N°68 Juillet 2023
Nouvel Article écrit par Eric, DELASSUS, (Professeur agrégé Lycée Marguerite de Navarre de Bourges et Docteur en philosophie, Chercheur à la Chaire Bien être et Travail à Kedge Business School).
Il est co-auteur d’un nouvel ouvrage publié en Avril 2019 intitulé «La philosophie du bonheur et de la joie» aux Editions Ellipses.
Il est également co-auteur d’un nouvel ouvrage publié en Octobre 2021 chez LEH Edition, sous la direction de Jean-Luc STANISLAS, intitulé « Innovations & management des structures de santé en France : accompagner la transformation de l’offre de soins
Commentaire du premier paragraphe de la Lettre à Ménécée d’Épicure (-341, -270)
Ces quelques lignes du philosophe Épicure traitent de la philosophie et plus précisément de l’urgence qu’il y a, selon lui, à philosopher. En effet d’après Épicure, la philosophie, la recherche de la sagesse, ne peut attendre. Mais la thèse principale qu’il défend ici ne se réduit pas à affirmer qu’il n’y a pas d’âge pour philosopher (et en cela il s’oppose à Platon pour qui la philosophie est l’aboutissement d’une longue préparation, d’un propédeutique dans laquelle les mathématiques jouent un rôle déterminant), mais consiste également à défendre une certaine conception de la philosophie. La philosophie est en effet, pour Épi- cure, ce qui rend heureux, ce qui procure la félicité. On peut d’ailleurs se risquer à une comparaison entre cette thèse et la conception platonicienne de la philosophie et de son enseignement.
Alors que chez Platon la visée est essentiellement politique, il s’agit de former les futurs dirigeants de la cité, la visée d’Épicure est essentiellement d’ordre éthique, voire, pour employer un vocabulairequi peut sembler anachronique, existentielle. Il s’agit d’accéder pour soi, que l’on soit jeune ou vieux, au bonheur et à la félicité. La sagesse que désire l’épicurien n’est donc pas plus la science pour elle-même, que la connaissance en vue du bien de la cité, mais celle qui aide à vivre et qui permet d’atteindre la vie bonne pour l’individu. C’est donc bien le statut de la philosophie qui est ici en jeu : dans quel but faut-il rechercher la sagesse? Et s’il faut philosopher en vue d’atteindre le bonheur, en quoi la philosophie nous permet-elle de mieux vivre ? Suffit-il, en effet, de savoir ce qui est bon pour le faire, pour agir et se comporter en conséquence ?
Épicure va d’ailleurs plus loin que l’affirmation d’un rapport de cause à conséquence entre la connaissance et l’action puisqu’il affirme que la recherche du savoir en elle-même rend heureux, que la recherche de ce qui est bon contribue au progrès vers la vie bonne. Ainsi, contrairement à ce qu’affirme un célèbre vers d’Ovide qui dit que l’on peut voir le meilleur et faire le pire, la connaissance du bien se traduirait dans nos actes. C’est d’ailleurs ce rapport entre la connaissance et l’action, entre la pensée et la vie, qui est ici en question et que nous allons tenter d’éclairer en expliquant ce texte.
Il n'y a pas d'âge pour philosopher
Dans un premier temps (« quand on est jeune… » à « .. .ou qu’elle est déjà passée »), Épicure expose la première partie de sa thèse : il n’y a pas d’âge pour philosopher.
Quand on est jeune, il ne faut pas hésiter à s’adonner à la philosophie, et quand on est vieux il ne faut pas se lasser d’en poursuivre l’étude.
Deux raisons, au moins, peuvent nous éloigner de la philosophie, selon que l’on est jeune ou vieux.
Pour le jeune homme : la raison qui peut empêcher un jeune homme de philosopher est l’hésitation. Autrement dit, le jeune homme serait en proie à une certaine indécision, il serait tenté par la philosophie, mais craindrait de s’y lancer. Qu’y a-t-il donc à craindre? Le jeune homme pourrait avoir peur de passer à côté de la vraie vie, il pourrait redouter de perdre son temps à la réflexion au lieu de se lancer dans l’action. La suite du texte devrait permettre de remédier à ces craintes.
