Article rédigé par notre experte, Florence TANTIN, Directrice d’Hôpital honoraire, Auteure, conférencière, Exécutive MBA, NEOMA Business School, Coach certifiée professionnelle et personnelle MHD,
Co-auteure des ouvrages « Santé & Management » (Juillet 2021), sous la direction de Jean-Michel HUET et d’Arlette PETITJEAN, « Éthique et RSE » (juillet 2024), sous la direction de Jean-Michel Huet et Isabelle Rousseau et auteure de plusieurs articles sur notre plateforme
N°08, Mars 2025
La lutte contre la douleur a connu un tournant décisif avec les avancées scientifiques, la découverte des mécanismes neuro biologiques de la douleur, la reconnaissance officielle du droit des patients à ne pas souffrir inutilement[1], offrant un immense soulagement aux patients et améliorant considérablement la qualité de leur prise en charge grâce à l’utilisation d’évaluations et d’échelles de mesures Standardisées. Au-delà de cet impact, la douleur représente également un enjeu économique et social majeur ainsi que l’a démontrée une étude pilotée par Dr Gérard Mick[2].
Pendant longtemps, la médecine s’est prioritairement concentrée sur la douleur physique, laissant à d’autres disciplines, telles que la religion ou la psychologie, le soin d’explorer les dimensions plus subjectives et existentielle de la souffrance.
Cependant, l’essor des soins palliatifs, les progrès scientifiques et thérapeutiques, la montée en puissance des attentes des patients en tant qu’acteurs de leur santé, pour une meilleure attention portée à leur vécu et leur qualité de vie ont progressivement imposé une approche plus globale. Le développement des sciences humaines en médecine, avec la montée en puissance des disciplines dans le champ médical telles que l’anthropologie, la philosophie, la psychiatrie, ont enrichi la compréhension de la douleur en y intégrant des dimensions, socio-culturelles et spirituelles.
Ceci a conduit à ne pas réduire le patient à ses pathologies mais à considérer sa douleur comme une expérience globale intégrant des dimensions physiques, psychologiques et sociales, spirituelles et à l’intégration progressive du concept de souffrance, comme l’ont largement théorisé des figures telles que Cicély Saunders, fondatrice des soins palliatifs. « La douleur (ou souffrance) totale » [3] ou Paul Ricoeur, « la souffrance n’est pas la douleur ».[4]
Dans ce contexte, la relation soignant-soigné joue un rôle clé, mettant en lumière un angle longtemps négligé : celui des soignants. Les impacts psychologiques et sociaux, comme le burn- out [5], les contraintes organisationnelles accrues [6], la féminisation croissante du secteur de la santé, les stéréotypes de genre qui touchent les femmes et les hommes, une double charge mentale pour les femmes soignantes, influencent le vécu des soignants. Les crises sanitaires et en particulier celle de la COVID [7] ont montré que ces défis restent aujourd’hui au cœur des enjeux pour un système de santé durable et humain.
Ainsi comprendre le vécu du patient et du soignant, nécessite une approche intégrée qui englobe l’ensemble de leurs réalités physiques, psychologiques, sociales et existentielles, tout en reconnaissant la dynamique de résonance mutuelle où chacun influence et reflète le vécu de l’autre
1- Douleur et souffrance : une expérience globale
A- Evolution de la définition de la douleur
- L’association internationale pour l’étude de la. Douleur [8], a fait évoluer sa définition de la douleur comme suit :« La douleur est une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable associée à ou ressemblant à une lésion tissulaire réelle ou potentielle ». Cette définition, reconnue par l’OMS marque un tournant en insistant sur l’expérience subjective du patient où la douleur ne se limite pas à une lésion observable mais intègre également des composantes émotionnelles et contextuelles. Elle peut être aiguë ou chronique et sa prise en charge repose sur des stratégies biomédicales et psychotérapeutiques.
- Parallèlement l’OMS [9] élargit la réflexion en définissant la souffrance, au-delà de la douleur physique, comme « une expérience multidimensionnelle négative qui peut inclure deux aspects physiques, émotionnels, sociaux ou spirituels, souvent associés à des évènements menaçant l’intégrité ou l’existence d’une personne ».
