N°15, Mars 2020
Frédéric SPINHIRNY est Philosophe, Directeur des Ressources Humaines chez Hôpital Necker-Enfants Malades, Rédacteur en Chef de la Revue Gestions Hospitalières et ancien élève de l’École des Hautes Études en Santé Publique.
Il a publié plusieurs essais de philosophie aux Editions Sens&Tonka (« Hôpital et modernité : comprendre les nouvelles conditions de travail », l’Eloge de la dépense (2015) et l’Homme sans politique (2017).
Son prochain essai paraîtra aux éditions Payot le 25 Mars 2020, intitulé «Naître et s’engager au monde : pour une philosophie de la naissance ».
Dans la première partie de notre questionnement, nous avons pu traduire les arguments fréquemment évoqués par les managers à l’hôpital pour créer l’adhésion du personnel. Ce qu’il ressort de la littérature managériale, c’est l’existence de situations dans lesquelles le consentement du personnel n’est pas recherché véritablement, mais induit voire imposé. De ces faux consensus, extrêmement coûteux à moyen terme et alimentés par une culture de l’intimidation encore très présente à l’hôpital, de nombreux auteurs ont pu dégager des règles de fiabilités dans les prises de décisions. De ces règles et de l’observation de pratiques sociales vertueuses, nous essayerons de déterminer si un modèle de management propre à l’hôpital est possible.
Partager le sens d’un projet
Répondons désormais à nos interrogations. Il transparaît de notre analyse que nous sommes confrontés à un problème de fond, à savoir la capacité à produire un discours cohérent, sensé et compréhensible, pour emporter l’adhésion et le consentement d’une communauté. A l’heure des nombreuses transformations, c’est un enjeu crucial.
Un manager parle avec ses croyances, ses convictions, mais il peut présenter ses arguments comme vrais, alors qu’ils sont discutables. Qu’ils soient discutables c’est tout le problème de la possibilité du consentement. Nous pourrions croire désormais que la parole publique est cantonnée à l’opérationnel, tout comme il est souvent affirmé que la politique s’est transformée en discours de gouvernance.
Jacques Rancière rappelle cette métamorphose constatée depuis les années 80, où la technique a remplacé la promesse :
[…La politique de la promesse] prenait fin comme voyage clandestin vers les îles d’utopie, elle s’identifiait désormais à l’art de conduire le navire et d’épouser la vague, au mouvement naturel et pacifique de la croissance {…] Séculariser la politique comme se sont sécularisées toutes les autres activités touchant à la production et à la reproduction des individus et des groupes ; abandonner les illusions attachées au pouvoir, à la représentation volontariste de l’art politique comme programme de libération et promesse de bonheur. Concevoir un exercice du politique synchrone avec les rythmes du monde, le bruissement des choses, la circulation des énergies, de l’information et des désirs : un exercice politique entièrement au présent, où le futur ne serait plus que l’expansion du présent, au prix, bien sûr, des disciplines et des dégraissages nécessaires. Telle est cette temporalité nouvelle à laquelle les esprits réalistes nous voyaient maintenant accéder »[1].
Car finalement nous sommes face à un problème politique : en démocratie, dans un hôpital public où nous nous devons d’associer le plus grand nombre et respecter les souhaits des individus, comment commander ? Car prendre une décision collective soulèvent le paradoxe que le même individu est à la fois l’agent d’une action et la matière sur laquelle s’exerce cette action. Alors il parait inenvisageable qu’un manager puisse prendre appui sur des arguments qui déséquilibrent cette modalité de prise de décision, certes plus lente car le temps de la concertation n’est pas celui de l’urgence.
De plus, toute forme de promesse n’est pas morte avec l’avènement de l’économie. Nous nous appuyons tous sur des mythes plus ou moins rationnels, le progrès par exemple ou sur des conceptions anthropologiques propres à notre parcours biographiques (on fait plus ou moins confiances à ses collègues, à ceux « d’en haut » ou ceux « d’en bas »). De nombreux auteurs, comme le philosophe Buyng-Chul Han dans Le parfum du temps[2] ou le psychanalyste Roland Gori[3], décrivent notre malaise devant la crise de la narration qui se cache derrière notre incapacité à reprendre la parole pour fonder une histoire commune.
