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Qu’est-ce qui se cache derrière le management et ses pratiques ? Les Professeurs Patrick GILBERT et Nathalie RAULET-CROSET nous proposent de découvrir les dispositifs de gestions dans leur ouvrage.

Nouvel article introductif de l’ouvrage co-publié en 2021 intitulé « Lire le management autrement : le jeu des dispositifs » (aux éditions EMS Management & Société) par le Professeur Patrick GILBERT, Professeur émérite à l’IAE Paris-Sorbonne Business School et la Professeure Nathalie RAULET-CROSET, Professeur de la même université.

 

Ce livre propose une nouvelle façon d’aborder la gestion. Il présente un aspect un peu inhabituel par rapport aux genres les plus répandus qui traitent de cette matière. Ce n’est pas un manuel constitué de tout ce que devraient savoir des étudiants, ni même un exposé des connaissances de pointe pour les plus avancés d’entre eux. Ce n’est pas non plus un recueil de bonnes pratiques à l’usage des managers. Il n’est pas davantage un ouvrage de théorie des organisations destiné à un public choisi de chercheurs. Il existe déjà de très nombreux livres pour cela et certains sont excellents. Chaque genre à sa légitimité et son utilité. Chacun correspond à des horizons d’attente de publics étroitement ciblés.

À leur différence, on verra plutôt le présent ouvrage comme un escalier dérobé donnant accès aux fondations de la gestion, un passage vers son architecture la moins exposée aux regards. Emprunter ce passage devrait satisfaire les uns et les autres, car il a été écrit pour tous ceux qui s’intéressent à la gestion et pour lesquels il peut être un support de réflexion : les managers et professionnels qui la pratiquent, les spécialistes qui conseillent, les professeurs qui l’enseignent et y consacrent leurs recherches, les étudiants qui veulent l’apprendre. Plus largement, il concerne tous ceux qui ont affaire à la gestion, soit qu’ils travaillent dans des entreprises ou d’autres organisations (association, administration publique, syndicat de salariés, groupement d’employeurs, etc.), soit qu’ils sont confrontés à ses pratiques à un titre ou à un autre (clients, usagers, bénéficiaires, politiques, ou simples citoyens). Autrement dit, il s’adresse à tous sans réserve aucune, et en particulier sans regard de leur statut académique ou profession.

Au reste, qui pourrait prétendre qu’il n’a rien à voir avec la gestion ? Aujourd’hui elle ne s’arrête plus à la porte des entreprises, sa logique s’étend au monde non-marchand et même à l’action publique et donc à la société dans son ensemble. On peut le déplorer ou s’en réjouir. Nous ne faisons qu’en prendre acte pour en tirer quelques conséquences.

Nous adresser à tous est un choix que nous justifions ainsi : les sciences de gestion sont des sciences humaines et sociales, dans la mesure où elles s’intéressent à l’action humaine, à l’étude des interactions entre les individus, les groupes et leur environnement. Nous sortons ainsi la discipline d’un champ clos dans lequel les débats ne seraient qu’affaires de spécialistes et arguments d’autorité technique pour la transporter dans celui de l’analyse sociale.

Cette option nous conduira à nous éloigner des standards de la littérature académique, que nous connaissons bien à travers les revues spécialisées. On ne trouvera donc dans ce livre qu’un nombre volontairement restreint de références théoriques, reportées en fin de volume beaucoup moins que ce que justifierait un aussi ample panorama. Certaines renverront à des auteurs-clés, d’autres aux résultats de nos propres recherches sur lesquelles s’appuient les réflexions développées dans ce qu’on pourrait qualifier d’ « essai », compte tenu de la tentative de nous libérer de nos protocoles méthodologiques et du langage austère – et, admettons-le parfois ennuyeux – qui rendent les écrits scientifiques imperméables au plus grand nombre. Pour le lecteur désireux d’approfondir les concepts centraux de tel ou tel chapitre, une rubrique « Pour aller plus loin » y pourvoira.

Sortir de la tour de Babel

La gestion est souvent réduite à ses applications : vendre des biens ou des services, déterminer un besoin en fonds de roulement, recruter du personnel, calculer la valeur d’un stock, etc. Dans les organisations, ces applications sont traditionnellement départementalisées en suivant un découpage en grandes fonctions (gestion financière, commerciale, des ressources humaines, des systèmes d’information, de la chaîne logistique, etc.).

