Article rédigé pour ManagerSante.com par Jean-Pierre DIDIER, professionnel de santé, consultant en projets de développements organisationnels, humains et de valeur d’usage globale.
Ce texte en 2 parties, aborde la question des critères d’appropriation d’un objet intermédiaire par des professionnels de santé, utilisé lors d’une démarche de (re)conception organisationnelle dans un établissement médico-social en 2021.
En réponse à une demande concernant une situation de travail, l’intervenant formé aux Sciences Humaines et Sociales, dispose de méthodes permettant de formaliser les conditions d’un processus social de co-construction simultanée des problématiques présentes et des solutions possibles. Les outils qu’il mobilise sont destinés d’une part, à une compréhension partagée de ce que les professionnels donnent à voir et à entendre de leurs activités et d’autre part, à les engager en tant qu’acteurs dans un processus de conception participative.
Si la demande peut être centrée sur une « évolution » (technique, organisationnelle, architecturale, etc.), il s’agit de considérer ce changement comme « dépendant de la capacité des acteurs, à se mobiliser, pour que les ajustements, conditions de la coopération et des transformations, aient lieu » (Bernoux, 2004). Ainsi, lors d’un atelier de simulation des conditions de l’activité future, l’intervenant se doit de créer les conditions sociales, mais aussi les objets-supports qui permettent d’une part, de rassembler les compétences complémentaires et d’autre part, de favoriser l’interaction et l’argumentation des points de vue des professionnels-acteurs. In fine, ces objets doivent pouvoir soutenir une activité créatrice collective en coprésence.
Lors d’une intervention en établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes, réalisée en 2021, la demande initiale était centrée sur un changement organisationnel du travail des professionnelles du prendre soin. Présenté lors de la première séance de simulation, l’outil-support proposé, s’est vu très rapidement manipulé, partagé et modifié par les professionnelles présentes.
Quels sont les principes généraux pouvant assurer une appropriation de l’objet dit « intermédiaire » ?
Au centre d’un processus de conception…
La conception participative invite à mobiliser des acteurs, placés conjointement, en situation de projection de leurs activités futures. Si, ce processus porte un objectif d’évolution de l’objet en question, il soutient dans le même temps un objectif de développement des acteurs, par les possibilités offertes d’inventer de nouvelles façons de faire. En effet, dans la simulation de ces situations de travail futures, les professionnels-acteurs participent à une « mise à l’épreuve successives des scénarii de prescription » et, dans le même temps, « éprouvent de nouvelles formes d’activité » (Barcellini, Van Belleghem, Daniellou, 2013).
Les outils désignés pour cette tâche constituent des « objets intermédiaires » (Jeantet, 1998). Ici, ils pourront être définis comme des instruments de la coopération, de la réflexion collective, de débats sur les activités à (re)construire. Ils sont des invariants du processus de conception itérative, supports de l’interaction, de la projection en contexte, d’une activité en devenir. Ils sont aussi des piliers d’évaluation, de perfectionnement et de choix partagés et argumentés à un instant t, jusqu’à une nouvelle mutation, rendue nécessaire par l’évolution de l’usage, la transformation du contexte technique, social, etc.
Dans le collectif d’acteurs, ceux-ci doivent être en mesure d’agir individuellement et collectivement sur ces objets. Les interactions produites augmentent dans le même temps, leurs capacités d’innovation. « On ne peut comprendre la solidité d’une idée, qu’en prenant en compte tous ceux qu’elle concerne et qu’elle met en réseau » (Bernoux, 2004). Les professionnels-acteurs vivent alors une expérience didactique. Ils testent et transforment l’objet, cernent des préceptes dans l’usage. Ces enseignements sont eux-mêmes remis en cause face à de nouvelles variables et autorisés par « la rencontre des mondes » (Béguin, 2013). Lorsque le professionnel est placé en situation d’apprendre, il y a mutation de « ses représentations à travers la rencontre de celles des autres » (Bernoux, 2015).
L’appropriation s’entendra ici, comme « la maitrise des objets et des relations entourant l’activité concrète de travail » (Bernoux, 2015). Dans une situation de travail, un objet est porteur d’une fonction singulière qui s’inscrit dans l’usage attribué par le professionnel. En mettant l’objet « à sa main », celui-ci développe des ressources pour l’action. En pensant aux artisans, par exemple, c’est dans l’interaction entre l’Homme et l’objet, que se construisent les gestes, les histoires et les marques du temps.
