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Peut-on repenser le travail pour développer l’adaptabilité des structures de santé ? Denis BISMUTH plébiscite l’organisation apprenante.

Nouvel Article rédigé pour ManagerSante.com par Denis BISMUTH, membre de l’EMCC France (European Mentoring and Coaching Council) et animateur de la commission recherche. Il est Dirigeant du cabinet de coaching Métavision) et auteur de plusieurs ouvrages.*


N°5, Janvier 2021


 

 

Du choc de compétitivité au choc d’adaptabilité

La notion d’entreprise apprenante reçoit un écho de plus en plus important dans le monde du travail. Quelle est sa raison d’être dans l’ajustement en continu des façons de travailler et de produire de la santé professionnelle pour les soignants et du soin de qualité ? Quels espoirs suscite cette proposition et quelles opportunités laisse-t-elle entrevoir ?

Le travail change de forme

Traditionnellement ce qu’on appelle « le travail » c’est l’acte qui consiste à produire des biens et des services dans un temps donné et dans un lieu dédié :

On considère que l’infirmière travaille quand elle est à son poste et qu’elle pose des gestes techniques.  De la même manière, on considère que le programmeur travaille quand il est devant son écran, comme on considérait que l’ouvrier travaillait quand il était devant son établi.

Même s’il y a des divergences de point de vue entre l’exécution et les directions des entreprises, il existe un consensus implicite sur cette conception du travail comme étant « l’activité de production de biens et de services ».

Mais le médecin sur son poste, ou l’infirmière dans sa relation avec ses collègues ne fait pas que produire des gestes professionnels. Tous produisent aussi des interactions qui régulent l’activité, de l’intelligence collective et de la connaissance[1]. Mais chacun le fait d’une manière souvent invisible, impensée.

Quand le médecin accompagne une nouvelle recrue, l’administration considère-t-elle qu’il travaille ? ou bien considère-t-on que ce soit une activité qui se surajoute au travail ? Quand les personnels régulent des situations à la machine à café, ont-ils l’impression de travailler ? ou bien y a-t-il consensus pour dire que ce n’est pas du travail ? Bien souvent, une fois le café fini, on entend : « bon ! je retourne au travail ». Comme si le fait de penser ensemble son travail n’était pas du travail.

Cette intelligence que produisent les opérationnels est aussi du travail, c’est généralement une ressource encore trop peu valorisée.

Les travaux du sociologue François Dupuy sur le management[2] semblent indiquer que plus l’entreprise est contrôlée par un management directif moins l’activité est sous contrôle. Autrement dit : plus les opérationnels sont dépossédés de la légitimité à s’auto réguler, à produire leurs conditions de travail, à penser leur travail, moins l’ensemble du système ne peut se perpétuer.

Aujourd’hui, poussé par les nouvelles technologies et les exigences de la crise sanitaire, on ne sait plus définir d’une manière aussi précise ce qu’est le travail, quand est-ce qu’on travaille ou qui est légitime pour décider ce qui est du travail et ce qui n’est pas du travail. Ce flou dans la définition du travail représente un défi important en terme RH (Ressources Humaines). Mais c’est aussi une opportunité de se libérer de cette conception du travail comme étant une activité bien définie, liée à un espace dédié dans un temps dédié.

Il se trouve qu’aujourd’hui, ou les ressources se raréfient et que le monde change rapidement, on n’a plus trop les moyens de laisser se perdre cette intelligence produite par l’activité professionnelle. Produire des biens et des services ne suffit plus à assurer la pérennité de l’activité. Il est nécessaire de produire de la compétence.

Étendre le territoire de la notion de travail

Et si travailler c’était davantage que la production des biens et des services ? Si travailler c’était aussi produire des compétences ?

Reconfigurer le travail

Ce qui compte ce n’est pas de faire varier le temps consacré au travail, mais ce qu’on fait quand on travail : ce qu’est le travail. Il est peut être nécessaire de procéder à une redéfinition qualitative du travail.

Comme l’illustre l’étude récemment publiée [3], ce n’est pas le temps de travail qui va varier dans les temps futurs, mais la manière dont les différentes activités qui le constituent doivent s’agencer.

 

On peut faire l’hypothèse que c’est parce qu’on reste dans une conception traditionnelle du travail que nous avons du mal à ajuster nos façons de travailler à ces changements inéluctables.

On constate aisément qu’à chaque fois qu’apparait une nouvelle technologie, le travail est questionné, certains métiers disparaissent, d’autres émergent. Ces bouleversements accentuent les inégalités et les souffrances. Ces changements sont d’autant plus cruciaux aujourd’hui que l’Intelligence Artificielle est en train de réaliser un holdup sur tâches intellectuelles semblable à celui que la machine en son temps a produit avec le travail de force : Nous débarrasser des tâches ingrates, tout en créant un peu plus d’inégalité pour des populations ayant du mal à s’adapter : l’illectronisme d’aujourd’hui remplace l’illettrisme d’hier.

