N°4, Avril 2017
En juin 2015, Sydney Finkelstein (Directeur de la Faculté et Professeur de management titulaire de la Chaire Steven Roth à la Tuck School of Business de Dartmouth College) annonçait à la BBC que le management intermédiaire était une espèce en voie de disparition: quand bien il y aurait toujours des gens qui supervisent le travail d’autres personnes, les changements dans la technologie, la culture d’entreprise et la démographie lui semblaient être des paramètres de l’écosystème managérial incontournables rendant inévitable cette triste fin.
Les profondes évolutions organisationnelles que connaît le monde de la santé tendraient à lui donner raison, ne serait-ce que parce que la technologie s’invite de plus en plus dans la relation patient – personnel de santé.
Pour autant le monde de la santé peut-il se passer complètement de ses managers ? Tel est le sujet de cet article.
Reprenons tout d’abord les arguments de Sydney Finkelstein pour voir si ses conclusions si pessimistes s’imposent d’elles-mêmes ou si une autre vision peut émerger, surtout sous un éclairage contingent au monde de la santé. Selon cet enseignant-chercheur, les progrès technologiques, bien que salués, ont déjà pris le pas sur de nombreux emplois de niveau inférieur. Il serait donc logique de cela s’étende rapidement aux managers.
Dans les entreprises « classiques », autrement dit en dehors du monde de la santé, les logiciels de bureau, y compris les messageries électroniques, permettent à chacun d’être plus autonomes et les assistants de direction (quand leurs postes sont maintenus) prennent plus de travail.
Dans la grande distribution, les guichets automatiques remplacent les caissiers et d’autres vont même plus loin : Amazon par exemple a déjà éliminé les commis de magasin. Ces faits sont réels et les exemples pourraient se multiplier.
D’ailleurs les robots n’ont-ils pas la capacité à se comporter comme des humains, de manière aussi imprévisible et unique, y compris dans leurs aspects les plus sombres comme c’est le cas en matière de sexisme et de racisme ?
De ce point de vue, les managers pourraient en effet bien être une espèce en voie de disparition (surtout s’ils sont créosotes !)
Pourtant rien n’est immuable et de nouveaux équilibres visant à réhabiliter les individus au travail apparaissent. Les cas de burnout alertent en effet régulièrement sur les risques de surinvestissement au travail notamment entretenus par l’utilisation accrue des nouvelles technologies.
D’ailleurs, si les plaidoyers pour une déconnexion de ces mêmes technologies et une reconnexion à soi se multiplient du côté des spécialistes en ressources humaines, ce n’est pas pour rien ! En outre, l’expérience que chacun de nous peut avoir des caisses automatiques en grande distribution nous montre combien nous sommes vulnérables quand le code barre ne passe pas et qu’il nous faut solliciter le caissier surveillant pour qu’il vienne nous débloquer (notons que son métier a fortement évolué, son activité manutentionnaire nous ayant été déléguée).
Enfin la disparition des commis de magasin chez Amazon ne signifie pas l’absence de personnes au service de ses clients : depuis fin 2015 Amazon réintroduit en effet du personnel au contact de la clientèle en ouvrant ses premières librairies physiques.
Ramené au monde de la santé, on peut alors s’interroger sur la nécessité d’avoir des managers quand les progrès technologiques sont déjà là.
En 2015 déjà, des journalistes se demandaient jusqu’où le Big Data et plus généralement l’E-santé pourrait aller pour soigner.
Dans le domaine de la santé, l’exploitation des données était en effet déjà perçue comme pouvant permettre de supporter la médecine dans 4 grands domaines :
- la médecine prédictive (c’est-à-dire prévoir un risque de maladie chez certains patients à partir du génome) : dans ce cas, les data contribueraient à renforcer l’épidémiologie
- la médecine personnalisée : toutes les données connues grâce à la génétique et recueillies au niveau national et mondial permettraient d’adapter les traitements à certains types de patients, en fonction de leur profil génétique. (C’est par exemple déjà le cas pour certaines affections comme les cancers du sein et du côlon). Le partage des données permettrait alors un partage d’expériences et une meilleure adaptation des diagnostics et des traitements, surtout dans des situations difficiles et rares.