B- Une approche globale du soin : de la douleur à la souffrance
Cette évolution est enrichie par les apports de plusieurs auteurs :
- Cécily Saunders avec son concept de « douleur totale » prône une approche humaniste et personnalisée du soin en affirmant : vous comptez « parce que vous êtes vous et vous comptez jusque-là fin de votre vie… »[10]. Elle met l’accent sur la gestion globale de la souffrance totale (physique, émotionnelle, spirituelle) et insiste :« la souffrance n’est insupportable que lorsque personne ne s’en soucie ». Enfin, elle valorise le concept de vie malgré la souffrance : « bien mourir signifie bien vivre jusqu’au bout ». Cicely Saunders a influencé profondément la médecine en humanisant la relation de soin, plaçant la dignité et la gestion globale de la souffrance au cœur des pratiques médicales.
- Si Cicély Saunders et Paul ricoeur se rejoignent sur l’idée de respect de la dignité humaine, la singularité du patient et la nécessité d’une prise en charge globale de la souffrance, Paul ricoeur propose une réflexion théorique et philosophique de la souffrance qui implique un rapport au sens car elle force l’individu à se confronter à sa propre finitude, à la perte ou à l’injustice et est un appel à la reconnaissance de son vécu. Citons également Nietzsche : C’est l’absence de sens de la souffrance et non celle-ci qui était la malédiction jusqu’ici répandue sur l’humanité »[11]. Appliqué aux soins, cela illustre l’importance de donner un sens à la souffrance, autant pour accompagner le patient que pour donner une perspective apaisante aux soignants face à leur impuissance.
- « Si la douleur est un concept médical, la souffrance est le concept du sujet qui la ressent » nous dit le professeur David Le Breton.[12] « La même blessure, la même maladie ne suscite pas les mêmes réactions pour les patients selon leurs valeurs, leurs histoires, leur entourage ». Cette approche met l’accent sur le respect de la singularité de chaque patient, de ses choix et de l’empathie et bienveillance nécessaire dans la relation de soin.
- Elisabeth guignard affirme que « la douleur convoque le savoir et l’action efficace du soignant, alors que la souffrance exprime le vécu du patient et ne requiert pas toujours qu’on la combatte »[13], mais plutôt une écoute et un accompagnement.
C- Complexité de l’interdépendance entre douleur et souffrance :
Si douleur et souffrance peuvent être distinguées dans leur définition, elles sont profondément liées dans l’expérience du patient où le corps et l’esprit interagissent constamment. Paul Ricoeur le reconnaît quand il dit : « la douleur, purement physique, reste un cas limité, comme l’est peut-être la souffrance supposée purement psychique, laquelle va rarement sans quel degré de somatisation ».
Une douleur physique intense ou persistante peut devenir une souffrance lorsqu’elle impacte la capacité d’agir ou le sentiment d’être maître de soi. C’est le défi de la prise en charge des douleurs chroniques multidimensionnelles [14] . De même une souffrance émotionnelle ou psychologique peut s’exprimer par des douleurs corporelles comme des tensions ou des somatisations et amplifier la perception de la douleur.
Cette interaction invite les soignants à considérer l’être humain dans sa globalité en l’aidant non seulement à soulager sa douleur mais aussi à retrouver un sens et une autonomie dans sa nouvelle vie, malgré les souffrances.
D- Une résonance entre patients et soignants
L’expérience de la douleur et de la souffrance ne concerne pas seulement les patients. Elle touche aussi les soignants, confrontés à la douleur et à la détresse de ceux qu’ils accompagnent. La souffrance des patients et celle des soignants forment une dynamique en écho où chaque partie influence l’autre. Chaque individu – patient comme soignant vit sa souffrance de manière unique, en fonction de son histoire, de ses croyances et de son environnement.
- La souffrance des patients
Cette expérience subjective souvent s’exprime à plusieurs niveaux :
Elle est parfois difficile à verbaliser, ce qui peut entraîner un sentiment d’isolement ou d’incompréhension, voir de déshumanisation, renforçant leur vulnérabilité. Ainsi certaines douleurs diffuses souvent décrites comme un mal-être, se situent à l’intersection du corps, de l’esprit et de l’environnement social des patients, peuvent créer un état de souffrance difficile à cerner et parfois à exprimer et sont pourtant tout aussi réelles et impactantes qu’une douleur physique.