Pour le premier, nous ne savons plus parler de l’essentiel et nous nous perdons dans des détails insignifiants :
« Le narrateur s’arrête longtemps au plus petit et au plus insignifiant des événements parce qu’il n’est pas capable de faire la différence entre ce qui est important est ce qu’il n’est pas. La détemporalisation va causer la disparition de toute tension narrative. On a plutôt une énumération qu’une narration. Les événements ne se concentrent pas pour former une image cohérente. Cette incapacité de synthèse narrative, c’est-à-dire de synthèse temporelle, suscite une crise identitaire. Le narrateur n’est plus capable de rassembler les événements autour de lui. La dispersion temporelle détruit tout rassemblement. Le narrateur ne trouve aucune identité stable. ».
Pour le second, nous ne savons plus constituer une expérience et raconter une histoire car l’évolution des forces productives a progressivement « éliminé le récit du domaine de la parole vivante ». Nous ne sommes plus gouvernés par le récit mais par une parole réduite à l’information qui prétend être vérifiable : « tel est le coup de force d’une information qui prétend dire le vrai sur le vrai, prétend être objective, vérifiable et validé ».
Cette évolution dans nos pratiques se mesure précisément dans le manque de sens (signification et orientation) des projets engagés. Il est désormais trop fréquent de ne pas saisir la justification d’un projet, de ne pas entendre les raisons qui le soutiennent. Ne plus savoir raconter une histoire est peut-être ce qui fait le plus défaut dans le management. Et ce n’est pas une question de formation pour les managers. C’est une question de culture. Chaque personne qui prend une décision pour d’autres doit renouer avec l’art de faire avec les inconciliables. Car le management ce n’est pas l’exercice du pouvoir. Celui-ci est trop lié au contrôle et aux pratiques de domination qui sont l’apanage des mauvais managers.
Malgré ce lieu commun présent dans la littérature managériale, c’est pourtant souvent encore ce modèle qui est présent : le réel est imposé, les discussions considérées comme des étapes formelles (il faut montrer que tant de réunions ont eu lieu, feuilles de présence en guise de preuve). Toutefois, peut-on vraiment manager autrement ?
Pour une contre-culture managériale à l’hôpital public
Nous sommes confrontés à cette recherche d’un management équilibré et partagé par tous. Jusqu’à présent, changer les organisations plutôt qu’adopter des règles de fiabilité fait partie de la culture managériale décrite par Christian Morel dans le second tome de son essai sur les décisions absurdes[4].
En effet, ses propos conclusifs appellent à développer une contre-culture face à la pensée classique du management. Celle-ci est composée de diverses croyances qu’il s’agirait de corriger ou, à tout le moins, d’amender pour élaborer des « métarègles de la fiabilité?». Les préceptes de la pensée managériale classique sont révisés dans le sens de plus de souplesse, et l’organisation qui parviendrait à mettre en œuvre ces métarègles améliorerait son fonctionnement. La conclusion de Morel propose de réviser nos jugements sur les principes qui fondent une prise de décision et notamment dans des secteurs de pointe ou à fort risque. L’auteur promeut surtout la formation aux facteurs humains (psychologie, sociologie, approche culturelle, etc.), peut-être pour contrebalancer les schèmes homogènes de la rationalité managériale.
Pour reprendre notre analyse : inventer le réel plutôt que de l’imposer. C’est une contre-culture qui repart des connaissances de l’homme et de ses doutes, pour ne pas rester aveuglé par l’obsession de la méthode.
En d’autres termes, la science de gestion ne doit pas être une application systématique au contexte, mais malléable, plus souple, auto-réflexive et ainsi se réinventer sans cesse, car, comme le rappelle Descartes, «ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, le principal est de l’appliquer bien[5]».
