N°13, Janvier 2018
Sur les réseaux sociaux, dans le monde du conseil et parfois même dans celui des organisations, le management bienveillant est souvent associé au management par le bonheur. Récemment il est même apparu dans l’approche du « feelgood management », comme s’il ne se suffisait plus à lui-même. Ces témoignages et approches empiriques ne sont généralement pas étayés par des travaux et des démarches scientifiques mais ils émanent de pratiques professionnelles a priori testées par leurs partisans. Par conséquent, au lieu de critiquer sans mesure ces approches, je préfère les analyser plus attentivement et révéler ainsi leur part d’ombre et de lumière pour voir ce qu’elles apportent ou enlèvent au concept de management bienveillant auxquels les établissements de santé sont déjà sensibilisés.
Les publications disponibles sur internet laissent penser que le management bienveillant est désormais dépassé au profit du « feelgood management » qui l’englobe ou d‘un management par le bonheur dont il serait le synonyme. J’ai déjà eu l’occasion de traiter dans certaines de mes publications scientifiques de ce que signifie la bienveillance managériale qui est inhérente selon moi aux pratiques managériales. La pratiquer « correctement », qu’il s’agisse de la bienveillance altruiste ou mutuelle, n’est cependant pas facile dans la mesure où la bienveillance managériale suppose que le manager recherche inlassablement le bien-être au travail de ses collaborateurs sans rien attendre en retour (d’où le qualificatif d’altruiste) ou parce qu’il en va de leurs intérêts réciproques, sans oublier ceux de l’organisation en elle-même.
La « bienveillance managériale » : quelles compétences requises ?
La démarche de généralisation de la bienveillance managériale est louable et/ou tout simplement nécessaire (tout est question de point de vue!) mais elle est pourtant difficile dans sa mise en œuvre.
- Elle exige en effet tout d’abord un certain niveau de compétences managériales de la part des managers (du fait même qu’elle suppose la mise en pratique de nombreux concepts des sciences de gestion, de la psychologie et de la sociologie que tous les dispositifs de formations existants ne proposent pas toujours).
- Elle nécessite également une volonté des dirigeants : il est indispensable que ces mêmes dirigeants et leurs managers, aux différents niveaux de la hiérarchie, aient le souhait que la bienveillance managériale imbibe toutes les pratiques managériales de l’entreprise.
- La bienveillance managériale nécessite enfin que des comportements managériaux vertueux soient encouragés et que les comportements toxiques tels ceux des managers créosotes soient éradiqués.
Tout un programme !
Est-ce ceci qui explique qu’à la bienveillance managériale on préfère désormais parler de bonheur en entreprise?
Qu’il s’agisse de l’approche du management par le bonheur ou du « feelgood management », les postulats sont les mêmes: les situations de souffrances au travail supposent que les managers, les DRH et plus généralement toute l’organisation s’emparent de ces questions afin d’y remédier et de contribuer ainsi au bien-être de chacun au travail. Jusque-là, comment ne pas y souscrire!
Pour autant cette quête du bonheur en entreprise va bien au-delà de la recherche du bien-être au travail. Cela devient même parfois une véritable injonction organisationnelle, les DRH de certaines organisations étant désormais renommés CHO pour Chief Happiness Officiers.
Cette démarche, au-delà d’un effet de mode justifié par des gains de productivité remarquables que saluent notamment les promoteurs de l’entreprise libérée, a cette particularité d’être conceptuellement étonnante. Il revient en effet au CHO de travailler d’un point de vue organisationnel, donc collectif, au développement de l’ « état de satisfaction complète, stable et durable » de chacun.
En clair, la notion de bonheur est propre à chacun et ma source de bonheur n’est pas la même que celle de mon collègue comme le rappelle le sociologue Denis Monneuse mais le CHO doit s’en occuper. Or l’atteinte de cet état parfait est très difficile à satisfaire (cf. Emmanuel Kant), et ce d’autant plus que la maîtrise de ses concepts est complexe tant le nombre des disciplines mobilisées est grand: philosophie, sociologie, politique et spiritualité, etc. Il revient pourtant à une seule et même personne, le CHO, de répondre à toutes ces attentes individuelles (sans parler des siennes!) sous peine de ne pas satisfaire les attentes des dirigeants en recherche d’une productivité accrue à l’origine de cette même démarche.
Remplacer le management « bienveillant » par le management par le bonheur est-il envisageable dans les établissements de santé ?
Ramené au contexte particulier des établissements de santé, plusieurs questions me viennent alors à l’esprit : par exemple, comment un CHO peut-il en effet exercer son activité dans la mesure où les attentes à prendre en considération concernent celles de personnels très variés mais aussi celles des organismes de tutelle et du Ministère sans oublier celle des patients et de leurs proches ?
