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Pourquoi faut-il obéir à l’Hôpital ? Discours managérial et consentement, par Frédéric SPINHIRNY (1/2)

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N°14, Novembre 2019


Frédéric SPINHIRNY est Directeur des Ressources Humaines chez Hôpital Necker-Enfants Malades, Rédacteur en Chef de la Revue Gestions Hospitalières . Ancien élève de l’École des Hautes Études en Santé Publique. Diplômé de l’Institut d’Études Politiques de Paris et titulaire d’une licence de philosophie. Egalement auteur de trois essais de philosophie aux Editions Sens&Tonka (« Hôpital et modernité : comprendre les nouvelles conditions de travail »,   l’Eloge de la dépense (2015) et  l’Homme sans politique (2017). Son prochain essai paraîtra aux éditions Payot en mars 2020, « Philosophie de la naissance ».

 

La présente réflexion s’appuie sur une communication faite lors du séminaire annuel 2019 de la Société de Philosophie des Sciences de Gestion, intitulée Transformations à l’hôpital : la raison du « réel » est toujours la plus forte. 

Nous répondions alors au thème du séminaire « Vérité du management et management de la vérité ». Nous conserverons ici le style plus libre de l’expression orale. Nous aurions pu tout aussi bien intituler notre présentation « Ce que les managers nous racontent est-il vrai ? », « Comment motiver son discours et pourquoi obéir ? ». 

Nous avons choisi sobrement de répondre à une question délicate en management, celle du consentement, de l’obéissance, des arguments qui engagent une motivation de plus en plus difficile à trouver. Car de nombreuses théories interrogent les conditions de la « fabrique du consentement », à l’heure de la baisse d’attention, de la liquidité de l’engagement professionnel, de la volatilité de la présence au travail, des contre-vérités de toute sorte. In fine, notre ultime perspective est bien celle de définir un management propre à l’hôpital, une pratique managériale ancrée dans notre époque, capable d’assurer la cohésion et la permanence de la communauté hospitalière.  

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Le discours de celui-ci qui décide est-il toujours le meilleur ?

Dans notre communication initiale, Transformations à l’hôpital : la raison du « réel » est toujours la plus forte, il nous apparaissait central de traiter de la notion de réel et de vérité, qui n’a pas ici forcément le sens que peut lui donner la psychanalyse Lacanienne, mais bien de ce qu’on entend communément par « réalité », ou bien parfois, « la vraie vie ». Pour introduire notre propos donc, on se rappellera que dans « Le Loup et l’Agneau», la fameuse fable de Lafontaine, il est démontré que c’est la raison du plus fort qui est toujours la meilleure, et qu’à la fin, le loup l’emporte et mange l’agneau sans autre forme de procès. Bien entendu, il s’agit ici d’une dialectique entre la raison du plus fort (le Loup) contre la force de la raison (l’Agneau). Il s’agit d’imposer un argument ou un rapport de force. Ce n’est évidemment pas la raison du plus fort qui l’emporte mais simplement la force seule, sous le masque de la raison. La force cherche des arguments pour prendre le pas sur les raisons de l’agneau mais en échouant elle se révèle comme simple puissance n’ayant pas besoin de la raison pour atteindre son objectif.

Notre communication se présente avec la même ambition d’analyser les raisons invoquées par l’exécutif hospitalier (directeurs d’hôpital, chefs de pôles médicaux, encadrements supérieurs, consultants ou experts) pour engager un projet, une « réforme», une « modernisation », une « transformation ». Mais nous insistons d’emblée, ces arguments peuvent être également mobilisés par les opérationnels qui « reçoivent » le message, ou être simplement renversés par leur strict opposé. Enfin, l’exécutif lui-même obéit à des arguments tenus pour vrais, venant des tutelles. Tout agent consent à un discours pour agir, quelle que soit sa position dans l’hôpital. Il se mobilise par l’action de la parole de l’autre.

