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La « Novlangue managériale », de quoi parle-t-on ? Agnès VANDEVELDE-ROUGALE nous dévoile, dans son ouvrage, sa recherche socio-anthropologique sur les entraves langagières dans les organisations.

Nouvel article introductif de l’ouvrage intitulé « La novlangue managériale » publié avec l’aimable autorisation de la maison d’éditions Erès pour notre plateforme média ManagerSante.com et l’accord de son auteure Agnès VANDEVELDE-ROUGALE, docteure en anthropologie et sociologie, chercheuse associée au LCSP à Université Paris Cité.

Elle est membre du Comité de rédaction de la revue ¿Interrogations?, membre du Conseil d’administration du Réseau international de sociologie clinique et du comité de recherche « sociologie clinique » de l’Association internationale de sociologie.

Son dernier ouvrage publié intitulé « Mots & illusions : quand la langue du management nous gouverne », publié aux éditions 10-18 (2022) fera l’objet d’un prochain article.

 

« On comptait que le novlangue aurait finalement supplanté l’anà- langue (nous dirions la langue ordinaire) vers l’année 2050. Entre-temps, il gagnait régulièrement du terrain. » George Orwell, 1984

À l’époque contemporaine, on pourrait imaginer que le mal-être au travail n’est une surprise pour personne, ni un thème difficile à aborder. Et pourtant… La silhouette de Mathilde, esquissée par Delphine de Vigan dans Les heures souterraines (2009), paraît étonna- ment proche : après huit ans de travail au sein d’un service marketing dans une grande entreprise, Mathilde se trouve prise dans un « lent processus de destruction qu’elle mettra des mois à nommer ». « Elle n’en parle pas. Même à ses amis. » La romancière donne à sentir la souffrance au travail et la violence qui peut la générer. Elle montre aussi le questionnement des mots qui en résulte : comment nommer l’expérience ? Comment la communiquer à ses proches et comment la comprendre ? Mathilde ne semble plus trouver dans la langue, par l’exercice du langage, une médiation de son rapport au réel qui lui permettrait d’en donner forme et sens. Figure isolée et fictionnelle, elle apparaît comme un miroir de la détresse que peuvent provoquer la dégradation des conditions de travail et le vacillement du rapport aux mots et à la réalité. C’est ce vacillement que j’interroge, dans un contexte d’accroissement des risques psychosociaux et de leur recon­naissance en France, en Europe et dans le monde.

La notion de risques psychosociaux, introduite dans les années 2000, recouvre une diversité de phénomènes renvoyant à la subjectivité du travailleur et prenant en compte la situation de travail (Zawieja, Guamieri, 2014 ; Valléry, Leduc, 2014). Ils sont définis par le Collège d’expertise sur le suivi statistiques des risques psychosociaux au travail, constitué fin 2008 à la demande du ministre du Travail en France, comme des « risques pour la santé mentale, physique et sociale, engendrés par les conditions d’emploi et les facteurs orga­nisationnels et relationnels susceptibles d’interagir avec le fonction­nement mental[1] ». Des études réalisées par Eurofound, la Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de travail, agence tripartite de l’Union européenne fondée en 1975, révèlent un accrois­sement de ces risques, mais aussi de leur prise en compte, au cours de la dernière décennie. Un travailleur européen sur cinq rapporte un certain mal-être psychologique (Eurofound, 2012) et près d’un sur six dit avoir été confronté au cours du ou des mois précédant la sixième enquête sur les conditions de travail à des « comportements socia­lement difficiles », tels que insultes, attention sexuelle inopportune, menaces, comportements humiliants, violence physique, harcèlement sexuel, harcèlement moral*[2] et intimidation (Eurofound, 2015).

