Article rédigé par Marie PEZE, Docteur en Psychologie, psychanalyste, expert judiciaire près la Cour d’Appel de Versailles. Fondatrice du réseau Souffrance & Travail et auteure de plusieurs ouvrages, dont le dernier publié en 2017, « Le burn-out pour les nuls » aux Editions First.
Elle intervient régulièrement pour l‘Association Soins aux Professionnels en Santé (SPS), qui organise ce Mercredi 05 Décembre 2018, son 4ème Colloque National à l’Auditorium Régional d’Ile de France de Saint-Ouen, qui a pour objectif de rassembler l’ensemble des acteurs sensibles au soutien des professionnels en santé rendu vulnérables et aux actions de prévention pour limiter leur vulnérabilité (avec la participation de managersante.com en qualité de partenaire média digital de l’événement)
N°15, Novembre 2018
Relire la première partie de son article
Dès 1990… quand l’organisation du travail accélère les cadences…
Les trois quarts du capital des entreprises cotées dans le monde sont devenus la propriété des fonds d’investissements et des fonds de pension.
Dans une telle concentration, les comportements individuels des entreprises s’alignent les uns sur les autres. « les opérateurs sur le marché, croient majoritairement, au même moment aux vertus d’une technologie, d’un modèle d’organisation ou d’un nouveau secteur industriel, ce qui fait »consensus » »[1].
Et comme un seul homme, les moutons se jettent par imitation, dans des comportements collectifs en apparence spontanés.
Chez nous à l’hôpital, c’est la mode de la chirurgie ambulatoire, puis des pôles, puis du lean management, puis de la sous-traitance… Recettes miracles pour des économies qui se transforment en gouffres financiers. Et l’hôpital tient, les entreprises tiennent, les ateliers, les magasins, les bureaux parce que des femmes et des hommes y travaillent. Ils rusent avec les normes, les procédures, les règlements, les décrets pour que le travail ait encore de l’allure, de l’honneur, une qualité. Pour qu’il soit encore du travail humain, dont ils puissent être fiers.
Mais on ne déduit plus les objectifs de dividendes à répartir du travail qui a été accompli. On accomplit le travail nécessaire pour atteindre les dividendes décidés au préalable. Il faut donc transformer le travail réel en données comptables, chiffrées. Pour atteindre les objectifs financiers fixés, une nouvelle bureaucratie managériale impose ses outils. Le comptable devient contrôleur de gestion. Et voilà comment, le travail humain, avec sa sensorialité, ses muscles, ses efforts cognitifs, son endurance, son honneur, son âme, disparaît au profit d’une grammaire financière : rythme, temps, cadence, flux, tendus si possible, plus de stock, 0 délai, 0 mouvement inutile, 0 surproduction…une usine rêvée, virtuelle, sans corps.
Et bien sûr, les données deviennent universelles, les organisations matricielles. Les patients traités par le chirurgien deviennent un nombre d’actes, le temps passé par acte, la performance de l’opérateur par rapport aux autres. Le travail du chercheur devient le nombre d’articles écrits par an.…
Les managers ne managent plus le travail mais les objectifs à atteindre. La puissante division scientifique des tâches a séparé les salariés les uns des autres, rivés à leurs écrans, avec des temps de pause alternés, puis plus de pause, donc plus de temps collectif, donc seuls au milieu des autres.
La division des tâches de travail enlève toute vision de l’organisation d’ensemble et renvoie à l’impuissance. L’ignorance et la docilité deviennent des défenses protectrices contre la peur.
Cette organisation du travail ne veut, on s’en doute, rien savoir de la différence des sexes, de la différence des destins entre hommes et femmes. La part des femmes dans l’organisation du travail se construit inexorablement, entre épanouissement et contraintes.
Un véritable chemin vers l’égalité a été parcouru depuis les années 70 même si la réduction des inégalités s’est considérablement ralentie et stagne depuis la fin des années 90, en dépit d’un véritable arsenal législatif.
Quand les inégalités femmes/hommes demeurent encore aujourd’hui sur le lieu de travail
En France aujourd’hui, 80 % des femmes âgées de 25 à 49 ans sont actives. Les femmes représentent presque la moitié des actifs et sont désormais plus diplômées que les hommes.
Mais, à niveau de formation égale, hommes et femmes ne se voient toujours pas affectés aux mêmes postes de la division sociale du travail.
Les inégalités de distribution dans les différents étages de l’économie nationale s’accompagnent de dissymétries dans l’accès aux postes de responsabilités et d’importantes disparités de rémunération : le salaire féminin est inférieur de 27 % au salaire de l’homme.
Certaines tendances dans l’évolution de l’emploi féminin sont même préoccupantes :
- anciennes, comme la déqualification à l’embauche, la répétitivité des tâches,
- nouvelles comme le temps partiel imposé (les femmes représentent 80 % des temps partiels imposés et 80% des foyers monoparentaux), l’accroissement du travail en horaires décalés, l’augmentation des contraintes de rythme, le retour de congés maternité aléatoire.