Concrètement, le manager doit pouvoir endosser un rôle de pédagogue, comme l’évoque Loïc Roche dans son ouvrage sur le Slow Management, afin de diffuser une culture managériale fiable à l’ensemble de l’exécutif. Encore une fois, nous entendons par exécutif, l’ensemble des directeurs, leurs adjoints, cadres administratifs, techniques, logistiques, mais aussi cadres de santé et médecins chefs de service. Ce rôle de pédagogue nécessite un temps long, de compréhension des choses, d’appréciation des comportements, afin de ménager sa monture, comme l’étymologie du mot manager le rappelle. Car de nombreux dysfonctionnements subtiles, invisibles au première abord et sans entretien, proviennent, non pas d’éléments extérieurs faciles à mesurer et donc à accuser, mais de biais cognitifs qui réduisent notre capacité à prendre des décisions justes, comme nous l’avons vu.
Nombre de ces biais compliquent les relations entre agents, freinent les décisions cohérentes, ou empêchent les remontées de dysfonctionnements par peur des sanctions ou des représailles. Pour le sociologue, ces phénomènes sont constatés dans la plupart des organisations complexes, a fortiori à l’hôpital. Il en appelle à l’intelligence des dirigeants pour assumer un changement de mentalité afin de permettre une véritable culture de la haute fiabilité de l’action quotidienne.
Pour cela, il s’agit de retrouver un talent de la narration pour parler à tout le monde, au moment même où la parole entre dans l’ère du soupçon, où le discours est décrédibilisé, démonétisé. S’en tenir à des préceptes à la fois simples et implacables pour retrouver un peu de crédit, en gardant à l’esprit que seul le maintien dans le temps et la permanence de cette éthique pratique quotidienne, assure à l’orateur un regain de confiance.
Il s’agit de ne plus instrumentaliser les mots pour obtenir un avantage individuel, car une grande part des conflits naît uniquement d’un mauvais usage du vocabulaire ou de l’emploi d’un ton ambigu. De plus, la perte de sens est ressentie quand l’agir devient le seul but, même sans objectif ou lorsque la direction donne des objectifs trop larges, et vagues. Bref, de la clarté avant toute chose.
L’hôpital public est un lieu de résistance au sens physique du terme : l’adhésion n’aura lieu qu’en consolidant des manières de résister, en dessinant des limites. Car ce sont ces limites, qui mettent en avant le besoin de l’autre comme garant de la reconnaissance. Christian Morel propose cette contre-culture managériale :
« notre culture est caractérisée par la priorité donnée à l’action rapide, alors que la haute fiabilité exige davantage de réflexion à travers le débat contradictoire, les retours d’expérience, la formation aux facteurs humains, la capacité à renoncer. Notre culture est imprégnée de l’idée que les erreurs doivent être sanctionnées et que les règles n’ont pas à être questionnées, alors que la culture juste de la fiabilité préconise la non-punition et le débat sur les règles. Notre culture est centrée sur le rôle du chef et la valorisation du consensus, alors que les fondamentaux de la fiabilité mettent l’accent sur la collégialité et les dangers des faux consensus ».
Nous constatons également qu’il ne faut pas chercher le nec plus ultra mais que certains solutions intermédiaires, imparfaites ou seulement satisfaisantes se révèlent souvent plus sûres et performantes que l’optimisation tant répétée.
Définir un modèle managérial propre à l’hôpital
Difficile de dégager un terme adéquat pour l’hôpital public. Le management hospitalier est trop large et peut s’apparenter au New Public Management tant décrié dans les administrations. Un Care management peut être défini au cœur des pratiques soignantes mais ne constitue pas en tant que telle une théorie de la prise de décision pour l’hôpital.
Alors nous proposons un low management, qui englobe ces aspects inspirés du soin, mais aussi qui fait écho au slow management, trop peu appliqué, tout comme aux modes de gestion dits « doux », mais nous savons qu’en conservant le terme anglais, cela évite les allusions morales. C’est une pratique managériale dite de « basse intensité » qui réduit les pratiques de domination, et diminue, comme un soft power, les modalités de contrôle pour des agents qui demandent de moins en moins à être gouvernés dans leur quotidien, préférant l’autodétermination dans les limites de ce qui est praticable à l’hôpital[6].