Le monde du travail a vu se développer une forme de discours spécifique, le discours managérial*, difficile à circonscrire mais qui peut être appréhendé à travers différents supports : normes inter­nationales de certification établissant un idéal de gestion organisation­nelle ; littérature managériale, formations au management et discours de consultants définissant pratiques et outils de gestion ; communica­tion interne ou externe d’une organisation en donnant une représen­tation idéale… Proposant une grille de lecture dominante, le discours managérial peut aussi s’entendre dans la parole des salariés sur leur travail et leur pratique professionnelle. Il remplit une triple fonction : idéologique, en véhiculant les valeurs des dirigeants ; symbolique, comme signe du pouvoir ; pragmatique, en tant qu’outil d’influence du comportement des acteurs internes et externes de l’organisation. Il est évolutif : appuyé sur une doctrine relativement homogène à une époque donnée, aujourd’hui celle du capitalisme néolibéral qui a renforcé sa domination sur la pensée économique avec la fin de l’URSS et la création de l’Organisation mondiale du commerce dans les années 1990, il intègre les évolutions sociétales tout en préser­vant le principe d’efficacité (Le Texier, 2014) auquel il est associé, en vue d’« obtenir des salariés ce que leurs dirigeants attendent d’eux » (Brunei, 2008, p. 25-26).

Le discours managérial moderne (Vandevelde-Rougale, Fugier, 2014) recouvre des pratiques discursives porteuses d’une concep­tion utilitariste du sujet* et des relations humaines. Une rhétorique prenant l’entreprise privée et ses valeurs de productivité et de rentabi­lité comme modèle de société s’est affirmée. Discours dominant dans les organisations et au-delà (à l’école, dans les médias…), il promeut depuis une trentaine d’années une vision économique et entrepreneu­riale de l’être humain qui se manifeste, notamment, par la promotion du « travail émotionnel », la gestion de l’expression des émotions* dans les organisations et au service du travail (Hochschild, 1983 ; 2003 ; Soares, 2003). Phénomène intime, qui s’incarne dans le corps même de l’individu, l’émotion est aussi inéluctablement sociale de par son surcodage symbolique (sa signification liée à une culture donnée et à l’histoire individuelle des sujets) et ses fonctions d’orientation de la conduite et de communication qui influent sur son « partage social* » (Rimé, 2009). D’après la sixième enquête européenne sur les conditions de travail menée par Eurofound entre février et septembre 2015 sur la base de 35 765 interviews par questionnaire, plus d’un quart des travailleurs rapportent cacher leurs sentiments au travail la plupart du temps ou systématiquement (Eurofound, 2015). Que faire de ces sentiments cachés, des émotions ressenties au travail et perçues comme « malvenues », parce qu’alors on se révélerait « trop sensible », « trop vulnérable », pas assez « assertif* », pas suffisamment « perfor­mant » ni « professionnel » ? Comment dire la peur, celle qui serait « irrationnelle » ? Comment dire le mal-être au travail ?

Aux violences du monde du travail s’ajoute une autre violence qui entrave l’expression du sens, la communication des émotions, l’évocation de la souffrance. Une violence qui rend le vécu des sala­riés inexprimable et inaudible. Une violence qui touche le rapport du sujet au langage. Je m’y intéresse dans cet ouvrage, en appui sur la recherche socio-anthropologique que j’ai menée sur un double terrain linguistique – français en France, anglais en Irlande – entre 2010 et 2014, et qui montre l’influence du discours managérial moderne sur l’expérience subjective. Ma démarche ne procède pas d’un projet de description linguistique de formes discursives, mais s’inscrit dans un mouvement d’intégration des émotions à l’analyse en sciences humaines et sociales. Elle repose sur l’invitation du linguiste Frédéric François à étudier la relation au langage à partir de la « mise en mots* » (François, 2000 ; 2006) et de ce qui lui résiste, et part du constat que, si la manifestation corporelle des émotions de plaisir et de déplaisir est la première modalité de communication du nourrisson avec son entourage, et si leur verbalisation constitue rapidement un prérequis de la vie sociale (dès l’école maternelle en France), l’expé­rience courante enseigne que cette verbalisation ri est pas évidente. Ne serait-ce que parce qu’un seul mot peut désigner une pluralité de ressentis ou encore parce que, en situation de confusion, on peut douter de sa perception, mais aussi parce que l’expression de certaines émotions est réprimée dans certains contextes culturels. Un proverbe a ainsi fait de la colère une « mauvaise conseillère »…

