Nouvel article rédigé pour ManagerSante.com par Matthieu GUYOT, Directeur-adjoint du Centre Hospitalier de Mayotte, fondateur-directeur de l’agence May’Santé Recrutement et expert RH de l’ANAP. Diplômé de Sciences Po Toulouse puis de l’Ecole des hautes études en santé publique, il est passionné par l’innovation, l’attractivité, l’application des nouvelles technologies aux ressources humaines, la stratégie et l’optimisation des processus administratifs.
Son Centre Hospitalier de Mayotte a reçu le grand prix de l’innovation RH de la Fédération Hospitalière de France pour la création de la première agence territoriale de recrutement publique en 2022.
Enquête après enquête, la tendance se confirme : une perte de sens s’empare des soignants. Ces professionnels se sentent submergés par la vacuité des formalités administratives et des protocoles, qui semblent trop souvent détachés de la réalité des soins qu’ils prodiguent aux patients. Le soignant, dans ces moments, se sent démuni devant un système dont les rouages lui échappent. Les décisions qui s’imposent à lui peuvent paraître arbitraires, les responsabilités floues, et les choix qui lui sont laissés, bien maigres.
Souvent oublié, l’encadrement intermédiaire et de proximité ressent également avec acuité ce sentiment. Au quotidien, ces professionnels passent l’essentiel de leur temps les yeux rivés sur un écran d’ordinateur, à jongler sans relâche avec les plannings, à les créer et les recomposer, ayant à peine le temps de poser leur regard sur leurs patients et sur les collègues qu’ils encadrent.
Heureusement, les progrès technologiques des dernières années ont ouvert la voie à de nouvelles possibilités, des solutions innovantes qui pourraient libérer les soignants de cette gestion. En effet, nous assistons aujourd’hui au début d’une véritable révolution dans la manière dont les soins sont planifiés et dispensés. L’informatisation, qui a été la grande révolution de la fin du XXe siècle, a permis une rationalisation des procédures administratives et une amélioration des processus de prise en charge des patients. Le phénomène a toutefois participé à ce qui est maintenant perçu comme la déconnexion grandissante entre le soignant et le patient.
Aujourd’hui, de nouvelles technologies émergent, telles que l’intelligence artificielle, la robotique médicale ou encore les logiciels de gestion de personnel d’un nouveau type, qui vont transformer en profondeur l’organisation des soins et pourraient, si correctement, mis en place, diminuer ce sentiment de perte de sens.
J’en suis persuadé : l’intelligence artificielle peut remettre l’humain au cœur de l’hôpital. L’hôpital moderne et son informatisation grandissante ont éloigné les soignants du patient, l’IA permettrait de réconcilier les deux. Il est ainsi probable que l’hôpital magnétique de demain ne pourra se concevoir que s’il est augmenté.
Cet article se propose d’étudier ces évolutions technologiques et de mettre en lumière une des avancées les plus prometteuses pour l’hôpital public : l’automatisation des plannings.
La planification hospitalière : un bref historique
La gestion des plannings est un enjeu crucial pour tout établissement de santé. Ils ont un impact direct sur la qualité des soins prodigués aux patients, sur la satisfaction du personnel et sur la performance de l’hôpital. Au fil des ans, cette gestion a connu trois méthodes, chacune apportant son lot de changements et de bouleversements.
Initialement, la planification se faisait sur papier, à l’aide de tableaux sur lesquels étaient notés les horaires de travail de chaque membre du personnel. C’était un processus long et fastidieux, qui demandait un grand investissement en termes de temps et de ressources humaines. Les risques d’erreurs étaient élevés, ce qui pouvait entraîner des dysfonctionnements préjudiciables à la qualité des soins et à la gestion des éléments variables de paye.
Cependant, l’arrivée des ordinateurs a marqué un tournant décisif dans la gestion des plannings hospitaliers. Dans les années 1990, des logiciels spécialisés dans la gestion des plannings ont commencé à apparaître. Ces outils ont permis une automatisation de certaines tâches, facilitant ainsi la planification des ressources humaines et la gestion du temps de travail. Les avantages ont été notables : gain de temps administratif, meilleure qualité de planification et, surtout, une réduction significative des erreurs de planification et de paye. Plus récemment, des portails RH accessibles par Internet permettent aux professionnels d’accéder à leur planning en tout temps et tout lieu. Par ailleurs, des applications mobiles pour la gestion des remplacements ont également été ajoutés aux SIRH.
Cela étant, les plannings restent entièrement réalisés par des humains, même si des cycles de travail peuvent parfois être pré-enregistrés : ils ne prennent pas en compte les adaptations du planning liées aux absences inopinées, aux préférences des agents, et leur réalisation consomme le temps précieux des managers hospitaliers.
