N°36, Décembre 2020
Article publié par notre expert, le Docteur Pierre SIMON (Medical Doctorat, Nephrologist, Lawyer, Past-president of French Society for Telemedicine), auteur d’un ouvrage sur la Télémédecine.
L’insatisfaction des patients et des soignants qui ont utilisé la télémédecine et le télésoin au cours du 1er confinement est surtout de nature technique. Ils l’ont dit dans tous les sondages réalisés à la sortie du confinement. Aucun média n’a rapporté cette insatisfaction alors que plus de 25% des français qui ont eu une téléconsultation pendant le confinement ont rencontré des problèmes techniques qui les ont faits douter de la fiabilité de cette forme de pratique médicale à distance.
C’est l’avantage de la période covid-19 d’avoir révélé le véritable état technologique de la santé « digitale » sur notre territoire national et ce n’est pas la prouesse technique d’un congrès virtuel avec des avatars qui peut effacer l’existence de véritables déserts français de la « santé digitale ».
En 1973, le premier congrès international de télémédecine qui s’est tenu à Chicago faisait le constat d’un échec de cette nouvelle pratique médicale parce que les techniques de communication de l’époque étaient jugées insuffisantes pour une pratique de qualité. Près d’un demi-siècle plus tard, alors que nous sommes entrés dans l’ère du numérique depuis 20 ans, 25% des patients et 35% des soignants font un constat semblable en France : la technologie d’information et de communication préconisée par les pouvoirs publics, les industriels et start-uppeurs du numérique est insuffisante pour réaliser une médecine à distance de qualité. Certes, il y a eu des indications de téléconsultation non pertinentes puisque 50% des médecins ont estimé qu’un examen physique était nécessaire. Nous ne parlons dans ce billet que des problèmes techniques.
La situation est meilleure qu’en 1973, mais pourquoi ne sommes-nous pas parvenus, près de 50 ans plus tard, à une totale satisfaction « technique » des usagers de la santé et des professionnels lorsque des circonstances sanitaires obligent à recourir à la télémédecine et au télésoin ? On peut ne pas vouloir faire une téléconsultation, mais lorsqu’on y consent, il faut que sa réalisation technique soit parfaite.
Les fournisseurs de solutions de téléconsultation et de télésoin peuvent mieux faire
Si quelques solutions (5/144, soit 3,5%) sont parvenues à une certaine perfection de l’offre (6 fonctionnalités et une sécurité des échanges avec la note 10 de l’ANS), la très grande majorité n’a pas atteint le niveau « user-friendly » d’une part, et une sécurité suffisante dans l’échange des données (39,5%) d’autre part.
Cinquante pour cent des médecins qui ont réalisé des téléconsultations pendant la période de confinement se sont précipités sur les solutions « user-friendly » des GAFA, malheureusement non sécurisées au regard du RGPD.
On est dans ce paradoxe qu’il est aujourd’hui plus facile d’avoir en vidéoprésence de qualité sa famille lorsqu’elle se trouve au Brésil ou en Chine (expérience de l’auteur du billet) que de pouvoir parler en Visio avec son médecin traitant qui se trouve à quelques kilomètres de distance. Cela pourrait ressembler au sketch du comique Fernand Raynaud qui dénonçait en 1969 les insuffisances du téléphone en demandant le « 22 à Asnières » auprès d’un standard new yorkais….
Les ingénieurs français ou européens seraient-ils incapables de réaliser des « WhatsApp » sécurisés dédiés à la santé ? Ne pourraient-ils pas, comme leurs collègues américains, offrir des solutions de communication dédiées à la téléconsultation et au télésoin plus « user-friendly » ? Soyons juste, parmi les 5 solutions complètes dotées d’une sécurité maximale, trois sont agiles et ergonomiques à l’usage. Mais elles ne sont pas suffisamment connues de la plupart des médecins et des soignants.
Les fournisseurs de réseau numérique ne pourraient-ils pas s’intéresser davantage à la santé de leurs concitoyens ?
En 2013, l’ARCEP avait recommandé aux quatre opérateurs de réfléchir à des coopérations pour améliorer la couverture numérique « santé » du territoire, notamment pour favoriser le développement de la télémédecine. Nous avions déjà fait un article sur cet important sujet en 2017, espérant que le président nouvellement élu, et fortement engagé en faveur du développement de la télémédecine, allait rapidement améliorer cette situation de désert numérique, intolérable pour développer la médecine du 21ème siècle. La transformation numérique de notre système de santé est certes en route, mais la crise sanitaire a révélé l’ampleur du travail qui reste à accomplir.
De grands espoirs sont mis dans une 5G qui couvrirait tout le territoire et qui permettrait de réaliser une télésanté de qualité. Dans le contrat signé avec l’Etat, les priorités d’accès à la santé pour tous ont-elles une place ? Nul ne le sait. Peut-être que la période Covid-19 réveillera les consciences des opérateurs réseaux de ce pays. Les élus se bougent pour que l’accès des petits commerces à la vente par internet soit désormais une alternative à la vente sur Amazon. Si un réseau numérique de qualité atteint tous les villages de France, on peut espérer que cette amélioration bénéficiera aussi aux pratiques de la médecine et des soins à distance.
Les associations d’usagers de la santé pourraient être plus actifs dans la dénonciation des déserts numériques.
Il ne suffit pas de dénoncer les déserts médicaux et l’insuffisance de moyens humains dans les zones rurales et dans les hôpitaux. A l’heure du télétravail et des couples engagés ensemble dans la vie professionnelle, un village ou un canton qui n’a pas un réseau numérique permettant l’accès à l’internet n’attirera pas un jeune médecin dont le conjoint a une activité professionnelle qui ne peut la faire à distance lorsque c’est possible. La disparition des déserts médicaux passe aussi par la disparition des déserts numériques.