La maladie et la souffrance mettent brutalement à l’épreuve leur identité et leur rapport à eux- mêmes, leur capacité à agir, leur rôle social. Pourtant, les patients expriment également un besoin de « persévérer dans le désir d’être et l’effort pour exister en dépit de...[15] . Et dans ce parcours, il aspire à être accompagné avec respect et reconnaissance de son vécu.
Leur manière d’exprimer et de vivre la souffrance est fortement influencée par leurs représentations socio-culturelles qui façonne leur perception de la maladie, leur rapport au corps, à la douleur et à la souffrance.[16]
Ignorer ces dimensions risque de porter préjudice à la qualité des soins, d’aggraver les tensions dans la relation de soin et par conséquent le mal-être et des patients et des soignants.
– La souffrance des soignants entre engagement et vulnérabilité
Comme pour les patients elle est multidimensionnelle :
- Les soignants, particulièrement en milieu hospitalier sont soumis à une pression intense : ils sont soumis à de fortes attentes des patients et de leurs familles « Nous avons besoin de croire que lorsqu’une personne consacre sa vie au soin, c’est parce qu’elle étend son altruisme bien au-delà de son cercle personnel » [17] . Ils vivent aussi des charges de travail importantes et des contraintes institutionnelles qui laissent peu de place à l’erreur ou à l’approximation.
- Une souffrance émotionnelle profonde résulte du fait d’être continuellement confronté à la souffrance d’autrui. Ils doivent accompagner des patients dans des moments de vie extrêmement difficiles, tout en maintenant un professionnalisme et une distance nécessaire à l’efficacité des soins.
- La confrontation à la mort et à l’impuissance est une réalité constante dans le quotidien de nombreux soignants notamment dans les services d’urgences, les soins palliatifs, ou réanimation. Formés pour guérir, ils éprouvent une tension douloureuse entre leur vocation à « sauver » et la réalité des pertes, source de souffrance morale face aux limites de la médecine.
- Le poids éthique et moral : la souffrance des patients est également liée aux dilemmes éthiques auxquels ils sont souvent confrontés. Les décisions en fin de vie, les choix autour de l’arrêt ou de la poursuite des soins et les tensions entre volontés des familles et le bien-être des patients sont autant de situations où les soignants doivent prendre des décisions lourdes de conséquences
- Le poids des stéréotypes et la double charge mentale pour les femmes professionnelles dans la relation de soin. En effet, les métiers de la santé, particulièrement en milieu hospitalier sont très féminisés[18] ; cependant, malgré leur prédominance numérique, les femmes restent sous-représentées dans les postes de direction. Elles occupent plus fréquemment des fonctions directement liées à la relation avec les patients, les exposant davantage aux attentes et aux souffrances des patients. Cette proximité constante s’ajoute à une autre réalité : la gestion des responsabilités familiales et domestiques qui reste souvent une charge majoritairement assumée par les femmes. Ainsi ces professionnelles subissent une double charge mentale, combinant les exigences émotionnelles et relationnelles de leur métier avec celle de leur vie privée.
Les hommes quant à eux subissent des stéréotypes inverses dans la mesure où ils sont moins attendus dans l’expression de leurs émotions ou dans l’aspect relationnel du soin et peuvent avoir des difficultés à exprimer leur propre souffrance.
Ces souffrances des soignants peuvent entraîner un épuisement professionnel ou burn-out qui est la manifestation la plus connue de la souffrance des soignants. [19]
– Une dynamique de résonance croisée
La souffrance des patients et des soignants est intimement liée dans une dynamique d’écho ou de miroir. Où chaque partie influence et reflète la souffrance de l’autre.
L’impact des patients sur les soignants : ainsi outre la confrontation quotidienne à la souffrance, la détresse émotionnelle des patients si elle est intense ou mal exprimée, peut se traduire par de l’hostilité ou de la méfiance envers le personnel soignant, augmentant le stress des équipes soignantes, pouvant mener à une surcharge émotionnelle et à un sentiment d’impuissance, faisant résonner la vulnérabilité des patients avec leur propre vulnérabilité, les exposant à des risques de fatigue compassionnelle et de burn out.
L’impact des soignants sur les patients : un soignant en souffrance, épuisé ou désengagé, peut manquer d’empathie ou d’abandon des patients. S’il n’arrive pas à capter les dimensions multiples de la souffrance du patient, il risque d’aggraver un sentiment de dépersonnalisation et de détresse et au-delà de nuire à la guérison du patient. Et dans le même temps d’accroître son sentiment d’impuissance, créant un cercle vicieux de souffrance partagée.