Il s’agit donc ici de s’interroger sur la pertinence du discours managérial, notamment les détours rationnels qu’il prend pour parvenir à son objectif traditionnel : faire adhérer le personnel. Ce n’est pas chose facile car les facteurs d’adhésion des travailleurs ont eux-mêmes beaucoup évolué avec les métamorphoses des rapports sociaux d’un côté, les techniques de fabrication du consentement de l’autre[1]. Quelles sont donc les manières de motiver le personnel ? Cela relève-t-il d’une vérité légitime ou d’une fable que manipulent les managers ? En sont-ils eux-mêmes dupes ? Tâchons ici de faire le procès demandé par Lafontaine entre le fort et le faible, car s’il y a bien vice de forme dans Le Loup et l’Agneau, que penser des arguments des managers à l’hôpital ? Y-a-t-il vraiment discussion ou dialogue pour faire advenir une vérité ? ou bien le même modèle est-il toujours à la manœuvre pour justifier le changement ? Et peut-on exposer une autre vérité dans l’organisation des soins ? Nous exposerons d’abord brièvement deux arguments justifiant la transformation de l’hôpital : le réel et l’usage de la métaphore, notamment celle de l’adaptation à l’environnement. Puis nous étudierons les mécanismes qui nous empêchent de contredire ces arguments avant de proposer une contre-culture managériale propre à l’hôpital.

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Première argument : la vie réelle c’est l’économie

On rencontre souvent comme argument que tel service, telle direction, tel hôpital doit évoluer parce que « la vraie vie c’est comme ça ». Effectivement les managers parlent implicitement d’une vérité incontestable, en évoquant « le monde tel qu’il est », « la réalité », « la nécessité » (« maintenant c’est comme ça »). Aujourd’hui on met en avant les « pragmatiques », ceux qui ont « le sens des réalités » et qui ne visent que l’action efficace, l’opérationnel. Le cynique lui-même lorsqu’on l’interroge, rétorque qu’il n’est pas cynique mais réaliste. Ceux-là connaîtraient les lois immuables régissant les affaires humaines, comme il existe des lois physiques dans la nature.

Toute contestation est généralement caricaturée par les notions de « rêveur », « poète », «d’utopie », « la vie ce n’est pas tout rose », « on est pas dans le monde des bisounours ». Il y aurait donc un monde réel régi par la nécessité, où il n’existe qu’un seul choix imposé par l’environnement et le monde du plaisir, celui où malheureusement le possible est toujours impossible. Alain Badiou, dans son essai A la recherche du réel perdu [2], questionne précisément cette notion de réel. Il évoque d’abord la contrainte que représenterait le réel de notre monde, sans qu’il puisse nous être donné l’impression que des possibilités multiples de changer ce monde sont présentes et disponibles. Il est donc régulier de ressentir la « vie réelle » ou « la réalité » comme une intimidation à ne pas la questionner ou la remettre en cause.

Voici son questionnement initial : « Je me demande alors devant vous : la seule réponse possible à la question « Qu’est-ce que le réel ? » doit-elle assumer, comme une évidence, qu’on ne puisse parler du réel comme support d’imposition ? Le réel n’est-il jamais trouvé, découvert, rencontré, inventé, mais toujours source d’une imposition, figure d’une loi d’airain (comme la « loi d’airain des salaires », ou la « règle d’or » qui interdit tout déficit budgétaire) ? Faut-il accepter comme une loi de la raison que le réel exige en toutes circonstances une soumission plutôt qu’une invention ? ». Le philosophe continue sa réflexion en montrant en quoi ce réel, cette réalité dont on nous parle toujours, s’apparent en fait, à l’économie, aux comportements économiques dans nos vies, bien que les phénomènes de crises financières soient venus infirmer l’existence de lois immuables de l’économie : « Il y a une chose qui, de ce point de vue, joue aujourd’hui un rôle décisif, c’est la place qu’occupe l’économie dans toute discussion concernant le réel. On dirait que c’est à l’économie qu’est confié le savoir du réel. C’est elle qui sait. Il semble que nous ayons eu, il n’y a pas longtemps, maintes occasions de constater qu’elle ne savait pas grand-chose, l’économie. Elle ne sait même pas prévoir d’imminents désastres dans sa propre sphère. Mais ça n’a quasiment rien changé. C’est encore et toujours elle qui sait le réel et nous l’impose. C’est d’ailleurs un point très intéressant de constater que sa fonction auprès du réel a parfaitement survécu à l’incapacité absolue de l’économie, non seulement de prévoir ce qui allait se passer, mais même de comprendre ce qui se passait. Il semble bien, que dans le monde tel qu’il est, le discours économique se présente comme le gardien et le garant du réel ».