A la suite de l’anthropologue Michel Feynie qui, dans son ouvrage Le «as if» management (2012), dévoile un « monde ordinaire » pris dans le décalage entre la fiction idéale créée par les discours officiels de grandes entreprises (la rhétorique managériale) et la réalité concrète du terrain vécue par les employés, j’ai choisi d’étudier l’effet de la rencontre entre discours, pratiques de management et individu en m’intéressant à la communication institutionnelle* et à son envers. Pour ce faire, je m’appuie sur des récits d’expériences singulières de harcèlement moral au travail (ywrkplace bulfying) au sens large, recueillis dans le cadre de dispositifs cliniques de recherche centrés sur le sujet et prenant en compte la subjectivité du chercheur. Le développement d’Internet et la valorisation de la transparence incitant un nombre croissant d’organisations à disposer d’un site propre sur lequel elles présentent leurs services mais aussi leur politique managériale, j’ai pu accéder à des informations dont les salariés potentiels ou actuels sont les premiers destinataires, telles que celles de la rubrique « carrière » ou encore « gouvernance », mais qui sont accessibles à tout public. En Irlande, de nombreuses organisations y affichent leur « politique anti-harcèlement » suite au rapport d’un groupe de travail missionné par le gouvernement irlandais (Dobbins, 2001). Afin de maintenir dans cet ouvrage l’anonymat des personnes interviewées en évitant les recoupements, les références des sites Internet consultés ne sont pas communiquées, les extraits de communication institutionnelle sont anonymisés et les noms des personnes comme des organisations sont des pseudonymes.

Le croisement de la communication institutionnelle et des récits recueillis révèle que le discours managérial peut fragiliser le sujet par la limitation de ses capacités de mise en mots et de mise en sens. Ce processus n’est cependant pas univoque : le sujet peut trouver ou retrouver, avec le recours aux mots du discours managérial, une certaine «puissance d’agir* » (agency) (Butler, 2008). Cela n’est pas sans rappeler la tension entre « le pouvoir de la langue et la liberté de l’esprit » (Dewitte, 2007) qu’ont montrée différents « témoins- penseurs » du XXe siècle. Parmi eux, le philologue Victor Klemperer développe la thèse d’une contamination des esprits par la langue du IIIe Reich. Intégrant la dimension émotionnelle dans son analyse publiée dès 1947, il avance que « la langue ne se contente pas de poétiser et de penser à ma place. Elle dirige aussi mes sentiments, elle régit tout mon être moral d’autant plus naturellement que je m’en remets inconsciemment à elle » (Klemperer, 2003, p. 40). Il affirme aussi que « ce que quelqu’un veut délibérément dissimuler, aux autres ou à soi-même, et aussi ce qu’il porte en lui inconsciemment, la langue le met au jour » (ibid., p. 35). Ces deux propositions ont guidé mon exploration du lien entre discours managérial et sujet, à travers celle de la mise en mots des émotions liées à la souffrance au travail. Dans la filiation du travail de Klemperer, j’avance que l’influence du discours managérial sur le sujet repose sur l’intériorisation de ce discours qui le constitue en « novlangue managériale* ». Novlangue, terme emprunté à un autre « témoin-penseur », George Orwell, et à son roman 1984 dans lequel la création et le développement du Newspeak (traduit novlangue en français) visaient à l’élimination de la possibilité d’ex­pression de pensées subversives. Managériale car la diffusion de cette forme langagière s’appuie sur le discours du management mobilisé au sein des organisations de travail.

