Nouvel article publié par Suzy CANIVENC, Docteure en sciences de l’information et de la communication.
Ses travaux portent sur les innovations socio-organisationnelles. Elle est enseignante à L’UCO de Guingamp et chercheuses associée à la chaire FIT (Futus de l’Industrie et du Travail) de Mines Paris PSL.
Elle est auteure de nombreux articles dans des ouvrages et revues académiques. Son dernier livre publié en Janvier 2024 est intitulé « Les jeunes, des travailleurs comme les autres
Comment les entreprises peuvent-elles mieux répondre aux attentes des salariés ? », aux éditions de la Presse des Mines.
La crise sanitaire a souvent été présentée comme une « rupture » dans le rapport au travail des employés, qui suscite chez les employeurs nombre d’interrogations. Les salariés français seraient devenus plus désengagés, infidèles, voire mercenaires, dans leurs rapports à l’entreprise. La perplexité, voire l’inquiétude des employeurs, s’appuie d’abord sur un certain nombre de signes tangibles : demande systématique de télétravail, difficultés de recrute- ment, turn-over accru, montée de l’absentéisme… Ces phénomènes pris isolément n’ont rien d’inédit, mais ils se sont conjoints dans la période post-crise sanitaire, produisant une floraison de slogans : grande démission, quête de sens, épidémie de flemme…
Marché du travail dynamique et mauvaises conditions de travail
En réalité, la véritable « rupture » de la période tient à l’embellie du marché du travail à partir de 2021 pour toutes les classes d’âge (y compris pour les 15-24 ans, grâce à la dynamique de l’apprentis- sage) : le taux de chômage n’a pas été aussi bas depuis 20 ans, ni le taux d’emploi aussi élevé. Les salariés ne se désengagent pas du travail, tout au contraire. Après des années de chômage de masse, ils cherchent à tirer avantage d’une conjoncture économique favo- rable à la mobilité professionnelle pour améliorer leur situation. Et ils ont des raisons de vouloir le faire !
En effet, depuis 1990, les grandes enquêtes européennes (EWCS) ne cessent de montrer le très faible score de notre pays en matière de conditions de travail, en décalage complet avec son niveau de richesse et avec ses institutions sociales plutôt protectrices. La France est à la traîne européenne sur les critères de pénibilité phy- sique et psychique, mais aussi sur les relations avec la hiérarchie, l’autonomie et la participation, le soutien professionnel, les res- sources accordées ou encore le partage de la valeur. Même en matière de télétravail, où notre pays est supposé avoir accompli un rattrapage spectaculaire compte tenu de son retard, nous restons en queue du peloton mondial. Faut-il dès lors s’étonner que les salariés français se saisissent d’un contexte plus favorable pour desserrer l’étau qui les contraignait et faire valoir des demandes en matière de conditions de travail qui étaient latentes (mais bridées) depuis près de 30 ans ?
Sans doute la crise pandémique a-t-elle permis à certains de rééva- luer la place excessive qu’ils accordaient au travail dans leur vie au profit d’un rééquilibrage vers la vie personnelle (effet YOLO[1]). Mais ici encore, replacé dans un contexte temporel et géographique élargi, ce phénomène n’a guère de quoi surprendre : cela fait plus de 20 ans que les études sur les valeurs des Européens ont mis au jour ce que les chercheurs appellent le « paradoxe français ». Les Français accordent au travail une place supérieure dans leur vie par rapport aux autres Européens, mais plus que les autres, ils souhaiteraient que cette place soit mieux circonscrite. La rééva- luation de la place hégémonique du travail dans la vie, jointe à des marges de négociation accrues, permet aujourd’hui aux salariés de mieux faire coïncider leurs aspirations et leurs conditions de travail. Reste à savoir si ce contexte durera. Mais le défi qui est aujourd’hui posé aux entreprises est bien celui de l’amélioration globale de la qualité du travail et de ses conditions d’exercice.
Et les jeunes dans tout ça ?
Si ces tendances concernent l’ensemble des salariés, ce sont les comportements des jeunes de moins de 30 ans à l’égard du travail qui semblent avoir cristallisé les débats. Ceux-ci exprimeraient des attentes radicalement différentes de celles de leurs aînés, appelant des réponses nouvelles de la part des employeurs. Deux regards polarisés sont ainsi portés sur les moins de 30 ans : d’un côté, le
« jeunisme » tend à exalter la jeunesse, ses capacités d’apprentissage et d’innovation, au point d’en faire un modèle obligé pour la réussite des entreprises ; de l’autre, le jugement des aînés est souvent sévère sur les jeunes qui seraient tout à la fois désengagés, individualistes, matérialistes, exigeants, avides de sens et d’indépendance.
Que ces jugements soient positifs ou négatifs, ils signent surtout la persistance de stéréotypes tenaces. Aucune évidence statistique probante ne vient soutenir la thèse selon laquelle les cohortes récentes seraient animées par des aspirations ou des valeurs parti- culières dans le cadre du travail par rapport aux autres classes d’âge. Le concept commode de « génération » (X, Y, Z) mérite en particu- lier d’être questionné.