Alors il devient important de savoir désormais s’il nous est possible d’entrevoir une possibilité d’évoluer dans notre quotidien, en dehors de ce monde économique dont on nous dit qu’il est notre monde même : « Dès lors peut-on « modifier le monde de telle sorte que se présente une ouverture, antérieurement invisible, par laquelle on peut échapper à cette contrainte, sans pour autant nier qu’il y a du réel et de la contrainte » ? car il faut constater bien malgré nous que « Tous les savoirs de ce genre, d’une manière ou d’une autres, convergent vers la maintenance de l’impossibilité d’une sortie, c’est-à-dire la maintenance d’une figure du réel manié comme intimidation et principe de soumission ». 

La réflexion d’Alain Badiou peut ici se révéler utile pour notre compréhension du management quotidien à l’hôpital, mais comme dans toute organisation collective qui cherche à fédérer un ensemble d’individus. Car il existe dans notre expérience de tous les jours, des événements qui viennent nous avertir que le réel n’est pas forcément celui qu’on croit. Et donc que les vérités ne sont pas fondées. Alain Badiou explique cela à travers la fonction du scandale : « Le scandale se présente toujours comme la révélation d’un petit bout de réel. Nous avons tous alors l’impression irrépressible de toucher quelque chose de plus réel que ce que ces gens nous racontent d’habitude. Le scandale est précisément ce qui va, en termes d’opinion, ouvrir la porte à une sorte de dévoilement d’un coin de réel, mais au prix que ce fragment soit immédiatement traité comme une exception. Une scandaleuse exception. » L’accès au réel suspend l’affichage, la formalisation d’un tissu de fausseté. Badiou appelle ce processus d’accès au réel, une « procédure de vérité ».

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Par parenthèse, la formalisation de ce réel économique est important. Voici la description d’un phénomène contre-intuitif :

les outils pour maîtriser le réel sont précisément ceux qui éloignent l’action du réel. Étonnamment, les mêmes managers mettent en avant le pragmatisme pour créer des outils de gestions formels qui rendent l’action plus obscure. Cette tendance à repousser le conflit, à trouver un processus tiers, neutre et loin des affects, est l’une des évolutions les plus complexes des rapports professionnels. Sous couvert d’écarter tous les risques (et donc désormais les risques psycho-sociaux ou émotionnels), l’administration développe des techniques de gestion pour formaliser les interactions sociales, induisant par-là, certains comportements des agents.

Il y a un lien entre le langage et l’appréhension du réel, et surtout nous créons nous-même, par des instruments techniques, les conditions de désengagement des travailleurs. Précisément, la conformité à la règle de gestion l’emporte sur l’action sur le réel. Mais c’est lâcher la proie pour l’ombre, ou le réel pour le virtuel (le numérique), car « […] le réel n’est pas ce à quoi nous avons ouverture, mais ce sur quoi nous pouvons opérer. Or, le grand opérateur est aujourd’hui le discours. L’inflation contemporaine de la notion de discours s’explique par un souci d’emprise. Nous sommes plus sûrs d’avoir prise sur les mots que sur les choses »[3]. Le manager qui parle sans cesse pour maîtriser le réel s’enferme lui-même dans une bulle spéculative qui laissera son auditoire silencieux et n’éprouvant aucun intérêt. En somme, présenter un projet par des chiffres ou des graphiques peut bien évidemment éclairer une partie de la réflexion ou du sens de l’action, mais ne reposer son discours que sur cela provoque des effets contre-productifs[4].