Différents auteurs se sont intéressés à la dimension d’emprise que peut exercer la langue dominante, qu’elle soit ou non liée à un régime totalitaire. En particulier, selon la thèse développée par le sociologue Pierre Bourdieu (1982 ; 2001), la langue instituée comme légitime par les classes dirigeantes exerce une domination sur ses locuteurs par sa participation à la constitution de l’habitus* de l’individu. Mais si ces auteurs soulignent l’intériorisation de la langue dominante et les limita­tions qu’elle peut faire peser sur le sujet, ils ne précisent pas comment se fait ce processus. C’est à son exploration que je me suis employée à partir de l’étude de l’intériorisation du discours managérial qui, en le constituant en novlangue managériale, contribue à l’euphémisation du pouvoir dans les organisations. Je propose que cette intériorisation résulte d’une incorporation (assimilation involontaire par imprégnation liée à l’environnement) ou d’une appropriation (apprentissage volon­taire) du discours managérial, en appui sur les structures linguistiques, psychiques et sociales existantes. En termes plus imagés, j’avance que le discours managérial agit comme un virus : de même qu’un virus s’appuie sur les structures de la cellule infectée pour se répliquer, le discours managérial se constitue en novlangue et se diffuse en s’ap­puyant sur les structures sociopsychiques du sujet et sur les structures de la langue vernaculaire. Et de même que l’affaiblissement d’un orga­nisme dû à une infection virale peut ne se révéler qu’à la rencontre d’autres agents infectieux, l’affaiblissement de l’individu en tant que sujet de son discours peut n’apparaître qu’à l’aune de circonstances délétères, telles que la confrontation à des pratiques de harcèlement moral au travail. Avec cette métaphore, et plus généralement ce livre, j’espère apporter un éclairage sur le processus d’intériorisation subjec­tive d’un discours dominant, et montrer que le questionnement des émotions et des mots pour les dire porte un potentiel de résistance au mal-être au travail. Les hypothèses présentées ne prétendent pas à l’exhaustivité mais se proposent comme des voies de compréhension dont l’exploration et le questionnement pourront se poursuivre.

Maureen, Sybil, Tara, Eryn, Betty… Cinq femmes irlandaises dont les récits ont éclairé ma compréhension de l’influence du discours managérial, à travers celle du vécu de violence et de souffrance au travail, dont l’intrication avec la violence sociale est rendue patente par leur difficulté à fuir une situation nuisible renforcée par les tensions du marché de l’emploi. Arnaud, Delya, Juliette, Yves, Mina… Cinq parti­cipants à un dispositif groupal d’implication* et de recherche dont le partage des émotions a permis d’éclairer l’envers de ce discours. Dans cet ouvrage, j’ai fait le choix de leur laisser la parole et de montrer le va-et-vient entre pratique et théorie, vécu et conceptualisation, mouvement qui nourrit la compréhension. Ce choix se matérialise par la présence de nombreux Verbatim et citations. Cet ouvrage intègre également des éléments issus de mon propre ressenti, dans l’idée de montrer que la réflexion se nourrit dans la rencontre incarnée et la réflexivité*. Il est structuré en cinq principaux temps qui invitent à questionner ce qui est présenté comme « naturel » et « nécessaire » dans les relations de travail, en particulier dans l’expression de la subjectivité au travail, afin de faire face à la violence plus ou moins ordinaire à l’œuvre dans les organisations.

Les deux premiers chapitres analysent l’emprise subjective que provoque un discours dominant dans la société contemporaine et à l’heure de la globalisation. Ils montrent la difficulté dans laquelle le discours managérial plonge les sujets pour exprimer leurs conflits, leurs difficultés, et tenter d’en faire sens. Ils montrent aussi que les sujets peuvent s’appuyer sur les formes de ce discours pour se posi­tionner dans les organisations et se faire partiellement entendre. Le troisième chapitre éclaire le processus d’intériorisation de ce discours qui le constitue en novlangue managériale, au sens d’un système verbal d’expression de la pensée issu du discours managérial et qui s’impose aux individus. Mais s’il peut fragiliser et modifier le rapport du sujet au langage, le discours managérial n’en obère pas toute la capacité créatrice. C’est ce que montre l’écoute d’une parole sur le vécu qui s’inscrit dans un cadre favorisant l’expression émotionnelle et méta­phorique, comme peut l’être celui proposé par les entretiens cliniques de recherche ou les groupes d’implication et de recherche tels que l’organidrame présentés dans le quatrième chapitre de cet ouvrage. Le cinquième chapitre montre l’intérêt de cette parole pour permettre au sujet de s’appuyer sur ses sensations afin de retrouver du sens – de la signification mais aussi une direction, la projection dans un futur.

Notes :

[1]   Le rapport final du Collège, remis en 2011, est accessible en ligne : http://www. college-risquespsychosociaux-travail.fr

[2]   Les mots ou expressions suivis d’un astérisque (*) sont définis dans le glossaire en fin d’ouvrage.

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