Quand la distribution des rôles domestiques impacte sur le travail des femmes
Lorsque j’étais enfant, ma mère était dans la maison, dans la cuisine, au mieux dans la cour près du lavoir. Elle était domestique.
Mon père aussi était domestique. Mais il était dehors, dans le jardin, dans la voiture, faisait les courses au marché, gérait l’argent, les démarches sociales.
Ce modèle a-t-il disparu ? Je n’en suis pas convaincue même s’il s’est nuancé. Ce qui n’a pas disparu relève de la structure même des métiers.
Les métiers, les positions sociales ont été occupés de tout temps d’abord par les hommes et donc édifiés à la mesure de leurs besoins et de leurs capacités psychologiques. Mais aussi à l’aulne de leur corps, de leurs capacités musculaires, intellectuelles, cognitives. Et de façon cachée, à l’aulne de ce que le corps des femmes a toujours épargné au corps des hommes.
Ma mère, dans sa tâche, servait sa patronne pour la décharger de l’intendance et s’occupait du confort de son corps, de la propreté de sa salle de bains, elle préparait son lit et sa moustiquaire le soir, lui cuisinait ses plats préférés. Elle était payée pour ce travail. Mais au fond, elle faisait de même pour mon père et nous ses enfants. Là, c’était son destin de femme.
Pour être considérée comme une bonne mère, une bonne épouse, une femme peut-elle agir autrement qu’en anticipant, pour les prévenir, les envies, les besoins du corps de ceux qu’elle aime ?
Il semble que le temps ne soit pas encore venu où collectivement nous admettrons qu’une énorme masse de travail est effectuée gratuitement par les femmes et que ce travail est invisible et doit le rester car effectué au nom de l’amour. Par amour mais aussi par peur de ne plus être aimées.
Si les hommes ont pu investir le champ social avec tant de suprématie, c’est parce que les femmes les ont entièrement libérés de la charge du dedans, des enfants, du travail domestique, de la gestion de la santé – tâches invisibles qu’on peine à considérer comme un travail puisqu’elles sont supposées être accomplies par amour. Il ne faut pas salir le don d’amour avec des questions d’argent.
D’ailleurs, par extension, la règle n’est-elle pas de mal payer les métiers à vocation, la passion étant considérée en soi comme une rétribution suffisante ?
On voit comment la représentation du salaire, de l’argent viendrait salir le don de soi, l’oblativité obligée des pompiers, des urgentistes, des femmes, l’amour désintéressé et pur dont tous doivent être capables.
Si les hommes peuvent s’approprier les tâches à responsabilité qui impliquent une forte bio-disponibilité, c’est parce que la performance masculine n’est souvent obtenue que grâce au soutien du corps masculin par les femmes : secrétaire aux petits soins, panseuse efficace et admirative, épouse dévouée épargnent le patron, le chirurgien, le mari quant à la prise en charge du réel. [2]
La capacité de travail des hommes est donc soutenue par le travail corporel des femmes, travail invisible, qui va de soi et dont le don doit être fait avec le sourire. Outre la discrimination salariale à l’embauche, la discrimination dans les affectations, l’assignation à la sous-traitance de la sphère privée, les femmes, athlètes du quotidien, se voient privées de la reconnaissance de leur courage invisible.
Comment ne pas percevoir cette architecture invisible qui structure les rapports sociaux entre hommes et femmes mais aussi les rapports au travail ? Comment ne pas voir toutes ces matrices qui génèrent des peurs en dominos ?
Le capital génétique dont nous héritons, la société dans laquelle nous venons au monde, le milieu dans lequel nous grandissons, la domination qu’exercent nos idéologies, la puissance de l’inconscient, tout est à l’œuvre en nous comme autant de déterminismes. Bien sûr, on peut rêver de ce qu’on fera plus tard, de qui on deviendra, mais tant de choses dépendront de notre position sur l’échiquier des grandes fractures : nord/sud, homme/femme, riche/pauvre.
Comment ces rapports sociaux femmes/hommes s’expriment-ils dans le monde de la santé ?
Deux de ces systèmes, classe et genre, se relaient pour dominer différemment les hommes et les femmes, en orientant les stéréotypes, laissant les secondes souvent au service des premiers, avec leur complaisant consentement.
Je regarde les infirmières préparer les salles de consultations. Pour les médecins hommes, elles sont là, ouvrent les dossiers, s’activent.
Pour les médecins femmes, la salle est préparée, mais les dossiers sont posés sur le bureau. Qu’elles se débrouillent.
Ne voient-elles pas qu’elles perpétuent la discrimination de système qui pèse déjà sur elles en tant que femmes ?
S’occuper des médecins hommes rapporte en terme de construction de la féminité, pas s’occuper des femmes. En termes de rivalité, il est plus facile d’obéir à un homme qu’à une autre femme. Quand elle obéit à un homme, une femme en tire toujours quelque chose narcissiquement ou érotiquement.