Alors parlons franchement. Comment traduire cette réflexion philosophique dans notre quotidien ? Nous comprenons qu’il existe, sans qu’il soit forcément question de scandale, des coups de théâtre qui déjouent le jeu. Un Evénement un jour qui arrache les masques, trahit les posturesOn parle de quoi ? Comme dans de nombreuses organisations de travail, c’est le discours autour de la dette qui joue le rôle du réel à l’hôpital[5]. C’est un discours très présent dans les politiques publiques également. Nous devons faire cela car c’est un choix rationnel, prouvé par les chiffres. Sinon c’est le chaos. Et il n’y a plus d’argent dans les caisses. Alors quels événements concrets lèvent le voile sur le caractère immuable des règles économiques ? Traduisons la survenue d’un phénomène qui vient invalider ce qui est tenu pour vrai, inéluctable : on pense aux dépenses de sécurité débloquées après des catastrophes ; des compensations financières ou la création de régimes indemnitaires dérogatoires suite à une manifestation nationale ou des grèves dans des services sensibles (SAMU, urgences) ; l’augmentation soudaine des tarifs hospitaliers en mars 2019 après 10 années de baisse, la remise en cause de la règle d’or des 3% de déficit public par rapport au PIB, etc. En vérité, beaucoup de règles informelles qui conduisent nos actions, sont présentées comme immuables. Jusqu’à preuve du contraire. Ce contraire se manifestant souvent comme une sorte de « réel du social » venant contredire le « réel de l’économie ». Bien que ce ne soit que par métaphore, car définitivement, le réel n’évanouit lors qu’on cherche à le définir et le fixer à tout jamais.

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Deuxième argument : « il faut s’adapter, c’est une question de survie ! »

Ce que nous cherchons à saisir c’est la manière dont un discours managérial peut évoquer une situation pour obtenir le consentement d’un individu. De ce que nous venons de dire, nous pourrions penser qu’une des approches consiste à parler du monde du travail comme d’un schéma mathématique épuré, en dehors des besoins de la vie matérielle des agents. Quelque chose de neutre, imposé. Or, un autre discours, lui aussi axé sur le sens des réalités, aborde la vérité d’une situation via les métaphores, avec une résonance physique ou biologique importante.

« Prendre la tête d’un service », « le cœur du pouvoir », « les membres et le cerveau d’une équipe », « la santé financière de l’hôpital », « être à l’os » : toutes ces expressions sont si courantes que nous ne questionnons plus leur validité. La métaphore du corps est partout, elle s’insinue, obsède et semble évidente, si bien qu’il est difficile de remettre en cause le fondement d’une telle métaphore, qui ne parait pourtant pas si hasardeuse. Dans son usage général, la métaphore est un procédé rhétorique par lequel nous transportons la signification propre d’un mot à une autre signification (exemple : la lumière de l’esprit, la fleur de l’âge, la vérité nue, etc.). Mais la métaphore est avant tout un transfert de sens.  La métaphore faite par analogie semble être la meilleure. Pourtant, Canguilhem, dans ses Ecrits sur la médecine, demande : « l’assimilation usuelle, tantôt savante et tantôt vulgaire de la société à un organisme est-elle plus qu’une métaphore ? »[6]. Canguilhem met en avant les limites de la métaphore du corps politique.

Précisément, l’idéal d’un organisme malade est un organisme sain de la même espèce alors que dans la société, nous discutons toujours de savoir quel est son état idéal ou sa norme, « c’est un problème fondamental de l’existence humaine ». De plus, dans une société humaine, il n’y a pas d’autorégulation : nous confondons donc « organisation et organisme ». A fortiori, si nous considérons que la société comme organisme n’est qu’une métaphore, nous pouvons penser qu’à un niveau plus global, plus physiologique, la communauté politique comme corps est une métaphore également. Canguilhem souligne que cette métaphore reste un procédé illustratif même si nous pouvons lui reconnaître une fonction gnoséologique, esquissée derrière l’image. Bachelard le rappelle pour montrer comment la métaphore peut, il est vrai, constituer un « obstacle » à la connaissance scientifique ou philosophique, mais aussi bien dessiner le motif critique de l’histoire des sciences.

Cette problématique de l’usage de la métaphore nous intéresse ici car nous quittons le registre du corps fixe constitué par les agents, pour rejoindre un nouvel impératif d’adaptation au mouvement, à l’environnement. L’hôpital, corps trop immobile doit répondre à l’environnement toujours changeant. Dans son ouvrage intitulé Il faut s’adapter ![7], Barbara Stiegler évoque ce nouveau discours :

« D’où vient ce sentiment diffus, de plus en plus oppressant et de mieux en mieux partagé, d’un retard généralisé, lui-même renforcé par l’injonction permanente à s’adapter pour évoluer ? « L’évolution », dit-on, réclame des « mutations » permettant de « survivre » et de « s’adapter » à un nouvel « environnement », désormais décrit comme instable, complexe et incertain, et par rapport auquel nos sociétés sont constamment accusées de prendre du « retard ». »

Un certain discours répète constamment que nous sommes en retard par rapport à une évolution future souhaité. Cette conception s’appuie sur une lecture darwinienne du monde humain où la progression s’acquiert par comparaison permanente. Tout projet commence généralement par une comparaison avec une référence, ou un service plus en avance, voire un pays plus en avance (comme pour les taux de chirurgie ambulatoire).