Ces caractéristiques conduisent alors à considérer la discipline comme une superposition de domaines restreints et dont la complexité ne cesse de s’accroître. Entité pareille à une tour de Babel, elle cultive des langages différents et ne paraît pouvoir s’édifier qu’en ajoutant des éléments nouveaux à son ensemble. Les sous-cultures qui la composent, de plus en plus étrangères l’une à l’autre du fait de cette complexification, ne peuvent espérer se fondre entièrement et limitent la cohérence d’ensemble et les coopérations.

La spécialisation croissante des sciences de gestion en sous-disciplines, calquée sur un regroupement fonctionnel aujourd’hui dépassé fait perdre de vue l’essentiel : au-delà d’une addition de domaines, qu’est-ce que la gestion ? À cette question, il existe une diversité de réponses. L’approche instrumentale de la gestion qui assimile celle-ci à une collection d’outils hétérogènes et spécialisés destinés à éclairer la décision apparaît souvent dominante. Elle a pourtant fait l’objet de diverses critiques (réductionnisme, normativité, déterminisme, bricolage idéologique, etc.) que nous évoquerons, avant de les dépasser pour aller vers une approche sociotechnique, qui offre un dépassement de l’approche instrumentale de la gestion, sans toutefois renier son ancrage technique.

Assumer l’ancrage technique de la gestion pour le dépasser

De fait, à l’écart de ces critiques, l’optique de notre ouvrage porte la marque d’une certaine conception de la discipline qui ne dénie pas à la gestion son ancrage technique et applicatif, mais ne la réduit pas à une ingénierie micro-économique. Qu’est-ce donc que la gestion ?

Pour nous, plus qu’une addition de techniques, la gestion a pour objet la régulation instrumentée d’activités collectives organisées, considérée comme une classe de conduites qui a un rapport supposé avec la performance[1]  de l’organisation et dont la compréhension est indispensable pour fonder des applications en accord avec cette finalité. Cette régulation s’appuie sur des dispositifs de gestion, médiateurs essentiels entre les acteurs et leur environnement économique et social, pour satisfaire cet objet.

Nous qualifions notre projet de « nouvelle sociotechnique »[2], pour l’inscrire dans la filiation du courant né vers 1950 au Tavistock Institute of Human Relations à Londres, sous l’impulsion de F. Emery et E. Trist (1960). La socio- technique partageait avec l’école des relations humaines l’axiome de non-dé- terminisme technologique en matière de choix d’organisation : la technique ne fait pas l’organisation. Mais, elle affirmait aussi, contrairement à l’école des relations humaines, que chercher à ne satisfaire que les besoins humains et négliger la technologie, c’est risquer l’inefficacité. Nous assumons pleinement cet héritage. Cependant, nous nous différencions de la sociotechnique originelle sur deux points. D’une part, inspirés par Marcel Mauss (1950), nous sortons la technique de l’univers matériel et nous l’étendons aux techniques de gestion. D’autre part, nous récusons la séparation entre deux systèmes (technique et social) distincts. Car, comme nous l’ont montré l’ethnologie, l’histoire et la sociologie des techniques, tout objet technique est social et tout fait social comporte des éléments techniques.

Ce projet consiste à repartir du concept de dispositif, avancé par Michel Foucault, mais sans lui associer a priori la connotation disciplinaire liée à l’image du panoptique de Surveiller et punir. Nous abordons la gestion comme un ensemble d’éléments hétérogènes, discursifs, matériels, institutionnels et organisationnels, qui puise sa force dans ce qui lie ces différents éléments entre eux (nous paraphrasons Foucault, 1977). Pour conduire cette étude, nous ferons appel aux domaines de connaissance les plus contributifs et montrerons la pertinence et la transversalité de la réflexion, notamment en nous appuyant sur des études de cas.

Évolutifs, les dispositifs de gestion seront saisis dans leur dynamique, ins¬crits dans un espace social et physique (un environnement géographique, un lieu de conception ou d’usage du dispositif) et incarnés par des individus, su¬jets psychologiques, acteurs sociaux et agents économiques qui leur donnent vie.