De la même façon, face à de telles contraintes engendrant souvent des injonctions paradoxales difficilement conciliables, comment ce même CHO fait-il pour ne pas craquer, surtout si l’application des principes de l’entreprise libérée ne lui permet pas de s’appuyer sur les managers des établissements de santé? Dès lors, sauf à penser qu’un cynisme absolu règne en maître dans les établissements de santé (ce que je ne peux me résoudre à croire définitivement), à quoi renvoie cette notion de bonheur en entreprise? La réponse est double, individuelle et organisationnelle.
Qu’est-ce que le bonheur au travail ?
Tout d’abord le bonheur au travail renvoie à la prise en compte de chacun de son nécessaire équilibre de vie et de sa responsabilité individuelle à gérer ses émotions au travail (cf. Manfred Kets de Vries de l’INSEAD). Ainsi il revient par exemple à chacun de réfréner ses pensées et émotions négatives comme la colère, l’envie, les ruminations mentales et de développer ses pensées et attitudes positives telles que l’empathie, le pardon, la sérénité, et surtout la reconnaissance pour atteindre un état de bien-être au travail tant recherché.
Bref, c’est avant tout d’une approche individuelle dont il est question, bien que l’établissement de santé puisse contribuer à mettre en place des dispositifs favorisant un équilibre de vie, l’initiation à l‘intelligence émotionnelle et à la mindfulness faisant partie des nouvelles approches enseignées. Je note toutefois que la promotion de la bienveillance managériale permet également de répondre à cette approche individuelle donc la réponse est ailleurs.
Comment s’applique t-il dans l’univers du travail ?
Dans l’approche organisationnelle, la question du bonheur en entreprise portée par le CHO renvoie aux pratiques favorisant la qualité de vie au travail (QVT) et la convivialité entre collègues. C’est en effet ce que suppose la transposition du concept anglosaxon d’happiness au monde de l’entreprise. Il est donc question d’aménagement des espaces de travail et des temps de vie au travail: des espaces conviviaux et ludiques sont créés sur le modèle des espaces de co-working et la vie au travail de chacun est facilitée par une prise en charge de sa restauration et de tous ses besoins pouvant être satisfaits notamment par le biais d’une conciergerie d’entreprise (les « tech companies » américaines servant souvent de modèles). Cela appelle deux réflexions : une fois encore je note que favoriser la bienveillance managériale permet également de s’intéresser à ces questions (cf. par exemple mon billet sur les nouveaux espaces de travail). Toutefois ces pratiques peuvent-elles aussi s’appliquer en l’état aux établissements de santé ?
En outre, comme le rappelle Denis Monneuse, en cas de restructuration ou de licenciements la différence entre les pratiques de bienveillance managériale et celles visant au bonheur en entreprises est notable: là où ce sont l’ensemble des pratiques managériales qui sont remises en question (la DRH mais aussi tous les managers sont sollicités pour rester bienveillants malgré la tempête), les marges de manœuvre des CHO sont limitées et ils ne peuvent pas faire grand-chose. Ce n’est pas le fait d’organiser des événements conviviaux qui va résoudre les problèmes initiaux (et rien ne garantit d’ailleurs qu’ils soient bien perçus!).
Institutionnaliser le bonheur au travail : est-ce pertinent ?
De la même façon, si la bienveillance managériale vise à vouloir le bien d’autrui de façon altruiste ou intéressée au travers de l’ensemble des pratiques managériales de l’entreprise, peut-on dire la même chose des intentions de l’organisation ayant promu son seul CHO à une telle mission?
« Est-ce que le CHO a vraiment le pouvoir de s’attaquer aux vraies racines du mal-être au travail ? Le bonheur au travail, c’est aussi créer des relations amicales avec ses collègues. C’est quelque chose qui se fait près de la machine à café ou à la cantine, ce n’est pas une troisième personne qui peut l’imposer. On ne peut pas forcer les gens à devenir des amis ». Denis Monneuse, op. cit.
En outre, institutionnaliser le bonheur au travail ne risque t’il pas de donner une vision très normative du bonheur ? En clair, être heureux reviendrait-il à faire du sport et arrêter de fumer (la cigarette même électronique étant proscrite en entreprise), à manger ce que préconise l’organisation, etc. Bref, « rentrer dans le moule » permettrait-il d’être positif en toute circonstance? D’ailleurs est-ce souhaitable de l’être?
Sans dénoncer le manque de respect de chacun et de sa liberté auquel peut aboutir une telle pratique malgré ses bonnes intentions initiales, gardons enfin à l’esprit que ce bonheur prescrit peut avoir des « revers de médaille » bien amers.
La contrepartie de cette recherche de bonheur institutionnalisée pourrait bien être que :
- se plaindre au travail deviendrait inconvenant (un poste a été créé pour se dédier au bien-être au travail des collaborateurs)
- ou tout simplement inaudible (le manager étant déresponsabilisé du bien-être de son équipe par l’existence même du « spécialiste du bonheur », le CHO, il ne souhaite plus s’attarder sur ces questions de souffrances au travail). Sur ce point précis, la bienveillance managériale adopte une position radicalement différente car la bienveillance est l’affaire de tous tout comme le bien-être qu’elle promeut: les managers ne peuvent donc se déresponsabiliser de ces questions de qualité de vie et de bien-être au travail.