Nous assistons à une colonisation progressive du champ économique, social et politique par le lexique biologique de l’évolution : « Injonction à l’adaptation, à rattraper nos retards, à accélérer nos rythmes, à sortir de l’immobilisme et à nous prémunir de tout ralentissement, le discrédit général de toutes les stases au nom du flux et la valorisation de la flexibilité et de l’adaptabilité dans tous les champs de la vie ». La philosophe nous précise bien qu’il s’agit d’une nouvelle forme de fabrication du consentement car pour répondre à l’environnement changeant et complexe, seules certaines personnes peuvent diriger : « vu le monde complexe, seule une élite d’experts peut conduire, par des réformes graduelles menées d’en haut, les masses de citoyens vers des buts éclairés ».

Pour figurer cette évolution du discours de l’institution, autrefois assimilée, comme son étymologie l’indique, à la stase, à la stabilité, à la permanence, les managers convaincus parlent désormais « d’agilité », de « souplesse ». Cela ne veut pas forcément dire grand-chose au quotidien, mais il est bon de rester cohérent avec un lexique orienté vers la vitesse d’adaptation, toute immobilité étant considérée comme un échec « dans un monde qui bouge ». Manager dans un monde complexe devient le summum des formations pour cadres dirigeants[8].

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Mid section group of young doctors in a meeting at hospital

Pourquoi ne se sent-on pas légitime pour contredire ces arguments ?

Il faut dire que ces deux arguments s’appuyant, soit sur le réel économique, soit sur l’adaptation à l’environnement sont puissants. Nous n’avons d’ailleurs pas dit qu’ils étaient faux. Nous interrogeons leur validité, notamment lorsqu’ils se présentent pour vrai. Et l’unique vérité. Maintenant, pourquoi généralement ne dit-on rien face à ces arguments ? Pourquoi le silence fabrique finalement de faux consensus sur lesquels s’appuient les managers alors que les bases souterraines sont fragiles ? Voici trois réponses théoriques, issues de l’épistémologie sociale, de la psychologie et de la sociologie des organisations, généralement peu diffusée dans le grand public.

La première réponse est un principe d’épistémologie sociale, décrit par Erwan Lamy, professeur à l’ESCP et docteur en épistémologie. Une norme est correcte si et seulement si il n’existe aucune raison pour laquelle cette norme ne serait pas correcte. C’est donc une règle implicite et non explicite. Un discours repose sur la croyance de l’autre qui tient les propos pour vrai et justifié. Donc les recommandations qui en découlent sont correctes si rien ne vient invalider la théorie. Ce qui est complexe pour un discours autour d’un projet par exemple, c’est bien que les différents corps de métiers à l’hôpital, très divers, ont une connaissance relative des enjeux. Il y a un déséquilibre dans le partage des savoirs. Ce qui fait que les individus n’ont pas accès a priori aux raisons invalidant une norme, sauf, et c’est toute l’importance des corps intermédiaires, par le biais de formateurs, tuteurs ou représentants du personnel. Ainsi, un système épistémique parait immunisé contre la critique. Mais dès lors qu’un dialogue s’ouvre, alors nous entrons dans la négociation entre systèmes et si une norme est remise en cause, alors les recommandations sont remises en cause. On peut trouver un système épistémique alternatif sans que celui-ci soit plus ou moins correct. Et si on ne peut choisir entre deux systèmes épistémiques, alors aucune norme n’est correcte (on revient au décisionnisme où un point de vue est imposé ou au dialogue social recherchant un consensus).