Mettre en lumière le caractère multidimensionnel de la douleur et de la souffrance ainsi que leur nature bidirectionnelle dans la relation de soin, appelle à adopter une approche holistique et humaniste. Celle-ci doit intégrer la complexité des besoins tant des patients que des soignants, afin de favoriser une prise en charge équilibrée et respectueuse des vulnérabilités de chacun.
En résumé :
Mettre en lumière le caractère multidimensionnel de la douleur et de la souffrance ainsi que leur nature interdépendante au cœur de la relation de soin entre patients et soignants, appelle à adopter une approche holistique et humaniste. Celle-ci doit intégrer la complexité des besoins tant des patients que des soignants, afin de favoriser une prise en charge de qualité, équilibrée et respectueuse des vulnérabilités de chacun qui sera abordée dans la 2ème partie de cet article.
En savoir plus :
[1] Loi relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé n°2002-303 du 4 mars 2002 et Loi relative à la politique de santé publique n°2004-806 du 9 août 2004
[2] Dr Mick Gérard, Perrot serge, Poulain philippe, Serre Alain, Eschallier Alain, Langlet Paul, Poméranie Dave, Garry Hervé, Impact sociétaire de la douleur en France : résultats de l’enquête épidémiologique National, health and Wellness Surrey auprès de 15000 adultes, Revue Douleurs : évaluation, diagnostic traitement, 2 avril 2013, P 57 à 66
[3] Baines Mary Saunders Cécily, « la douleur (ou souffrance) totale » évoquée pour la première fois à une conférence à Toronto en 1988. Le terme pain en anglais désigne à la fois douleur et souffrance
[4] Ricoeur Paul, « la souffrance n’est pas la douleur » dans Souffrance et douleurs, autour de Paul Ricoeur, sous la direction de Claire Martin et Nathalie Zaccaï-Reyners, Question de soin 2013, PUF
[5] En 1974, Herbert Freudenberger introduit le terme de burn out dans son article « Staff burn-out » publié dans Journal of social.
[6] Réformes hospitalières successives (la loi du 18 décembre 2003 relative au financement de la sécurité sociale pour 2004 qui a introduit la T2A et la loi hôpital, patients, santé territoires du 21 juillet 2019 qui a défini, une nouvelle organisation sanitaire et médico-sociale ) ont imposé des logiques économiques et de rentabilité aux hôpitaux et augmenté la charge administrative des soignants, aggravées par des difficultés de recrutement
[7] Pandémie de COVID-19 apparue le 16 novembre 2016 à Wuhan, en Chine avant de se propager dans le monde entier
[8] Association internationale pour l’étude la douleur
[9] L’Organisation mondiale de la santé
[10] Cicely Saunders : You matter, because you are you and you matter to the last moment of your Life. We will do all that we can not only to help you die peacefully but also to live until you die » citation prononcée entre 1967 et 1970
[11] Nietzsche Friedrich, La généalogie de la morale, 1887
[12] Professeur Le Breton David, Anthropologie de la douleur, 1995, Éditions Mataillé
[13] Guignard Elisabeth, Douleur et souffrance : le sens d’un questionnement, Fin de vie éthique et sociétés, sous la direction de Emmanuel Hirsch, Ères 2016
[14] Douleurs chroniques qui sont définies comme des douleurs persistante ou récurrente au-delà de 3 à 6 mois, au-delà de la guérison attendue d’une lésion et englobent non seulement des aspects physiques, mais aussi des dimensions psychologiques sociales et émotionnelles.
[15] Ricoeur Paul, la douleur n’est pas la souffrance, déjà cité
[16] Cf Le Breton, déjà cité
[17] Zaffran Marc, Le patient et le médecin, être soigné, être patient, PU de Montréal, 2014
[18] Lapeyre Nathalie et Le Feuvre, Féminisation du corps médical et dynamiques professionnelles dans le champ de la santé, RFAS, 1/2005
[19] C’est un syndrome qui résulte d’un stress chronique sur le lieu de travail et qui se caractérise par trois dimensions : l’épuisement émotionnel, la dépersonnalisation (attitude cynique ou distante envers les patients) et un sentiment d’accomplissement personnel diminué.
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