Pour l’homme plus âgé : ce qui est à craindre, ce n’est pas l’hésitation, mais la lassitude. On peut d’ailleurs s’interroger sur la réalité d’un tel risque. Si la philosophie possède réellement les vertus que lui accorde Épicure dans la suite du texte, comment pourrait-on se lasser de philosopher ?
Celui qui prétendrait que l’heure de philosopher n’est pas encore venue ou qu’elle est déjà passée, ressemblerait à celui qui dirait que l’heure n’est pas encore arrivée d’être heureux ou qu’elle est déjà passée.
Il y a donc assimilation pour Épicure de la philosophie au bonheur. Or, si la philosophie équivaut au bonheur, son absence ne peut conduire au malheur, c’est-à-dire à un état dans lequel la vie serait un poids, ne se supporterait pas elle-même, serait insatisfaisante et insatisfaite d’elle-même. Épicure considère donc que le bonheur commence avec la philosophie, parce que ce qui satisfait n’est autre que la philosophie. Autrement dit, la recherche de la sagesse est déjà la sagesse, la recherche de la connaissance et de la vertu dont elle est porteuse sont déjà des satisfactions pour l’âme. Si l’on entend par bonheur l’accord avec soi-même, philosopher c’est porter un regard sur soi qui permet de vivre en recherchant ce qui nous convient. Cependant, la connaissance de ce qui nous convient n’est jamais définitive, elle doit toujours s’accorder avec notre état présent. C’est pourquoi la sagesse du jeune homme diffère de celle de l’homme d’âge mûr et de celle du vieillard.
Il est fort probable que nous trouverons en expliquant la suite du texte des éléments de réponse à ces interrogations. Si la philosophie n’est pas à craindre et qu’il n’y a aucune raison de s’en lasser, c’est qu’elle correspond à la santé de l’âme. Car personne n’est trop jeune ou trop vieux pour acquérir la santé de l’âme. Que faut-il entendre ici par le terme de « santé » ? Le terme de santé a la même origine que celui de salut, la santé c’est donc ce qui nous sauve, ce qui nous préserve, ce qui nous permet de résister à la destruction. Être en bonne santé, c’est donc être susceptible d’agir plutôt que de subir. La santé de l’âme peut donc être interprétée comme sa capacité à penser, comme la puissance par laquelle nous réfléchissons et nous nous interrogeons sur le bien fondé de ce que nous faisons. De même que le corps manifeste sa santé en exerçant sa puissance et sa force d’action, l’âme saine est celle en qui la pensée est toujours en éveil et ne renonce jamais à s’interroger sur elle-même. Il faut donc exercer l’âme à la philosophie au même titre qu’il faut, par exemple, exercer le corps à la gymnastique. Ne pas avoir la force de s’engager sur la voie de la philosophie ou perdre le goût de la réflexion serait en fait le signe d’une mauvaise santé de l’âme dont les effets ne feraient qu’augmenter ses déficiences. Il y a donc ici affirmation de la nécessité d’une tension permanente de la volonté pour s’engager et persévérer dans la démarche philosophique. De même que le malade qui a perdu l’appétit doit s’efforcer de manger pour ne pas dépérir encore plus, le jeune esprit qui hésite à philosopher comme celui du vieil homme qui sent le goût de la réflexion le quitter doivent se résoudre à philosopher. Mais que risque-t-il vraiment s’ils ne parviennent pas à vaincre les obstacles qui les éloignent de la philosophie ? Quelle maladie risquerait de contracter celui qui, jeune ou vieux, renoncerait à philosopher? Rien d’autre que le malheur. S’il n’y a pas d’âge pour philosopher, c’est qu’il n’y a pas d’âge pour être heureux :
Aussi, dans la seconde étape de cet extrait (de « Il faut donc que le jeune homme… » à « …qu’un homme avancé en âge »), Épicure tire-t-il les conséquences de sa thèse. L’intérêt de philosopher pour le vieillard, c’est de se sentir rajeunir, tandis que pour le jeune homme c’est d’être intrépide face à l’avenir.