La deuxième réponse est celle des biais cognitifs en management. Ces biais cognitifs s’insèrent facilement à chaque présentation de projets, inhibant la moindre question de la part des individus les plus concernés. Cela crée un système de décision rigide et dirigiste, même dans des organisations où on parle de management participatif, subsidiarité, etc. La rhétorique pousse à penser que les arguments sont vrais donc l’obéissance doit suivre. Par exemple, est évoquée une analogie faite entre l’organisation de la santé et les lois de la physique, alors que la santé est une science humaine avec une organisation à rationalité limitée. Ces métaphores ou ces arguments ne sont pas contestés car ils reposent sur un phénomène de quasi-évidence. Un sentiment de véracité. Devant ces discours nous sommes bloqués, nous n’osons pour tout un tas de raisons plus ou moins conscientes.

C’est précisément ce que Christian Morel, dans Les décisions absurdes, met en avant. En voici quelques-uns :

*Polarisation : les individus ont tendance, après avoir participé à une discussion de groupe, à décider d’une action plus risquée que celle qu’ils auraient adoptée sans cette discussion.

*Paradigme de Asch : L’individu a tendance à se ranger à l’avis unanime du groupe, en dépit de son caractère clairement inexact.

*Biais de confirmation : tendance des individus à retenir uniquement les informations et les arguments qui confirment leur opinion

*Pensée de groupe : on privilégie souvent l’harmonie et la cohésion sur l’expression des désaccords et les conflits internes

*Communication silencieuse : une part importante des délibérations est muette car chacun cherche à supputer ce que pensent les autres. Beaucoup de ces supputations se révèlent fausses et créent des malentendus

*Effet de pression hiérarchique : on dissimule des désaccords ou des erreurs par crainte de mécontenter notre supérieur hiérarchique

*Effet de nombre : plus le nombre de participants est élevé à une réunion, plus la délibération est difficile

*Transmission sans redondance : une fois une information importante transmise à un supérieur, on considère qu’il ne faut pas insister

*Transversalité : on s’autocensure plus facilement sur un sujet transversal car on ne maitrise qu’une partie du projet

*Biais de la chose saillante : donner une importance primordiale à ce que l’on voit en premier

*Fascination pour l’objectif : plus on avance, plus il est difficile de renoncer même si poursuivre constitue manifestement une erreur. La société valorise la capacité à ne pas renoncer, à persévérer. Reculer n’est pas courageux. En management, reculer une fois la décision prise est mal vu, il faut beaucoup de courage pour le faire.

Nombre de ces biais compliquent les relations entre agents, freinent les décisions cohérentes, ou empêchent les remontées de dysfonctionnements par peur des sanctions ou des représailles. Pour le sociologue, ces phénomènes sont constatés dans la plupart des organisations complexes, a fortiori à l’hôpital. Il en appelle à l’intelligence des dirigeants pour assumer un changement de mentalité afin de permettre une véritable culture de la haute fiabilité de l’action quotidienne.

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Enfin, la troisième réponse est d’ordre sociologique. C’est le présupposé selon lequel ceux qui ont le pouvoir savent. François Dupuy, dans La faillite de la pensée managériale pose clairement la question, peut-on faire confiance aux « gens d’en bas » ? De son expérience, il tire une observation générale : « On s’est beaucoup soucié de stratégie, matière noble s’il en est ; on a investi force ressources et matière grise dans la gestion financière parce que marchés et analystes l’exigeaient (et l’exigent toujours). Il faut désormais revenir vers les opérations, comme si l’on redécouvrait tardivement les vertus de la « pyramide inversée ». […] Mais ne soyons pas naïfs : avec un peu de recul, on voit bien qu’il s’agit là d’un mouvement de balancier classique dans la vie des organisations ». Ce mouvement vers « le terrain » est justement en train de revenir actuellement, à travers l’ensemble des modes managériales qui poussent à reconquérir l’opérationnel (encore donc le réel…) et à s’adresser à « ceux qui font », que ce soit à travers le lean management ou le management libéré. Le sociologue continue : « Dans un premier temps, elles en résistent pas à la tentation de la centralisation. Poussée à l’extrême, celle-ci produit l’effet inverse à celui recherché : elle dilue le contrôle effectif de l’organisation concernée ; il faut alors revenir au « terrain » pour contenir les effets coûteux (et destructeur de qualité) de la phase antérieure. C’est là que les difficultés commencent car il faut remettre en cause des situations acquises et mobiliser des acteurs on a jusque-là prêté qu’une attention marginale ». L’enjeu n’est pas de savoir si cette mode est juste ou simplement si elle répond à la demande actuelle. L’enjeu est d’y croire un minimum, surtout après avoir passé une période où les agents qui œuvrent étaient délaissés, voire directement visés par les restrictions.