Dans le processus de conception participative envisagé, l’appropriation des objets intermédiaires apparait comme l’une des principales conditions de l’engagement des acteurs et de l’efficacité de la démarche de développement du système et des professionnels. La situation de simulation construite devient alors une « activité médiatisée par un instrument » (Flocher, Rabardel, 2012).
Si Laurent Van Belleghem insiste principalement sur trois exigences de conception des supports de simulation (permettre la représentation des éléments de prescription – la modification collective – la médiation de l’activité future ; Van Belleghem, 2012), il invite aussi, à la recherche de supports innovants pour la simulation organisationnelle.
Lors de l’intervention, l’objectif pour le consultant est de construire un objet singulier, qui porte des perspectives de compréhension pour lui-même et d’actions attendues pour les protagonistes appelés à utiliser cet objet. Toutefois, plusieurs questions se posent : ces premières exigences formulées sont-elles, pour autant suffisantes à l’appropriation de ces objets par les protagonistes ? Existe-t-il des biais ? Trop d’appropriation, et l’intervenant perdrait-il la main ? Pas assez, la production collective attendue est -elle possible ? L’objet doit-il répondre à un certain degré spécifique de sophistication technique ? Quelles sont les ressources à disposition ? Comment finalement les acteurs vont-ils s’approprier l’objet ?
…Un objet de simulation organisationnelle
Dans l’établissement cité en exemple, lors d’une séance de travail de groupe, il est proposé aux professionnelles, un support de simulation organisationnelle. Il s’agit de trois planches en carton-plume, sur lesquels sont respectivement représentés les plans des différents niveaux de l’établissement. L’objectif annoncé est de simuler les activités du prendre soin, organisées sur la base d’une répartition spatiale par étage versus par aile. Pour l’intervenant, il existe un objectif sous-jacent : relever les éléments sur lesquels se focalisent les professionnelles pour agir individuellement et collectivement, et in fine, mettre en lumière et/ou confirmer les principes structurants de leurs activités.
Les professionnelles présentes (trois aides-soignantes, deux agents hôteliers et une infirmière) disposent chacune d’un avatar (personnage féminin au 1/50e). D’autres éléments sont laissés à dessein : post-it de différentes couleurs, ciseaux, épingles à têtes colorées et feutres.
La séance se déroule de la façon suivante :
Deux scénarii de prescription sont présentés oralement. Les professionnelles commencent par observer les différents supports. Elles choisissent un des scénarii, puis s’emparent très rapidement du support et du matériel. Elles le manipulent pour y placer collectivement les différents éléments pertinents de leurs activités. Différentes actions leurs permettent de façonner le support, afin que chacune puisse visualiser un véritable « référentiel opératif commun (ROC) (…) qui comprend les représentations fonctionnelles communes aux opérateurs qui orientent et contrôlent l’activité que ceux-ci exécutent collectivement » (Caroly et Barcellini, 2013).
Afin de préparer l’espace de l’action, elles recherchent le sens du plan. Puis, elles annoncent les noms de différents résidents et avisent du doigt l’emplacement des appartements spécifiques. Après un temps d’évaluation et d’approbation collective des différentes associations résident/appartement, elles distinguent à l’aide des post-it, les résidents dont la situation de perte d’autonomie réclame une « toilette seule » (post-it violet) ou « à deux » personnes (post-it de couleur jaune). L’une des aides-soignantes explicitera :« ça va zyeuter, comme ça ! ».
Par la suite, la discussion est nourrie d’échanges et de mises au point, en liens avec les capacités de certains résidents et leurs évolutions, permettant de réaliser seul ou non certains gestes. D’autres éléments sont notés directement sur les post-it : l’emplacement coutumier du résident à l’arrivée des agents (« au lit », « à table », etc.), la fréquence de l’accompagnement (« ponctuel » vs « quotidien »).
Enfin, la fréquence des douches et des bains est inscrite de la même manière. Ces éléments permettent aux professionnelles de se projeter dans l’exécution du prendre soin demandé. Afin de gérer et organiser leurs activités, suivent des échanges liés aux impératifs de chacun des métiers, logiques d’actions respectives et certaines interactions possibles. Pour cela, chacune des professionnelles « joue » sa tournée en déplaçant son avatar, et en argumentant le choix de ses déplacements.