Un groupe d’âge ne se distingue pas par quelques vagues attributs communs : encore faut-il qu’il puisse être replacé dans un contexte socio-historique qui lui confère un destin partagé. En ce sens, la crise sanitaire et ses conséquences en matière de troubles psycho- logiques chez les jeunes, ainsi que l’anxiété climatique, pourraient venir donner de la consistance à cette idée de « génération ». Par exemple, selon une enquête mondiale très sérieuse, 75 % des jeunes en moyenne, tous pays confondus, jugent l’avenir « effrayant ». Le problème est toutefois que ces ressentis ne sont pas le propre de la jeunesse. Les effets d’époque priment sur les effets d’âge et affec- tent, à des degrés divers, l’ensemble d’une population par effet de porosité entre classes d’âge. Prenons, par exemple, la fameuse quête de sens, souvent évoquée en lien avec les jeunes générations. Elle est souvent assimilée à tort à la quête d’impact écologique et social, alors que le sens au travail est un concept beaucoup plus large, résultant de trois dimensions : l’utilité sociale du travail, la cohérence entre les valeurs personnelles et professionnelles, et la possibilité de développer ses compétences. L’importance accordée à ces critères varie peu selon l’âge.
Toutefois, on ne saurait balayer d’un revers de la main les observa- tions empiriques, rapportées par de nombreux témoins, y compris par des jeunes eux-mêmes, concernant certaines différences de comportements et d’attitudes face au travail. Il existe effectivement un certain nombre de traits qui sont plus marqués chez les jeunes de moins de 30 ans que chez les autres actifs. Certains de ces traits résultent de facteurs objectifs, comme le fait d’être plus diplômés, plus connectés, et d’avoir vécu une entrée dans la vie active souvent chaotique, marquée par les contrats précaires (mais qui tend à s’améliorer). Cet effet de « scarification » peut expliquer une atti- tude des jeunes envers les entreprises, qui serait plus contractuelle et moins sacrificielle. D’autres traits pourraient être le fait de marges, soit peu qualifiées, soit au contraire très assurées de la valeur de leurs diplômes, comme l’orientation vers l’indépendance ou le slashing, ou encore des revendications plus marquées en termes de travail à distance ou de flexibilité des horaires. Rappelons tout de même que 80 % des 15-24 ans manifestent une préférence pour le CDI.
Iw fiwe, il ressort que les jeunes s’inscrivent dans une évolution continue du rapport au travail, qu’ils ont des attentes au travail assez similaires à celles des autres classes d’âge, mais qu’ils tendent à les exprimer de manière plus intense, précisément parce qu’ils sont… jeunes. Exit le « péril jeune ».
Quelles réponses des entreprises aux attentes des salariés ?
Si les jeunes sont à l’avant-garde d’attentes qui sont en définitive communes à toutes les classes d’âge, pourquoi ne pas les écouter ? Ils poussent les entreprises à revoir leurs habitudes pour le plus grand bénéfice de tous.
Certaines entreprises ont pris d’ores et déjà les devants et engagé des actions pour tenter de se projeter dans ce qu’elles désignent communément comme le « futur du travail ». Elles tirent simulta- nément deux fils :
- les actions en termes de RSE en lien avec une sensibilité (et une législation) « à impact » qui se précise ;
- les actions en termes d’Expérience Collaborateurs en lien avec la question des conditions de travail.
Dans ces deux domaines, il s’agit désormais d’aller au-delà des démarches de façade qui ne convainquent plus les salariés et d’adopter des approches multidimensionnelles qui s’enracinent dans la réalité et le quotidien de travail.
Quelques conseils pour les entreprises qui veulent mieux répondre aux attentes des salariés
- Sincérité et authenticité
Plus d’engagements RSE, ni de promesses « employeur », sans capacité à apporter des preuves concrètes dans l’organisation du travail et le quoti- dien des collaborateurs.
Lier RSE et QVCT[2]. Ces deux dimensions ne sont pas deux mondes à part : elles se nourrissent mutuellement.
Travailler ces chantiers comme des projets systémiques et de longue haleine, dont l’amélioration des indicateurs à court terme n’est pas l’objectif (mais mesurer quand même !)
Associer les salariés et les IRP aux travaux sur les deux dimensions.
- Réciprocité, respect et reconnaissance
Accorder un soin particulier aux « moments de vérité » de l’expérience col- laborateurs (recrutement, rémunération, on-boarding, moments-clés de la vie personnelle du collaborateur – arrivée d’un enfant, situation d’aidant familial ou de maladie grave –, off-boarding).
Aborder l’expérience collaborateurs dans une logique de don et contre-don.
- Personnalisation, équité et flexibilité
Travailler avec le management sur l’ensemble des stéréotypes liés à l’âge (qu’il s’agisse des jeunes ou des seniors).
Ne jamais traiter les salariés en fonction de différences pseudo-généra- tionnelles.
Mixer et faire collaborer systématiquement les jeunes et les plus âgés dans tous les métiers (y compris digitaux et IT) pour éviter les effets de ghetto et de méfiance face à l’altérité.
Adapter les règles collectives pour mieux répondre aux besoins individuels (situation familiale, âge, care, projet personnel, mixité des statuts d’emploi). Veiller à l’équité plus qu’à l’égalité. Embarquer les IRP dans cette nouvelle logique.
- Manager par le care
Solliciter et écouter les avis des salariés, créer des espaces de discussion authentiques et rendre compte des suites réservées aux propositions.
Alléger vos managers des tâches écrasantes de reporting pour leur per- mettre de travailler leur nouveau rôle (écoute, sens, confiance, autonomi- sation et responsabilisation, soutien).
Aider vos salariés à préparer « le coup d’après » dans une perspective de développement des compétences et d’employabilité interne comme externe.