Plan du livre

La première partie de l’ouvrage pose les fondements du raisonnement suivi dans l’ouvrage. Nous commencerons par un chapitre traitant du champ des sciences de gestion, vu comme à la fois distinct et intimement relié aux pratiques (Chapitre 1). Puis nous présenterons les univers organisationnels et institutionnels dans lesquels se déploient les pratiques de gestion et avec lesquels elles sont en interaction (Chapitre 2). Les dispositifs de gestion, notion centrale dans notre approche, feront l’objet d’un chapitre spécifique (Chapitre 3).

La deuxième partie traduit de manière analytique la notion de dispositif de gestion dans une succession de chapitres abordant des dimensions structurantes, et souvent oubliées, de la gestion. Elles ont été choisies comme autant de points d’entrée dans un dispositif, tant pour l’analyser que pour l’« actionner » (le faire vivre ou le transformer). Après un cadrage d’ensemble de notre sujet, nous proposons une immersion au cœur du dispositif de ges¬ion : les idées fondamentales qui le caractérisent, c’est-à-dire son idéologie (Chapitre 4), le langage de la gestion (Chapitre 5), l’instrumentation mobilisée (Chapitre 6), ou encore les espaces porteurs du dispositif (Chapitre 7). Nous nous intéresserons enfin à la dynamique des arrangements au sein d’un dispositif de gestion (Chapitre 8).

Pour soutenir l’intérêt du lecteur, des encadrés illustratifs ou notionnels répartis dans l’ouvrage rythment la lecture. Chacun des chapitres est précédé d’un récit qui plonge le lecteur dans le monde captivant des dispositifs de gestion, ceci afin de conforter l’idée qu’il n’y a pas de réflexion théorique qui vaille si elle ne s’appuie pas sur l’observation de situations. Ces récits se 

veulent éclairer de façon parlante le contenu, sans pour autant couvrir toutes les facettes abordées dans la suite du texte qu’ils introduisent À la fin de chaque chapitre, nous proposons un « en bref» résumant les idées-clés.

Napoléon aurait dit : « Un bon croquis vaut mieux qu’un long discours ». Sans avoir l’âme conquérante, on peut considérer avec lui qu’un schéma a le mérite de pointer l’essentiel. Aussi, pour aider à la navigation dans ce volume, nous en proposons une vue synoptique dans la figure 1.

Comment utiliser l'ouvrage ?

La forme retenue invite à différents parcours de lecture en fonction des objectifs poursuivis par son utilisateur. Le livre peut se lire dans la progression établie de ses chapitres, comme on le fait d’ordinaire d’un essai. Ensuite, et bien qu’il ne s’agisse pas d’un manuel selon l’acception classique, il n’est pas dénué d’intentions pédagogiques. Dès lors, nous pensons qu’il peut fournir la base d’une introduction à la gestion. Dans cette perspective, on considérera les récits en tête des chapitres comme des mini-cas de sensibilisation aux thématiques abordées dont les éléments de compréhension sont fournis dans la suite du texte. Enfin, les chapitres sont à la fois interdépendants et relativement autonomes. Ils peuvent donc être consultés librement, indépendamment de la numérotation que nous leur avons donnée, comme des instruments de réflexion ou de travail, selon les questions que l’on souhaite aborder.

L’ouvrage est traversé par la métaphore du jeu qui donne lieu à des illustrations dont la fonction n’est pas d’abord décorative. Elles ont été travaillées comme expression du contenu du chapitre qu’elles éclairent. Chacune d’elle annonce un chapitre en même temps qu’elle le clôt, vu qu’elle en est une forme de condensé. En situation de lecture individuelle, les illustrations proposent un cadre de réflexion et ouvrent à l’imagination, tout en accompagnant la lecture. En situation pédagogique, elles peuvent être utilisées comme méthode de médiation, pour faciliter la prise

Notes :

[1] La notion de performance est loin de faire consensus.

[2] Nous poursuivons ainsi, en l’élargissant, le projet amorcé avec Ève Chiapello (Chiapello et Gilbert, 2013).

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