- la médecine pertinente : dans ce domaine, des ébauches de diagnostics médicaux ont été développées grâce à des algorithmes décisionnels (cf. le super calculateur Watson conçu par IBM) pour aider le personnel soignant à traiter des patients atteints de diabète et de cancer grâce à l’intelligence artificielle.
- La pharmacovigilance : l’utilisation des bracelets électroniques permet par exemple une collecte de données à grande échelle. En croisant ces données au « système national des données de santé » (SNDS) qui laisse libre accès aux données de santé des patients français depuis le 10 avril 2017 (c’est le principe de l’Open Data qui s’applique), cette évolution technologique peut toutefois poser problème à plus ou moins long terme…
Quoi qu’il en soit, si le personnel soignant voit ses pratiques professionnelles bouleversées à ce point par l’intelligence artificielle, ne peut-on alors souscrire à la vision de Sydney Finkelstein selon laquelle les managers de l’hôpital seraient en voie de disparition ?
Certains universitaires et spécialistes en management sont plutôt dubitatifs sur cette extinction programmée. Julie Bastianutti (Maître de Conférence en management à l’IAE de Lille) et Frédéric Petitbon (?Associé – IDRH chez PwC France), plaident par exemple pour la réhabilitation des managers de proximité à l’ère du numérique (le monde de la santé n’est cependant pas spécifiquement visé).
Pour ce faire, ils partent d’un double constat: d’un côté, le numérique virtualise la relation humaine en créant de nouveaux collectifs de travail avec des membres distants; de l’autre, il réduit les échelons hiérarchiques et offre à chacun de dialoguer avec tous (c’est d’ailleurs ce qui séduit dans le concept de l’entreprise libérée).
Dans les deux cas, cela conduit chaque individu au travail à se renfermer dans sa bulle de protection. Le besoin de créer du lien en devient cependant d’autant plus flagrant ; le manager se voit donc réhabilité dans son rôle de gestionnaire des relations (comme le disait H. Mintzberg il y a fort longtemps maintenant !) C’est d’ailleurs cette même logique qui pousse probablement ces auteurs à proclamer
« Il ne faut pas tuer les managers de proximité, ils ont un rôle majeur à jouer à l’ère numérique » (Julie Bastianutti et Frédéric Petitbon, article paru sur le site de l’Usine Digitale du 12/02/2016).
On peut alors être dubitatifs sur la disparition programmée des managers, y compris à l’hôpital, quand bien même la mise en place du séduisant concept d’entreprise libérée y soit appliqué.
Si ce concept induit en effet une dangereuse illusion du dé-management (cf. Martin Richer, livre blanc sur l’entreprise libérée, 2016, pp. 100-104) autrement dit la raréfaction programmée des managers et des fonctions support, une application concrète de ce principe se révèle souvent moins enthousiasmante que présupposé (la récente analyse de Frédéric Spinhirny sur l’application de sujet de l’hôpital libéré avec le Lean management est à ce titre instructive).
C’est d’ailleurs ce que Charles-Henri Besseyre des Horts, Professeur Émérite de management à HEC Paris, rappelait en 2016 en exhortant les DRH à « sérieusement s’interroger avant de décider d’embarquer leur entreprise dans une démarche de libération » (in revue « Personnel », Janvier 2016, n°566, pp.40-41).
Pour conclure, rappelons quelques éléments de notre pensée : certains emplois disparaissent du fait des nouvelles technologies, du big data et de l’intelligence artificielle, c’est vrai, mais n’oublions pas une autre réalité : ce sont avant tout les métiers qui évoluent, y compris à l’heure du numérique. Les managers se retrouvent alors au cœur de ces questions de conduite du changement.