Il est loin le temps où l’on avait un métier pour la vie construit autour d’une compétence acquise en formation initiale. On le voit dans les métiers en forte tension de changement comme les métiers du digital ou des nouvelles technologies, les connaissances ont une durée de vie très courte. L’obsolescence des compétences n’a d’égale que celle de nos produits ou de nos techniques.

Etre réactif ou être proactif ?

Le chômage, la formation peuvent apparaitre comme des tentatives de réguler le système et d’accompagner les changements. Mais l’investissement dans ces mesures sociales ne semble pas toujours efficace. La difficulté vient souvent du fait que les mesures correctives comme le reclassement par la formation ou l’indemnisation du chômage, sont prises « en réaction », une fois que « le mal est fait ».Une fois que d’une manière silencieuse les compétences du salarié sont devenues obsolètes.

Avec l’émergence de l’intelligence artificielle (IA), la question de la refonte de notre conception du travail vient de nouveau frapper à la porte de l’organisation sociale en réclamant sa transformation.

Les mesures sociales qui sont prises en réaction à ces bouleversements ont beaucoup de mal à réduire durablement ces inégalités : Beaucoup de travailleurs se retrouvent hors-jeu du travail pendant que par ailleurs certaines entreprises ont du mal à trouver sur le marché les compétences qui leur sont indispensables.

Ces difficultés d’adaptation sont souvent dues aux difficultés d’ajustement des compétences : Trouver les bonnes personnes à mettre au bon endroit, préparer les acteurs d’aujourd’hui aux compétences de demain.

Intégrer le développement de compétences à l’activité professionnelles

Une certaine conception financière et rentabiliste du travail conduisent certaines administrations d’institutions à pousser chacun à travailler plus, être plus rentable, plus efficace pour réduire les coûts. Mais si, à très court terme, cela semble effectivement réduire les coûts, on peut anticiper le surgissement de nombreuses conséquences en termes de santé professionnelle des personnels soignants : un épuisement, une démotivation des personnes. Mais au-delà de cela, cantonner les personnels à une exécution toujours plus rentable a un effet désastreux sur leurs opportunités à se renouveler et leur capacité d’adaptation On sait bien que les principaux freins au progrès en entreprise sont les difficultés d’apprentissage et d’adaptation des salariés.

Une entreprise qui se contente aujourd’hui de produire des biens et des services sans produire les compétences nécessaires au travail, risque de se retrouver très vite dépassée et ses salariés inemployables.

Dans une entreprise en mutation continue, travailler ce n’est pas seulement produire des biens. Travailler c’est aussi produire de la connaissance et de la compétence. Produire de la compétence pour soi mais aussi pour l’entreprise ou le métier. On ne peut pas vouloir l’extraordinaire évolution des techniques et des outils d’intervention sans penser en même temps la capacité du personnel à les intégrer.

Reconfigurer le travail en intégrant l’apprenance comme une part de l’activité professionnelle est un défi semblable à celui que fut la refonte de l’organisation du travail pendant l’ère industrielle : comment repenser la chaine de valeur du travail en intégrant l’activité de développement des compétences.

L’opérateur technique qui lit la documentation d’une nouvelle machine en rentrant chez lui dans le métro, est-il au travail ? est-il en train de se former ? de travailler ?

Le médecin qui explique une nouvelle technique à l’interne est-il en train de travailler ou de former ?  Et en même temps de s’auto-former en formant les autres ?

Ne sont-ils pas tous, « l’air de ne pas travailler », en train de contribuer à la fructification du capital de compétence de l’institution ?

La durabilité du travail implique nécessairement qu’y soit intégré la respiration de l’apprenance.

L’émergence de propositions comme l’entreprise apprenante sont les indicateurs de cette tendance à refonder le modèle du travail. Le travail doit impérativement devenir apprenant pour le salarié afin qu’il puisse ainsi gérer d’une manière pragmatique son employabilité et ses compétences. Mais cela ne suffit pas : le travail doit impérativement devenir apprenant pour l’entreprise. Le travail apprenant est un moyen de colmater les déperditions d’intelligence qui se produisent en permanence dans ces périodes de mutation quand un salarié ou une équipe se confronte à un problème et le résous, ou à chaque fois qu’un acteur se trompe, bricole une idée, une invention, transgresse un processus pour s’adapter, invente crée, ou encore à chaque fois qu’un vieux salarié s’en va avec son expérience personnelle sans la transformer en des compétences transmises et partagées par tous.