A partir des années 2010, les avancées technologiques ont permis l’apparition de logiciels de planification plus sophistiqués. Ces logiciels ont tenté de s’attaquer au problème de la planification automatisée, en utilisant des algorithmes pour optimiser les plannings. Malheureusement, ces premiers logiciels n’ont pas eu un grand succès commercial dans le milieu hospitalier, pour des raisons culturelles, techniques et en raison de l’immaturité technologique. L’ergonomie de ces logiciels n’était pas toujours au rendez-vous, ce qui pouvait rendre leur utilisation fastidieuse et peu intuitive.
La technologie d’automatisation des plannings a connu une évolution importante au cours des dernières années, grâce notamment aux avancées significatives en matière d’intelligence artificielle. C’est au cours des dernières années qu’elle a atteint une maturité suffisante pour être généralisée offrant ainsi des perspectives de révolution dans le domaine de la gestion des ressources humaines. Cette révolution se traduira par une meilleure satisfaction des professionnels de santé et une réduction du temps de travail affecté à la gestion des plannings.
Le contexte actuel de l’hôpital, marqué une pénurie de personnel médical et paramédical et avec des équipes soignantes devant faire face à des conditions de travail difficiles rendent les plannings particulièrement importants. Les plannings de qualité sont aujourd’hui des outils indispensables pour garantir la fidélisation des professionnels.
L’automatisation des plannings : c’est quoi ? Une tentative de vulgarisation
L’automatisation des plannings désigne le processus qui consiste à utiliser des algorithmes pour planifier les horaires de travail et éventuellement les tâches des professionnels d’un établissement, comme un hôpital, de manière automatique. L’automatisation permet d’optimiser les plannings en prenant en compte un grand nombre de facteurs, tels que les compétences et les préférences de chaque professionnel, les contraintes légales et réglementaires, ainsi que les besoins des patients en charge de soins définis par les maquettes organisationnelles.
Par ailleurs pour une automatisation complète, il convient d’y associer des liens avec les logiciels métiers et les logiciels RH de l’établissement (e.g. logiciel de bloc pour le programme opératoire, logiciel de gestion du temps pour obtenir les absences des salariés, etc.). Pour ajouter de la fluidité au processus, la majorité des logiciels de plannings se lient au logiciel de gestion du temps et permettent aujourd’hui de dédier une interface aux soignants (application ou portail internet) afin de leur permettre d’y déclarer directement leurs absences ou leurs préférences. L’algorithme (ou moteur de règles) peut alors utiliser ces informations pour générer des plannings automatiquement en fonction des critères définis, en prenant en compte les préférences et les contraintes individuelles de chaque professionnel. Le logiciel propose alors pour validation aux responsables de services une version des plannings en direct en cas par exemple d’absence impromptue ou en prévisionnel selon les critères décrits précédemment. L’intelligence artificielle intervient alors dans l’apprentissage des corrections des cadres pour améliorer les propositions futures et dans la proposition de plusieurs scénarios de plannings prévisionnels.
Cependant, il est important de s’assurer que ces interfaces soient faciles à utiliser et conviviales pour encourager les soignants à les utiliser régulièrement. L’IA peut alors utiliser ces informations pour générer des plannings automatiquement en fonction des critères définis, en prenant en compte les préférences et les contraintes individuelles de chaque professionnel.
Cette méthode de réalisation des plannings, est, à ce jour, de loin la plus efficace et permet d’éviter la réalisation de ces tâches répétitives et fastidieuses. Le gain de temps pour les managers hospitaliers est considérable et dépendra de plusieurs facteurs tels que la taille de l’hôpital, le nombre de personnels géré, la fréquence d’actualisation et la complexité des plannings concernés. En déléguant ces tâches à l’IA, les professionnels pourront se concentrer sur des tâches à plus haute valeur ajoutée telles que la gestion de projet, la qualité des soins, la communication avec les patients et le personnel, l’élaboration de stratégies à long terme, le management, etc. Le gain de temps pourra donc être significatif et permettre une meilleure gestion des ressources humaines à l’hôpital.
Et concrètement ? Comment un hôpital peut automatiser ses plannings ?
La mise en place d’un logiciel de planning pratiquant l’automatisation nécessite différentes étapes, généralement similaires peu importe l’éditeur. La première est l’identification et l’acquisition d’un logiciel adapté. Des logiciels opérationnels d’automatisation sont déjà commercialisés en France.
Etat de l’industrie des logiciels ayant adopté l’IA
Cet article n’a pas pour vocation à comparer les différentes possibilités sur le marché, mais on peut évoquer différents éléments notables :
- La concurrence est encore limitée sur le secteur et le nombre de logiciels est limité. Les solutions logicielles dans ce secteur ont utilisé ou utilisent un modèle industriel de type MVP (minimal viable product [1]).