Du coup, les femmes médecins, les chirurgiennes au bloc opératoire, doivent veiller très attentivement à la manière dont elles formulent leurs demandes. D’ailleurs, la pile de dossiers non ouverts sur le bureau est signifiante : « Tu te débrouilles, je ne te sers pas ». [3]Décharger le corps des médecins et des chirurgiens de la paperasse, de l’ordinaire du travail, admirer la conduite de l’examen, le diagnostic posé, le soin technique, bref la partie du travail la plus sophistiquée, c’est cela la fonction de l’infirmière de consultation. Mais ce travail ne sert à construire l’identité féminine que s’il dégage l’or du travail du médecin homme. Pas d’une autre femme. Qu’elle se débrouille…
Bien sûr, c’est une discrimination masquée, systémique,
Celle qu’on ne peut pas faire bouger. Celle que personne n’arrive à voir.
Lire la suite de cet article le mois prochain…
Pour aller plus loin :
[1] Pierre-Yves Gomez, Le travail invisible. Enquête sur une disparition, François Bourin Éditeur, 2013
[2] Dejours Christophe, « Différence anatomique et reconnaissance du réel dans le travail », Les Cahiers du Genre, 29-2000,101-125, numéro spécial « Variations sur le corps » coordonnée par Pascale Molinier et Marie Grenier-Pezé. , L’harmattan.
[3] Marie Pezé, je suis debout bien que blessée, Josette Lyon, 2014
Lire la suite de cet article le mois prochain…
Nous remercions vivement notre spécialiste, Marie PEZE , psychanalyste et docteur en psychologie, ancien expert judiciaire (2002-2014), est l’initiatrice de la première consultation « Souffrance au travail » au centre d’accueil et de soins hospitaliers de Nanterre en 1996. À la tête du réseau des consultations Souffrance et Travail, ouvert en 2009 le site internet Souffrance et Travail, pour partager son expertise en proposant sa Rubrique mensuelle, pour nos fidèles lecteurs de www.managersante.com
Biographie de l’auteure :
Docteur en Psychologie, psychanalyste, expert judiciaire près la Cour d’Appel de Versailles. Responsable de l’ouverture de la première consultation hospitalière « Souffrance et Travail » en 1997, responsable du réseau des 130 consultations créées depuis, responsable pédagogique du certificat de spécialisation en psychopathologie du travail du CNAM, avec Christophe Dejours. En parallèle, anime un groupe de réflexion pluridisciplinaire autour des enjeux théorico-cliniques, médico-juridiques des pathologies du travail qui diffuse des connaissances sur le travail humain sur le site souffrance-et-travail.com Bibliographie : Le deuxième corps, Marie PEZE, La Dispute, Paris, 2002. Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés, Pearson, Paris, 2008, Flammarion, collection champs en 2009 Travailler à armes égales, Pearson, 2010 Je suis debout bien que blessée, Josette Lyon, 2014
AGENDA 2018 :
Les prochaines Conférences à ne pas manquer
avec, notre experte-auteure, Marie PEZE :
Marie PEZE intervient dans le cadre des formations mises en place par l’association Soins aux Professionnels en Santé (SPS) sur toute la France (formations éligibles au développement professionnel continu (DPC).
L’objectif consiste à former les professionnels qui souhaitent accompagner et soutenir en ambulatoire des soignants rendus vulnérables, et construire ainsi le premier réseau national.
[wpvideo Hq8f11YB ]
Un cycle de conférences-débats organisé par l’association Cafés Théma
Informations pratiques et conditions d’entrée :
- Heure : de 19h30 à 21h00.
- Inscription obligatoire à l’adresse : cafe.sante.travail@gmail.com
[PLATEFORME D’ÉCOUTE TÉLÉPHONIQUE SPS NATIONALE]
[4ème COLLOQUE NATIONAL, le 5 Décembre 2018 au Conseil Régional d’IDF, Saint Ouen]
- L’Association Soins aux Professionnels en Santé (SPS), organise Mercredi 05 Décembre 2018, ce 4ème Colloque National à l’Auditorium du Conseil Régional d’ile de France (Sain-Oen) qui a pour objectifs de : rassembler l’ensemble des acteurs sensibles au soutien des professionnels en santé rendu vulnérables et aux actions de prévention pour limiter leur vulnérabilité ; construire des actions de préventions pour limiter la vulnérabilité des professionnels en santé, valoriser les initiatives institutionnelles et territoriales pour décliner en région les actions concrètes à mettre en place ; apporter de nouvelles perspectives de SPS sur le parcours de santé des professionnels en santé pour améliorer leur qualité de vie ; structurer la formation pour adopter des comportements vertueux de prévention de leur santé.
[Notre plateforme www.managersante.com, s’associe aux l’initiatives de SPS en qualité de partenaire média digital et sera présent lors de cet événement]
Inscriptions : cliquez ici
Et suivez l’actualité sur www.managersante.com,
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Officiel du Salon Européen Expoprotection
Paris-Porte de Versailles [#Expoprotection] du 06>08 Novembre 2018
2 Responses
Cet article ne me laisse pas indifférent. Une fois encore, Marie Peze, j’apprécie vos réflexions véhiculées par la pertinence de vos regards.
Par ailleurs, je suis convaincu que la discrimination masquée, s’atténuera progressivement avec l’évolution inévitable des acteurs et de leurs relations. Et je pense que vous y contribuez efficacement.