Le grand problème du discours managérial est donc l’omission de la phase de compréhension du problème initial puis de discussion sur les moyens et les finalités elles-mêmes. Lorsqu’un manager ne sait pas répondre à une question enfantine du type « pourquoi on doit faire ça ? », lorsque l’orientation et le sens ne sont pas donnés, alors les agents passent du consentement à l’obéissance, entrainant démotivation, diminution de l’activité et absentéisme (le fameux « brown-out ») : « dans ce contexte, les salariés n’ont pas compris des décisions dont il voyait tous les jours qu’elle n’apportait pas les résultats escomptés. Enfin de compte, personne ne sachant qu’elle était le problème, personne ne pouvait accepter la solution. Voilà une autre loi d’airain des organisations : moins les acteurs comprennent ce qu’est le problème, plus il combat les solutions ».

Pourtant une autre démarche managériale, qui n’est pas uniquement portée sur l’obtention rapide des fins, peut s’avérer utile et plus adapté à la culture des organisations complexes :

« un raisonnement sur les moyens conduit à une démarche très différente et en tout premier lieu à sortir de la solitude du dirigeant dont ils se plaignent amèrement. Et en effet, si l’on considère que l’intelligence est une sorte de denrée rare réservée à une élite et que l’on fait soi-même partie de cette élite, on a de grandes chances d’être isolé. Mais dès lors qu’on accepte de prendre ses décisions en fonction non seulement des nécessités, mais aussi des possibilités, on sort de facto de l’isolement. Pour prendre en compte la réalité, on va devoir impliquer le plus d’acteurs possibles dans l’élaboration de la décision. Je n’ignore pas que, dans un pays comme la France, lesdites élite se plaignent de ceux qui participent aux décisions sont déjà trop nombreux. J’en conclus que le dirigeant aime diriger en solitaire et celui-ci s’isole de lui-même. Et pourtant, une décision raisonnée doit s’appuyer sur une connaissance assez fine de la réalité permettant d’anticiper les possibilités des obstacles. Cette démarche permet de faire la part des choses entre ce qui est souhaitable nécessaire et ce qui est possible »[9]

De ces différents éléments de réponse, nous en concluons ici que la littérature managériale indique une voie possible vers des pratiques professionnelles fiables, nécessaires en temps incertains et applicables aux organisations complexes comme l’hôpital.


Pour aller plus loin :

Article à suivre, à retrouver dans le numéro 589 de la revue Gestions Hospitalières (octobre 2019)

Pourquoi obéir ?

2e partie: Définir un management propre à l’hôpital public

[1] Nous renvoyons ici le lecteur à nos articles publiés sur le sujet dans Gestions Hospitalières, notamment sur les nouvelles conditions de travail.

[2] Alain Badiou, A la recherche du réel perdu, Fayard, p7 à 15

[3] Henry Maldiney, Art et existence, Edition Klincksieck

[4] Nous renvoyons aussi à l’analyse du discours technique et de ses outils dans Qu’appelle-t-on conditions de travail aujourd’hui ?

[5] Eloge de la dépense, le corps politique comme métaphore, Editions Sens&Tonka.

[6] George Canguilhem, Ecrits sur la médecine, Seuil, p102

[7] Barbara Stiegler, Il faut s’adapter ! Sur un nouvel impératif politique, Gallimard

[8] Pour rappel, notre monde est désormais défini avec cet acronyme : VICA pour Volatilité, Incertitude, Complexité, Ambiguïté.

[9] François Dupuy, La faillite de la pensée managériale, Lost in management 2 : P147 et svt

 

Frédéric SPINHIRNY


Biographie de l’auteur : 
Frédéric SPINHIRNY est Directeur des Ressources Humaines chez Hôpital Necker-Enfants Malades, Rédacteur en Chef de la Revue Gestions Hospitalières . Ancien élève de l’École des Hautes Études en Santé Publique. Diplômé de l’Institut d’Études Politiques de Paris et titulaire d’une licence de philosophie. Egalement auteur de trois essais de philosophie aux Editions Sens&Tonka (« Hôpital et modernité : comprendre les nouvelles conditions de travail »,   l’Eloge de la dépense (2015) et  l’Homme sans politique (2017). Son prochain essai paraîtra aux éditions Payot en mars 2020, «Philosophie de la naissance ».