Il y a parfois des ambiguïtés dans les discours publics de leurs représentants qui semblent curieusement se méfier des nouvelles organisations de soins apportées par le numérique. Une contestation de nature sémantique a plutôt tendance à freiner les solutions comme on l’a connu avec le développement du DMP.
Les autorités sanitaires peuvent mieux faire pour aider les professionnels de santé à choisir les bonnes solutions dédiées à la téléconsultation et au télésoin.
Le ministère de la santé a mis sur son site web, quelques jours après le début du premier confinement, 144 solutions sensées être utilisées par les professionnels et les établissements sanitaires pour la téléconsultation et le télésoin. En y regardant de plus près, le tiers des solutions proposées n’était pas conformes aux recommandations HAS sur les bonnes pratiques de la téléconsultation. Les autorités sanitaires n’auraient-elles pas pu être plus attentives aux solutions non conformes lors de leur dépôt sur le site du ministère ?
Cette pléthore d’offres conformes et non conformes n’a pas aidé les professionnels de santé à choisir les bonnes solutions, malgré les notes attribuées par l’Agence du Numérique en Santé (ASN) pour éclairer les médecins sur le niveau de sécurité des solutions proposées. Pourquoi alors ne pas avoir tout simplement éliminé du site les offres de solutions qui ne garantissaient pas la sécurité des données de santé ? Ne peut-on pas attendre de telles initiatives de la part de la gouvernance de l’e-santé ?
Il est vrai qu’un certain « ménage » a été fait après le 1er confinement puisque seulement 86 solutions apparaissent désormais sur le site du ministère. Cette liste est sensée « accompagner les professionnels et établissements sanitaires et médico-sociaux dans leur choix d’outils numériques pertinents dans la lutte contre l’épidémie« , Lorsqu’on consulte chaque solution, les « performances »‘ sont classées en 4 paragraphes dotés de plusieurs items : caractéristiques de la solution, sa facilité d’installation, sa sécurisation, les fonctionnalités en télésanté.
Si un DSI d’établissement de santé ou médico-social est capable de juger la solution à partir des items qui figurent dans les différents paragraphes, a-t-on pensé au médecin traitant libéral qui ne connaît pas le langage informatique et à qui on demande de trouver la bonne solution agile, ergonomique et sécurisée parmi les 86 proposées ? Ne pouvait-on pas, par exemple, résumer le paragraphe « sécurisation » en éclairant simplement le lecteur sur la sécurité des échanges de données pendant la téléconsultation ? J’irais même jusqu’à mettre au défi les médecins qui travaillent au ministère de la santé d’expliquer à un médecin généraliste la signification de tous les items sensés caractériser une solution de téléconsultation.
Alors que ce sont 70% des médecins généralistes qui ont dû réaliser les téléconsultations pendant le confinement, contre seulement 8% des médecins spécialistes, il ne faut pas s’étonner que la majorité des médecins traitants s’est précipitée sur les solutions GAFA ou le téléphone après avoir tenté sans succès de trouver la bonne solution sur le site du ministère. D’ailleurs, cet usage des outils GAFA a même été recommandé par notre ministre de la santé sur un plateau de télévision. A aucun moment, il n’a dit aux médecins qui l’écoutaient d’aller consulter le site web de son ministère. Peut-être que si la gouvernance de l’e-santé avait eu une démarche plus proactive, à la fois directive et pédagogique, davantage de médecins généralistes auraient utilisé les bonnes solutions de la téléconsultation.
En résumé, ce billet d’humeur souhaite rappeler à ceux qui vantent en permanence dans les médias et sur les réseaux sociaux le « décollage inédit » de la télémédecine et du télésoin que l’analyse fine des sondages post-confinement donne une toute autre image. On ne peut se satisfaire en 2020 que 25% des usagers de la santé et 35% des professionnels aient eu des problèmes techniques pour réaliser une téléconsultation. Cette fracture numérique qui dure depuis trop longtemps et qui ne respecte pas le principe éthique de justice dans l’accès aux soins devrait conduire les pouvoirs publics à prendre en compte les priorités du terrain.
Nous remercions vivement le Docteur Pierre SIMON (Medical Doctor, Nephrologist, Lawyer, Past-president of French Society for Telemedicine) , auteur d’un ouvrage sur la Télémédecine, pour partager son expertise professionnelle pour nos fidèles lecteurs de ManagerSante.com
Biographie du Docteur Pierre SIMON :
Son parcours : Président de la Société Française de Télémédecine (SFT-ANTEL) de janvier 2010 à novembre 2015, il a été de 2007 à 2009 Conseiller Général des Etablissements de Santé au Ministère de la santé et co-auteur du rapport sur « La place de la télémédecine dans l’organisation des soins » (novembre 2008). Il a été Praticien hospitalier néphrologue de 1974 à 2007, chef de service de néphrologie-dialyse (1974/2007), président de Commission médicale d’établissement (2001/2007) et président de conférence régionale des présidents de CME (2004/2007). Depuis 2015, consultant dans le champ de la télémédecine (blog créé en 2016 : telemedaction.org).
Sa formation : outre sa formation médicale (doctorat de médecine en 1970) et spécialisée (DES de néphrologie et d’Anesthésie-réanimation en 1975), il est également juriste de la santé (DU de responsabilité médicale en 1998, DESS de Droit médical en 2002).
Missions :accompagnement de plusieurs projets de télémédecine en France (Outre-mer) et à l’étranger (Colombie, Côte d’Ivoire).
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