Par exemple, les aides-soignantes doivent jongler avec de nombreux aléas et imprévus : rendez-vous du jour, participation à une animation de la matinée, appel d’un résident, respect des choix et des refus de soin éventuels, trouble du comportement, déambulation, etc. Ces éléments de variabilité imposent des adaptations récurrentes de la planification prescrite par le diagramme de soins. Il a été noté que dans l’activité future, la programmation des toilettes à deux, pourra être déplacée dès le début de la tournée, contrairement à l’organisation actuelle, où l’aide-soignante de « renfort » (pour ces toilettes) arrive plus tardivement. Pour les agents hôteliers, quant à elles, leurs tâches s’ordonnent d’appartement en appartement suivant. Dans le même temps, l’infirmière, via son avatar, suit la tournée des petits déjeuners pour donner les médicaments et réaliser les glycémies de certains résidents. Les arguments des unes sont complétés par ceux des autres, ou réinterrogés.
Conclusion provisoire :
La séance a fourni de nombreux éléments. Les professionnelles ont largement transformé le support pour lui donner une traduction commune, afin qu’il puisse devenir un véritable outil de réflexion collective. Il y a bien eu une appropriation de celui-ci. L’objet de base, proposé initialement est techniquement très simple et pouvait accueillir au choix, d’autres éléments de distinctions comme les épingles par exemple. Le support re-créé devait servir plus tard à la suite des travaux du groupe.
La seconde partie de ce texte insistera sur quelques exigences de conception retenues pour ce type d’outillage, dans un contexte d’intervention socialement construite et centrée sur le travail réel.
Pour aller plus loin :
• BARCELLINI F. VAN BELLEGHEM L. DANIELLOU F. (2016). Les projets de conception comme opportunité de développement des activités. In FALZON, Ergonomie constructive, Paris. PUF.
• BASSEREAU J-F. (2015). Les objets intermédiaires de conception/design, instruments d’une recherche par le design. « Sciences du Design », n°2/2015, pp48-63. PUF
• BEGUIN P. (2013). La conception d’apprentissage comme processus dialogique d’apprentissage mutuels. In FALZON, Ergonomie constructive, Paris. PUF.
• BERNOUX P. (2004). Sociologie du changement dans les entreprises et les organisations. SEUIL éditions.
• BERNOUX P. (2015). Mieux-être au travail : appropriation et reconnaissance. Octarès éditions, Collection Travail et Activité Humaine.
• CAROLY S. et BARCELLINI F. (2013). Le développement de l’activité collective. In FALZON, Ergonomie constructive, Paris. PUF.
• FLOCHER V. et RABARDEL P. (2012). Hommes, artefacts, activités : perspective instrumentale. In FALZON, Ergonomie. PUF, pp 252-268.
• VAN BELLEGHEM L. (2012). Simulation organisationnelle: innovation ergonomique pour innovation sociale. Dans M.-F. Dessaigne, V. Pueyo et P. Béguin (s/d), Innovation et Travail : Sens et valeurs du changement. Actes du 42ème congrès de la SELF, 05-07 septembre, Lyon, France ;
• JEANTET A. (1998). Les objets intermédiaires dans la conception. Eléments pour une sociologie des processus de conception. Sociologie du travail n°3/98, pp. 291-316
• UGHETTO P. (2018). Simuler pour changer la conception et les rapports sociaux de conception du travail : un commentaire sur les dispositifs de simulation de l’activité dans les organisations. Activités, 15-1, 2018
Après 6 années passées au sein du Service de Santé des Armées, en tant qu’infirmier, au Centre de Traitement des Brûlés de Percy notamment, Jean-Pierre DIDIER, a intégré le service public hospitalier en 2002.
Infirmier Anesthésiste depuis 2007, il a contribué à divers travaux institutionnels au sein d’établissements de soin (assistance à la conception d’aides cognitives ; démarche QVT avec l’ARACT Bretagne et l’HAS ; création d’un comité de retour d’expérience au bloc opératoire ; animation d’espaces de discussion sur les pratiques professionnelles, etc.).
En parallèle, il a suivi un cursus en Sciences Humaines et Sociales, qui lui permet aujourd’hui d’accompagner les entreprises et établissements du secteur de la Santé dans leurs besoins de développement, au sein de son cabinet Kintsugi.
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