Il faut donc que le jeune homme aussi bien que le vieillard cultivent la philosophie : celui-ci pour qu’il se sente rajeunir au souvenir des biens que la fortune lui a accordés dans le passé, celui-là pour être, malgré sa jeunesse, aussi intrépide en face de l’avenir qu’un homme avancé en âge.
Examinons plus à fond ces deux points. Le vieillard est celui qui sent que ses forces diminuent, qui prend conscience que sa capacité de jouir de l’existence n’est plus aussi vive qu’auparavant. Il pourrait donc se lamenter sur son sort, déplorer sa condition et s’installer dans une souffrance qui se verrait redoubler par la plainte et le regret. En revanche, l’homme qui philosophe, qui s’interroge sur sa condition, peut découvrir en lui des ressources inexploitées. C’est ce que fait le vieil homme qui philosophe. En portant son regard intérieur sur la puissance de son âme, il découvre que la mémoire lui permet de continuer à profiter des joies passées. Alors que spontanément la mémoire nous conduirait à regretter les plaisirs d’autrefois en les comparant à la misère de notre condition présente, un usage réfléchi de celle-ci nous conduit à transformer le regret en souvenir et à jouir de ce dernier pour lui-même. Mais faut-il encore pour jouir des plaisirs passés les avoir atteint ?
Faut-il toujours philosopher ?
C’est pourquoi il importe de commencer à philosopher le plus tôt possible afin de pouvoir jouir de l’existence sans excès ni pusillanimité. C’est cette résolution propre au jeune homme qui s’efforce d’atteindre la vie bonne qui constitue l’intrépidité face à l’avenir à laquelle se réfère ici Épicure. Savoir jouir du passé et appréhender l’avenir, voilà, semble-t-il, ce que nous apprend la philosophie. Il convient donc d’insister ici sur l’importance accordée par Épicure à la temporalité dans l’exercice même de la philosophie. Philosopher, ce n’est pas ici être en quête d’une quelconque essence éternelle de l’âme humaine, mais c’est au contraire avoir le souci de bien cerner ses dispositions présentes, de mieux évaluer sa puissance actuelle pour qu’elle soit pleinement en mesure de jouir d’elle-même. C’est pourquoi l’on n’en a jamais fini de philosopher. On pourrait, en effet, croire qu’il suffit de philosopher une bonne fois pour toute et qu’à partir du moment où l’on a atteint un certain degré de connaissance, il suffit de se fier à ce que l’on sait pour guider son action sans pour autant continuer à réfléchir et à s’interroger. Mais une telle manière de faire serait une erreur car elle supposerait un homme toujours identique à lui-même. Or, l’être humain est soumis au temps, son existence s’insert dans une durée limitée au cours de laquelle il croît et décroît, allant ainsi de la naissance à la mort. Si le savoir philosophique est un savoir qui rend heureux, un savoir qui permet de vivre en accord avec soi-même, il ne peut jamais être définitif, il ne peut qu’évoluer avec l’homme lui-même, d’où la nécessité de toujours philosopher.
C’est cet accord avec soi-même qui constitue la félicité à laquelle fait référence Épicure dans la dernière étape de ce texte (de « Il convient… » à la fin du texte »). Cet accord ne peut se maintenir que par une tension permanente de l’âme et une attention constante de l’homme envers lui-même, d’où la nécessité de cette assiduité à philosopher. La philosophie est donc ici une tâche qui ne s’achève qu’avec la mort et qui est en même temps l’affirmation même de la vie. Elle est une tâche qui pourrait se poursuivre indéfiniment dans la mesure où elle est à elle-même sa propre fin au même titre que le bonheur et la félicité sont pour eux-mêmes leur propre raison d’être. L’homme qui possède la félicité est comblé, à l’inverse celui qui ne la possède ressent un manque le poussant à tout faire pour l’atteindre. C’est ce manque qui est à l’origine du désir de philosopher, mais c’est aussi la culture de ce désir qui permet de combler ce manque. En conséquence l’homme qui ne philosophe pas est un homme qui est en quelque sorte amputé de lui-même, un homme mutilé dont l’âme est en mauvaise santé parce qu’elle n’a pas la puissance suffisante pour s’affirmer et se réaliser pleinement. La philosophie obéit donc à une nécessité interne à l’existence humaine, celle d’un être conscient qui perçoit les changements de son corps et de son âme et qui doit sans cesse adapter sa manière de penser et d’agir à sa condition présente. C’est pourquoi Épicure adresse à son disciple ses conseils de manière incessante et avec insistance, présentant les principes de sa doctrine comme « nécessaire pour vivre comme il faut ». « Vivre comme il faut » signifie ici vivre pleinement en jouissant de chaque instant de l’existence, mais d’une jouissance qui n’est en rien accidentelle ou imparfaite. Il ne s’agit pas, bien évidemment, de se livrer à des plaisirs dont on n’ignore les conséquences, mais au contraire de se connaître et de connaître la nature afin de pouvoir tirer profit de la juste mesure des choses.