Frédéric Spinhirny & JLS

Jean-Luc STANISLAS, Fondateur de managersante.com (photo à droite) tient à remercier vivement Frédéric SPINHIRNY (photo à gauche) pour partager régulièrement ses réflexions dans ses articles passionnants sur les innovations en stratégies managériales pour nos fidèles lecteurs sur notre plateforme d’experts.  


DERNIER OUVRAGE PUBLIE

par notre expert-auteur,  Frédéric SPINHIRNY :

Parution d’un nouvel essai en librairie, vendredi 13 juillet, aux Editions Sens&Tonka, consacré au malaise à l’hôpital public et plus largement aux nouvelles conditions de travail dans les organisations.
Présentation de son ouvrage :
En détresse, sous pression, à bout de souffle, en crise: le diagnostic de l’hôpital public fait régulièrement l’actualité dans les médias. Les symptômes du malaise sont généralement décrits à travers le harcèlement, l’épuisement professionnel, la perte de sens, ou en termes de désengagement, d’absentéisme, de dépression voire de suicide. Les causes désignées sont multiples et souvent ambivalentes: logique du chiffre, concurrence, méthodes de gestion, lean management, mais aussi mandarinat du corps médical, hiérarchie excessive, bureaucratie, individualisme.

Frédéric SPINHIRNY Hôpital et modernité

L’enracinement dans les principes fondamentaux du service public ainsi que la multiplication des problématiques spécifiques au secteur de la santé, font des établissements de soin des lieux complexes à observer et a fortiori à interpréter. Institution républicaine mais également organisation innovante, l’hôpital public est avant tout le miroir des évolutions sociales et des métamorphoses contemporaines du travail. La difficulté de l’exercice est bien là car ce qui ne se conçoit pas bien, ne s’énonce pas clairement.
Mettre des mots précis sur les nouveaux rapports sociaux reste un art délicat, ce qui laisse souvent une impression vague de mal-être, sans définition, ainsi qu’une impossibilité constitutive de trouver des remèdes efficaces. Par conséquent, tous les acteurs de l’hôpital interprètent ces phénomènes à leur avantage ou pour défendre une posture attendue.
C’est toute l’ambition de cet essai, étayé par des textes de sciences humaines et des références managériales: ressaisir ce qui nous file entre les doigts, à chaque fois que nous cherchons les causes de nos difficultés et les solutions à nos malheurs. Pour enfin répondre au malaise.


30ème  Festival de la Communication Santé à DAUVILLE

les 29 et 30 novembre 2019

Inscription en cliquant ici.
Le 30ème Festival de la Communication Santé, créé il y a 30 ans, a pour mission de mettre en lumière les communications santé des institutions, associations et entreprises destinées à l’ensemble des professions de santé et des patients et du grand public.
Le Festival de la Communication Santé récompense les meilleures campagnes de communication santé de l’année. Deux journées vous conduisent au cœur de la communication du secteur de santé, de ses nouveautés, de ses innovations et de ses évolutions. Ne manquez pas ce rendez-vous incontournable !
Vous réalisez une campagne de communication santé, vous développez un produit ou un service innovant dans la santé, venez le présenter à nos jurys d’experts.
La Remise des prix se tiendra à Paris le 30 janvier 2020.

 


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Frédéric SPINHIRNY

Directeur des Ressources Humaines chez Hôpital Necker-Enfants Malades, Rédacteur en Chef de la Revue Gestions Hospitalières. Ancien élève de l’École des Hautes Études en Santé Publique. Diplômé de l’Institut d’Études Politiques de Paris et titulaire d’une licence de philosophie. Egalement auteur de trois essais de philosophie aux Editions Sens&Tonka (« Hôpital et Modernité », 2018, "L'homme sans politique", 2017, "Eloge de la dépense", 2015). Son prochain essai paraîtra aux éditions Payot en mars 2020, « Philosophie de la naissance ».

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