- Aucun établissement public de grande taille n’a automatisé complètement ces plannings à ce jour. Toutefois, les grands établissements (AP-HP, HCL) et certains établissements privés réalisent déjà des expérimentations dans certains services et cela a démontré son efficacité.
- Il n’existe, en 2023, pas de solution pleinement optimale généralisable à tous les services d’un établissement, les logiciels actuellement sur le marché ayant ont encore des fonctionnalités à perfectionner notamment sur la gestion de la paye (EVP), et les interfaces avec les autres logiciels du SIRH.
- Le secteur évolue très rapidement. Bien que la technologie soit déjà existante, c’est surtout à partir de 2024 que les logiciels pourront être utilisables en masse et remplacer les logiciels utilisés aujourd’hui.
Il convient ensuite d’échanger avec le fournisseur pour définir les besoins et les exigences spécifiques de l’établissement et fixer les services qui doivent être gérés de manière automatisée. Cela inclut les contraintes et les règles de planification spécifiques, les compétences requises pour les employés, les exigences de conformité, etc. Le fournisseur de logiciel IA configurera et paramétrera son logiciel en s’interfaçant si cela est possible avec les logiciels de l’hôpital (SIRH et logiciels métiers) nécessaires pour comprendre les besoins en ressources. Cette étape est cruciale pour permettre d’éviter les recopies et donc un vrai gain de temps pour tous les utilisateurs.
Une fois les interfaces réalisées, l’étape la plus importante et la plus consommatrice de temps est le travail en interne sur les règles prises en compte par l’algorithme pour la planification. Il est naturellement important de prévoir une phase de formation pour les utilisateurs du logiciel, afin de s’assurer qu’ils soient à l’aise avec cette nouvelle technologie et en mesure de l’utiliser efficacement.
Réflexions sur l’avenir des plannings à l’hôpital et scénario de référence
La transition des logiciels de gestion des plannings vers l’utilisation d’algorithmes puis vers l’intelligence artificielle se fera progressivement. Avant tout déploiement généralisé de cette technologie, il convient d’avoir sur le marché des logiciels adaptés et performants. Sur ce secteur :
- De nouveaux logiciels se développent actuellement, se spécialisant sur l’automatisation des plannings. Doté d’un tel avantage compétitif, et au fur et à mesure que la technologie se développera, ils gagneront des parts de marché de manière inévitable.
- Les logiciels actuels pourront être améliorés pour intégrer des algorithmes d’optimisation et des capacités d’apprentissage automatique ou seront progressivement abandonnés.
D’autres capacités d’IA commencent à être ajoutées progressivement dans certains logiciels pour offrir de nouvelles fonctionnalités telles que la détection de plus en plus efficace des écarts et des anomalies dans les plannings, l’adaptation automatique aux changements de dernière minute, et la prise en compte de tous les types de contraintes (personnel, équipements, patients), le contact automatique des soignants en cas d’absence identifiée. Au fur et à mesure, des ensembles de micro-tâches pourront progressivement être déléguées à l’IA.
Enfin, dans une dernière phase, il sera possible de passer à des systèmes entièrement automatisés, où l’IA sera responsable de la gestion des plannings et de l’attribution des tâches en temps réel après validation et contrôle de l’encadrement.
Cette transition devra se faire progressivement, avec une collaboration entre les équipes hospitalières et les experts en IA pour assurer une transition en douceur et une utilisation efficace des nouvelles technologies. A ce titre, il est probable que l’automatisation des plannings entraine un changement organisationnel dans les établissements : le besoin de compétences techniques et informatiques pourrait favoriser le développement de cellule centralisée de la gestion du temps de travail dans les établissements, gérés conjointement par des ingénieurs et des cadres de santé.
Proposition de scénario médian.
Il y a de nombreux facteurs inconnus liés à la politique nationale, la vitesse d’adoption dépendra directement des priorités nationales et des recommandations des grandes institutions françaises dans ce domaine et cela est encore très incertain.
- Phase 1 (2020-2024) : Exploration et sensibilisation. Au cours de cette première phase, d’ores et déjà engagée, les hôpitaux commencent à explorer les possibilités offertes par l’utilisation des algorithmes et l’IA pour la gestion des plannings. Les managers, les DRH et les directions des systèmes d’information commencent à se familiariser avec les concepts et les technologies sous-jacents. Les premiers tests pilotes sont réalisés pour évaluer les avantages et les limites de l’IA pour la planification.