Apprendre doit impérativement faire partie de la conception de la production. Rendre une entreprise apprenante ce n’est pas bricoler des processus de formation pas chers en faisant réaliser les actions de formation à ses salariés pour économiser des frais de formation. C’est organiser le travail pour qu’il produise autant des biens et des services que des compétences.

Une révolution est aussi indispensable dans la formation[4].

L’idéologie rentabiliste qui consiste à faire pression sur les opérationnels pour qu’ils soient toujours plus productifs, produit de la souffrance et du désengagement de leur part. Mais au-delà de ce désengagement et cette souffrance, c’est la surchauffe du moteur du travail qui met en danger la capacité de renouvellement des individus et des organisations. Une fuite en avant économique réellement dangereuse. Enfermer le travail dans une conception productiviste pure c’est prendre le risque à moyen terme de voir les individus et les organisations ne plus pouvoir se perpétuer, se survivre.

La loi de 2014 sur la formation en situation de travail nous incite à repositionner l’apprenance comme une part non-négligeable de l’activité professionnelle. On ne peut plus clairement distinguer ce qui est le travail et ce qui est l’apprenance dans une société en mutation. J’apprends quand je travaille et je travaille quand j’apprends et j’apprends aussi quand je forme les autres.

Le choc de compétitivité rêvé par François Fillon[5] et repris par d’autres, se heurte actuellement au même obstacle que le rêve des 35 H : On ne peut créer un choc de compétitivité que si on crée un choc d’adaptabilité. Mais aucun choc d’adaptabilité ne peut s’envisager sans le développement des capacités d’apprentissage des salariés d’une organisation.

Vers l’entreprise apprenante

Le phénomène de mode de l’entreprise apprenante est en soi un signal fort de cette nouvelle demande sociale d’intégrer le développement des compétences au travail[6]

La proposition de l’entreprise apprenante va au-delà du simple projet de développer ponctuellement des méthodes nouvelles d’apprentissage toujours moins chères, il s’agit bien de rendre toute l’organisation apprenante[7].

 

Le choc d’adaptabilité ne pourra se faire que si l’on institue l’apprenance dans le travail, si apprendre devient une part de l’activité professionnelle. On ne pourra se situer dans un changement durable que si le travail est organisé pour produire de la compétence, que si le contrat de travail porte aussi sur la production de compétence.

 


Pour aller plus loin : 

[1] Bismuth D.: Prescription re-prescription et apprenance.   

[2] Voir en bibliographie la série d’études sociologique de F. DUPUY :

[3] F.Pellerin, ML. Cahier :  Organisation et compétences dans l’usine du futur : Vers un design du travail ? edition : la fabrique de l’industrie 2019

[4] voir le texte  Formation : une révolution copernicienne est-elle en marche ?

[5] François Fillon Premier ministre de 2007 à 2012

[6] Bismuth D. a quoi servent les modes managériales ?  

[7] Bismuth D: Faire de son entreprise une organisation apprenante 

Dupuy F. 2011 Lost in Management. La vie quotidienne des entreprises au xxie siècle, Seuil,

Dupuy F 2015. La faillite de la pensée managériale. Lost in management 2, Seuil,

Dupuy F 2020 On ne change pas les entreprises par décret. Lost in management 3, Seuil

Pellerin F., ML. Cahier :  Organisation et compétences dans l’usine du futur : Vers un design du travail ? edition : la fabrique de l’industrie 2019

 

 


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Nous remercions vivement Article rédigé par Denis BISMUTH, membre l’EMCC France  et animateur de la commission recherche de l’European Mentoring and Coaching Council (fédération de coach). Il est Dirigeant du cabinet de coaching Métavision) et auteur de plusieurs ouvrages.,  pour partager son expertise professionnelle pour nos fidèles lecteurs de ManagerSante.com


Biographie de l’auteur : 

Denis BISMUTH est membre et  Animateur de la commission recherche de l’European Mentoring and Coaching Council  EMCC France (fédération de coach).
Dirigeant du cabinet de coaching Métavision depuis 2000, il accompagne des grands groupes industriels comme des PME et des entreprises du secteur social qui font le choix de faire évoluer leurs pratiques managériales dans  le sens d’une responsabilisation des acteurs. Il a développé une modalité de professionnalisation par la supervision :
les groupes de coprofessionnalisation© qui lui permettent de superviser le management intermédiaire, les coaches et les dirigeants.
Spécialisé dans l’Audit d’entreprise et de centres  de formation innovants il les accompagne dans leur transformation vers une organisation apprenante.
Il est également auteur de nombreux articles publiés dans l’excellente revue HBS (Harvard Business Review)

 


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Denis BISMUTH

Directeur de l’innovation pédagogique chez Isokan Formation

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