par conséquent, tous les acteurs de l’hôpital interprètent ces phénomènes à leur avantage ou pour défendre une posture attendue.
C’est toute l’ambition de cet essai, étayé par des textes de sciences humaines et des références managériales: ressaisir ce qui nous file entre les doigts, à chaque fois que nous cherchons les causes de nos difficultés et les solutions à nos malheurs. Pour enfin répondre au malaise.
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