En outre, même si certains pensent que l’intelligence artificielle et les robots vont bouleverser le monde de l’entreprise, et a fortiori celui de la santé, il n’en reste pas moins que nous devons tous maintenant apprendre à nous réinventer afin de rester en phase avec le marché du travail, que l’on travaille ou non à l’hôpital, que nos domaines de compétences soient à dominante médicale et/ou managériale.
Dès lors, les spécialistes des RH, et à plus forte raison les managers, reviennent en première ligne pour aider leurs équipes à évoluer en ce sens. De la même façon, aucune population n’est a priori incapable de s’adapter à de tels changements (et ce quelle que soit l’organisation concernée), les managers et les experts RH pas plus que tout autre collaborateur, la preuve : si début 2016 leur maturité digitale était encore considérée comme insuffisante, un an après les gros efforts fournis semblent porter leurs fruits.
Le monde de la santé ferait-il alors exception ?
Rien n’est moins sûr ! Enfin rappelons un fait : ce sont sur ces mêmes managers que se portent les attentes institutionnelles et sociétales d’une meilleure qualité de vie au travail. Cette situation peut donc également être leur voie de salut car toutes les attentes auxquelles chaque salarié aspire en ce moment plus qu’à toute autre époque (se réaliser, la quête de sens, l’attente de relations basées sur la considération, la volonté de se développer) trouvent une réponse dans la réhabilitation des pratiques managériales telles que les définissent les grands auteurs en management…
Autrement dit, on est bien loin des seuls reportings et flicages auxquels se réduisent bien souvent, à tort, les pratiques managériales actuelles! Mais pour s’en rendre compte, faut-il peut-être prendre un peu plus de recul ou de hauteur. L’apport de la littérature managériale se révèle alors précieuse.
Article rédigé à partir d’une publication de mon blog managérial.
N’hésitez-pas à laisser vos commentaires… Stéphanie CARPENTIER vous répondra avec plaisir !!!
Nous remercions vivement Stéphanie CARPENTIER (Docteur (Ph.D) Expert en management des ressources humaines et prévention de la santé au travail) , pour partager son expertise professionnelle en proposant cette Rubrique mensuelle « Recherche & Management », pour nos fidèles lecteurs de http://localhost/managersante
9 Responses
Merci, très intéressant !
A reblogué ceci sur Blog Management de la Santé au travail et des Ressources Humaines.
Oui de toute évidence les évolutions sont là mais l’Humain y reste aussi !
Et probablement et heureusement avec une plus grande exigence de qualité relationnelle qui ne peut se concevoir qu’avec plus d’empathie et donc de lucidité sur soi, les autres et alors seulement les situations.
Empathy cannot be taught but it can be caught Mary Gordon
La lucidité non plus ne s’enseigne pas mais peut se développer et contribuer à une société plus empathique. guy@brainup.eu
Bonjour,
il faudrait du temps pour commenter sereinement et utilement cet article, de bonne facture (comme tous ceux que je touve ici depuis plusieurs semaines, avec beaucoup de plaisir), mais, désolé, le temps est la ressource qui me manque le plus dans ma pratique de … manager du monde de la santé ! 🙂
juste quelques remarques à chaud, donc :
– cela me fait toujours autant sourire de lire les prédictions à plus ou moins long termes de personnes qui, même si je ne doute pas de leurs compétences et capacités, me semblent toujours assez éloignées de la réalité de terrain.