- Phase 2 (2024-2026) : Adoption partielle. Au cours de la deuxième phase, les premiers hôpitaux commencent à adopter partiellement des logiciels IA pour la gestion des plannings de manière pérenne. Cette adoption se fait souvent par étapes, en commençant par les départements ou les services les plus enclins à la numérisation et à l’innovation. Les bénéfices de l’IA pour la planification commencent à être mieux compris et documentés, ce qui encourage d’autres hôpitaux à suivre le mouvement. Il est possible lors de cette phase que quelques rares établissements pionniers adoptent complètement l’automatisation des plannings.
- Phase 3 (2026-2028) : Adoption généralisée. Au cours de cette troisième phase, l’adoption de l’IA pour la gestion des plannings devient généralisée dans la plupart des hôpitaux. Les avantages de l’IA pour la planification sont clairement démontrés et les logiciels IA sont de plus en plus avancés et adaptés aux besoins spécifiques des hôpitaux. Les hôpitaux qui n’ont pas encore adopté l’IA sont de plus en plus en retard et perdent en attractivité par rapport à ceux qui l’ont fait.
- Phase 4 (2028-2033): Perfectionnement. Au cours de cette dernière phase, l’IA pour la gestion des plannings à l’hôpital continue d’évoluer et de se développer. Les logiciels IA sont capables de prendre en compte une gamme encore plus large de facteurs, comme la gestion des absences en temps réel, les préférences des patients et du personnel, les tendances saisonnières et les épidémies de manière automatisée. L’IA prévient directement les professionnels des changements de plannings et ne nécessite plus l’intervention du manager (ou uniquement sa validation). Surtout, c’est au cours de cette phase que pourra apparaitre la notion d’assistant IA pour les managers dans sa forme avancée.
Dans un dernier temps, associée à une technologie de traitement du langage naturel (IA qui peut communiquer avec les humains comme chatGPT [2]), on peut en effet imaginer une solution encore plus avancée : la technologie de traitement du langage naturel pourrait permettre aux managers et directeurs de communiquer avec l’IA des règles et des critères de planification des plannings. Par exemple, ils pourraient indiquer à l’IA les règles à appliquer, la stratégie à adopter, les exigences de compétences et de disponibilité pour chaque poste, les restrictions de temps de travail, les congés et les jours fériés. Les professionnels pourraient également poser des questions à l’IA pour mieux comprendre comment les décisions sont prises et suggérer des ajustements si nécessaire.
En utilisant la technologie de traitement du langage naturel, les managers et directeurs peuvent bénéficier d’un accès facile et pratique à des informations sur les plannings, sans avoir besoin d’être des experts en informatique ou en planification. Ils pourraient également obtenir des suggestions pour optimiser l’efficacité de leurs plannings en fonction de différents objectifs, tels que la réduction des coûts, l’amélioration de la qualité des soins et la satisfaction des patients et du personnel.
Enjeux, limites et conclusion
De multiples risques sont liés au développement de ce type de logiciel. La littérature scientifique montre que l’automatisation de certaines tâches peut avoir un impact psychologique sur le personnel, qui peut craindre une perte de contrôle ou une diminution de la qualité de son travail. Il est donc important de prendre en compte ces risques et de mettre en place des mesures pour les atténuer. De la même manière, il est nécessaire de veiller au maintien de la transparence et la compréhensibilité des décisions prises par l’IA, afin de maintenir la confiance des professionnels de santé et des patients dans le système de planification automatisé.
Il convient enfin de bien connaitre les limites de l’automatisation : les biais peuvent se glisser dans les algorithmes, créant des inégalités, des discriminations involontaires ou des atteintes à la vie privée. Par ailleurs, l’utilisation du langage naturel a un coût financier, énergétique et écologique non négligeable qu’il convient de bien analyser avant d’entreprendre dans ce domaine. Aussi, une dépendance excessive à la technologie peut entraîner des conséquences néfastes en cas de panne ou de dysfonctionnement.
Cette transition vers l’utilisation de l’IA ne sera pas sans défis. Elle sera probablement moins linéaire et lisse que ne le présente le présent article, mais elle changera le quotidien de tous les professionnels hospitaliers. Faisons en sorte que cela soit dans le bon sens, et cela débute dès maintenant.
Pour aller plus loin :
[1] A minimum viable product (MVP) is a version of a product with just enough features to be usable by early customers who can then provide feedback for future product development. (Wikipedia)
[2] Le traitement du langage naturel (ou NLP pour Natural Language Processing en anglais) est une branche de l’intelligence artificielle qui permet aux machines de comprendre, d’interpréter et de générer du langage humain de manière naturelleLe traitement du langage naturel est utilisé dans de nombreuses applications, telles que les chatbots, les assistants vocaux, les traducteurs automatiques, la reconnaissance de la parole ou encore l’analyse des sentiments sur les réseaux sociaux.