Bref, les établissements de santé qui voudraient introduire le management par le bonheur en leur sein pour dépasser le management bienveillant déjà considéré selon eux comme obsolète devraient prendre le temps de s’interroger sur ces questions tant ces deux conceptions sont de façon intrinsèque profondément différentes : la situation déjà souvent critique des personnels de santé le mérite me semble t-il !…
En conclusion, le management bienveillant et le management par le bonheur ont des différences plus notables qu’il n’y semblerait a priori, que ce soit au niveau de leur mise en œuvre managériale, de la responsabilisation des acteurs ou de leurs finalités intrinsèques (les concepts mobilisés faisant appel à des disciplines plus ou moins variées selon les cas, ce qui ne fait qu’accentuer la complexité de leur maîtrise).
Les dirigeants et managers des établissements de santé ont donc la nécessité de s’approprier en profondeur ces concepts de management bienveillant et de management par le bonheur avant de faire leurs choix et de les mettre en œuvre.
Pour ma part, je pense que le management par le bonheur risque de développer et/ou de renforcer à moyen ou long terme les situations de souffrances au travail, à commencer par celle du Chief Happiness Officer et je vais même plus loin : je pense que cela sera d’autant plus visible dans les établissements de santé de par leurs spécificités organisationnelles et humaines.
Cette pratique sous-tend en effet deux écueils majeurs à vouloir répondre de manière organisationnelle à la quête d’absolue individuelle et intime: en faire trop ou pas assez (à supposer que ce soit le rôle d’une organisation). Je comprends cependant l’attrait que représente cette approche de deux manières.
- L’une immédiate, est l’effet d’une mode américaine qui répond par ailleurs à des questions de territoires et de jeux de pouvoir organisationnels entre les différents acteurs concernés (DRH, DSI, personnels soignants, cadres de santé, etc.).
- L’autre, plus fondamentale, correspond au fait que l’organisation devient aux yeux de ses partisans le réceptacle des peurs, angoisses, projections, désirs, etc. de chacun, le contexte économique, social, sociétal… y contribuant. Des travaux universitaires nous alertaient cependant déjà sur ces aspects dès les années 1970 sans pour autant tomber dans les travers de ce bonheur prescrit.
C’est pourquoi je préfère m’en tenir à promouvoir le management bienveillant. Développer et pratiquer la bienveillance managériale au quotidien me semble en effet être déjà très difficile en soi car la bienveillance doit sous-tendre toutes les pratiques managériales dans la recherche de bien-être collectif et individuel au travail. Cela suppose:
- qu’elle soit appropriée par l’ensemble des acteurs, des dirigeants aux collaborateurs qu’ils aient ou non des responsabilités managériales.
- que tous aient les compétences requises et la volonté de la mettre en œuvre.
- que les directions aient la volonté d’éradiquer les comportements toxiques de leurs managers et qu’elles passent à l’acte à chaque occasion.
Or les travaux de Philippe Silberzahn sur les managers créosotes montrent que ce n’est pas toujours le cas, quand bien même cela mette en cause la survie des organisations!
Bref, « Rien ne va de soi. Rien n’est donné. Tout est construit » (Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Vrin, 1938) et les établissements de santé ne me semblent pas échapper à cette réalité.
Article rédigé à partir d’une publication du blog managérial de Stéphanie CARPENTIER .
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StéphanieCARPENTIER vous répondra avec plaisir !!!
Nous remercions vivement
Stéphanie CARPENTIER (Docteur (Ph.D) Expert en management des ressources humaines et prévention de la santé au travail) Membre du conseil consultatif de l’excellente revue internationale HBR, Harvard Business Review , pour partager son expertise professionnelle en proposant ses publications mensuelles, pour nos fidèles lecteurs de www.managersante.com
Une réponse
Bonjour,
Pour moi la bienveillance managériale suppose que le manager veille au bien-être au travail de ses collaborateurs. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il doit s’oublier, il a des intérêts et des enjeux et à également le « devoir » d’être bienveillant envers lui-même. L’équipe est un tout. Un manager bienveillant envers lui-même et bien dans ses pompes sera en mesure de donner à ses collaborateurs et qui donne « normalement » reçoit. Donc pas tant d’altruisme que cela dans le positionnement bienveillant. Et, s’il ne reçoit que du négatif ou rien en retour, il faudra que le manager se pose d’abord la question de savoir s’il a bien compris ce que la personne attendait. S’il a bien compris, il pourra alors tirer les conséquences bienveillantes de ce comportement : poser les limites lorsque la bienveillance envers lui-même ou envers le reste de l’équipe n’est plus respectée.