– la conclusion m’a fait sursauter : la littérature managériale va se révéler précieuse !?! fichtre, et quid du contact avec la réalité, de l’imprégnation du terrain, des petits séjours de style « vis ma vie » (pour être à la mode … enfin, une certaine mode 🙂 )
Ainsi donc, les pratiques managériales se réduiraient à du flicage et du reporting … mon Dieu, oui, cela existe parfois, comme dans tout domaine (je connais aussi du top management qui, hélas, fait à peu de choses près la même chose, à son niveau), et ni plus ni moins que dans d’autres secteurs. La réalité est toute autre : le management intermédiaire, et particulièrement dans le monde de la santé, fait ce qu’il peut pour gérer au mieux les (nombreuses, trop nombreuses) injonctions contradictoires qui irriguent son secteur en permanence, en ayant le souci que la boutique tourne, malgré tout ! c’est donc un jongleur/équilibriste de haut vol la plupart du temps, et j’attends effectivement avec gourmandise (mais aussi un doute non dissimulé) son remplacement par la « digitalisation de la société » … Et dans notre domaine, cela se fait dans un souci constant du patient, et donc de manière incontournable des personnels de l’hôpital. Et donc de l’humain ; domaine où je pense que nous avons une belle longueur d’avance sur le numérique (ah oui, vous êtes au courant, Amazon a annulé son expérimentation de magasin sans caissier récemment, il parait que ça ne marche pas très bien), et pour encore longtemps à mon avis : quid de l’intuition, du non-dit, de ce qui passe entre des personnes sur des plans autres que verbaux, … ?
Mais cela nous embarquerait un peu loin, et je n’ai (vraiment) plus le temps 🙂
Merci en tout cas pour ce site et vos articles, la réflexion, les échanges et le partage sont de plus en plus nécessaires dans nos métiers et dans nos vies professionnelles.
Bien cordialement,
D. (manager hospitalier depuis 25 ans)
Bonsoir,
Je vous remercie pour ce commentaire développé et pour vos informations.
Je comprends votre interrogation sur l’apport de la littérature managériale, votre avis étant souvent partagé par les managers de terrain que je rencontre au quotidien, qu’ils soient dans le monde de la santé ou non. Je me permets toutefois de vous soumettre quelques éléments de réflexion.
La recherche est effectivement souvent difficile d’accès par son approche très théorique avec les revues de littérature très normées dans leurs présentations (ce sont les normes du métier). Mais c’est la richesse de ce site que de proposer plusieurs rubriques permettant un décryptage plus rapide de ces références scientifiques. Ceci dit, ce serait une erreur de croire que les chercheurs soient totalement déconnectés du terrain ; je vous invite d’ailleurs à vous intéresser aux différentes méthodologies quantitatives et qualitatives employées en recherche (en particulier managériale) parce qu’elles veillent justement à multiplier ces voies d’accès au terrain. Après, vous avez raison, tout dépend des choix d’auteurs qui sont faits car leurs résultats seront très différents selon les méthodologies employées. Il est également vrai que certains scientifiques préfèrent rester les plus éloignés possibles des acteurs de terrain mais cela me semble être un non-sens que de travailler sur un thème de recherche sans s’y confronter et c’est en cela que la recherche rejoint le terrain : il n’y pas qu’une seule réalité mais des réalités, et c’est cette confrontation qui est très enrichissante.
Ceci dit, je partage votre avis : le monde de la santé est un secteur d’activité où il est intéressant d’analyser les pratiques managériales parce que la question de vie et de mort rend plus prégnante les questions du sens au travail et de la prise en compte de l’Altérité (c’est aussi essentiel en management). Pour ne prendre qu’un exemple, la notion de bienveillance y est une valeur très connue voire partagée quand d’autres secteurs d’activités commencent seulement à s’y intéresser. Analyser comment s’y déploie la digitalisation peut donc se révéler riche d’enseignements pour les organisations des autres secteurs. Vos partages d’expériences sont donc essentiels.
Je reconnais enfin que mon cadre de référence est fonction de mon propre parcours : ayant moi-même un pied dans le management opérationnel et un autre dans la recherche en management depuis près de 20 ans, je sais combien ces deux approches de la (des) réalité(s) sont complémentaires et tout aussi judicieuses dans leurs apports. Au lieu de les opposer, mieux vaut à mon sens les faire se rencontrer et c’est justement la richesse de ce site que de le permettre. En ce sens nos échanges sont un enrichissement mutuel. Je vous remercie donc très sincèrement pour avoir pris le temps de la lecture et de l’écriture.
Au plaisir de vous lire.
Stéphanie Carpentier
Oui, bonjour D, anonyme.. vous êtes du terrain et j’ai cru me voir dans les situations que vous citez et interrogations !
Bonne journée
Béatrice Paviot
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