Conclusion
C’est pourquoi le jeune homme n’a aucune raison d’hésiter à philosopher. Il y a plus à craindre de ne pas philosopher, puisque c’est prendre le risque de s’engager sur un chemin dont on n’ignore l’issue et s’exposer ainsi au malheur. Il n’y a pas non plus de raison de se lasser de la philosophie, cela signifierait se lasser d’être heureux, préférer le malheur au bonheur, ce qui serait contre nature. Il y a donc, en quelque sorte, identité pour Épicure entre bonheur et philosophie. Philosopher c’est être heureux et être heureux c’est toujours vivre et agir en philosophe. On ne peut donc ici séparer la pensée et la vie, la connaissance et l’action, elles doivent sans cesse s’accompagner pour permettre aux hommes de vivre une existence qui mérite d’être vécue. C’est pourquoi celui qui voit son bien et ne le fait pas n’est pas encore suffisamment philosophe. En réalité, il ne voit pas vraiment ce qui est bon pour lui, car la pensée n’accompagne pas son action, mais la précède pour mieux l’abandonner ensuite.
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Nous remercions vivement notre spécialiste, Eric, DELASSUS, Professeur agrégé (Lycée Marguerite de Navarre de Bourges) et Docteur en philosophie, de partager son expertise en proposant des publications dans notre Rubrique Philosophie & Management, pour nos fidèles lecteurs de ManagerSante.com
Biographie de l'auteur :
Professeur agrégé et docteur en philosophie (PhD), j’enseigne la philosophie auprès des classes terminales de séries générales et technologiques, j’assure également un enseignement de culture de la communication auprès d’étudiants préparant un BTS Communication.
J’ai dispensé de 1990 à 2012, dans mon ancien établissement (Lycée Jacques Cœur de Bourges), des cours d’initiation à la psychologie auprès d’une Section de Technicien Supérieur en Économie Sociale et Familiale.
J’interviens également dans la formation en éthique médicale des étudiants de L’IFSI de Bourges et de Vierzon, ainsi que lors de séances de formation auprès des médecins et personnels soignants de l’hôpital Jacques Cœur de Bourges.
Ma thèse a été publiée aux Presses Universitaires de Rennes sous le titre De l’Éthique de Spinoza à l’éthique médicale. Je participe aux travaux de recherche du laboratoire d’éthique médicale de la faculté de médecine de Tours.
Je suis membre du groupe d’aide à la décision éthique du CHR de Bourges.
Je participe également à des séminaires concernant les questions d’éthiques relatives au management et aux relations humaines dans l’entreprise et je peux intervenir dans des formations (enseignement, conférences, séminaires) sur des questions concernant le sens de notions comme le corps, la personne, autrui, le travail et la dignité humaine.
Sous la direction d’Eric Delassus et Sylvie Lopez-Jacob, il a publié plusieurs ouvrages :
– le 25 Septembre 2018 intitulé ” Ce que peut un corps”, aux Editions l’Harmattan.
– un ouvrage publié en Avril 2019 intitulé «La philosophie du bonheur et de la joie» aux Editions Ellipses.
Il est également co-auteur d’un dernier ouvrage, sous la Direction de Jean-Luc STANISLAS, publié le 04 Octobre 2021 chez LEH Edition, intitulé « Innovations & management des structures de santé en France : accompagner la transformation de l’offre de soins.
DECOUVREZ LE NOUVEL OUVRAGE PHILOSOPHIQUE
du Professeur Eric DELASSUS qui vient de paraître en Avril 2019