Le rapport 2018 sur la Qualité de vie au travail, réalisé par la Fédération Hospitalière de France, pose avec justesse la question des spécificités et des outils propres au management en santé.
Cette définition s’appuie sur la démarche participative nécessaire dans un environnement très complexe avec une grande variété de métiers, puis sur une analyse du care, « comme éthique managériale, définie comme une culture organisationnelle poussant les professionnels à prendre soins d’eux-mêmes et de leurs collègues, autant que des patients, [améliorant] la QVT des soignants en contrecarrant les effets néfastes de l’intensification du travail »[7].
Car nous ne pouvons éviter de constituer un management propre à l’hôpital sans s’inspirer du domaine dans lequel il s’exerce, à savoir le soin. Il existe ainsi une autre bordure à appréhender à l’hôpital, notamment pour mesurer le jugement des décisions collectives prises autour du soin et des données théoriques que nous pouvons en retirer.
D’un point de vue institutionnel d’abord, la complexité de l’hôpital réduit la capacité à changer les choses. Par exemple, il apparait que la gouvernance entre les tutelles et les établissements de santé est limitée par ce que Jean-Claude Moisdon appelle le « paradoxe de la boîte noire ». Pour ce spécialiste des sciences de gestion, les régulateurs des soins (ARS, Ministère) ne se mêlent pas de l’organisation interne aux établissements, jugée très complexe. Par conséquent les outils de suivi élaborés par ces acteurs loin du terrain, restent trop synthétiques pour que les établissements puissent véritablement se réformer.
Nous comprenons également que des crispations se produisent autour de thématiques trop complexes pour qu’elles puissent être correctement appréhendées en dehors des aspects techniques : méthodologie de la tarification à l’activité par exemple, aspects éthiques, prise en charge de pathologie, causes réelles de l’absentéisme, conséquences de telles mesures institutionnelles, etc. D’un point de vue plus médical, les recherches récentes montrent que malgré l’avancée de la science, les diagnostics comprennent une part d’aléas et dépendent étroitement du médecin qui les pose.
C’est ce que constate le prix Nobel d’économie, Daniel Kahneman lorsqu’il étudie la prise de décision[8]: même pour les experts ou les professionnels compétents, on retrouve des variations de jugement (des « bruits ») autour d’un même cas ou pour répondre à une même situation. Il faut donc réviser notre jugement sur la fiabilité des choix, même les plus techniques qui semblent obéir à des procédures neutres et impersonnelles. Car, enfin, rappelons que le soin n’est pas une science dure et qu’il faut conserver une approche éclairée par le doute et enrichie par l’échec. C’est ce que rappelle Matthew Crawford, en se référant à ce qu’Aristote nomme les arts « stochastiques » : « Un exemple en est la médecine. La maîtrise d’un art stochastique est compatible avec un échec éventuel dans la poursuite de son objet (la santé en l’occurrence). Comme l’écrit Aristote : il n’appartient pas à la médecine d’engendrer la santé, mais seulement de la promouvoir autant que possible. Les activités d’entretien et de réparation, qu’il s’agisse de véhicules ou de corps humains, sont très différentes des activités de fabrication ou de construction à partir de zéro »[9]. Et d’ajouter avec justesse : « L’expérience de l’échec modère l’illusion de la maîtrise ; dans leur travail quotidien, médecins et mécaniciens doivent appréhender le monde comme une entité qui ne dépend pas d’eux, et ils connaissent parfaitement la différence entre le moi et le non-moi. Être un « réparateur », c’est peut-être aussi une forme de cure contre le narcissisme ».
Le management devient donc ici une véritable disposition éthique, remis au goût du jour afin de se dégager des complexités nouvelles, et des enjeux actuels de proximité avec le personnel qu’il soit administratif, technique, logistique, soignant ou médical. Nous rejoignons ici Alain Caillé et Jean-Edouard Grésy, dans leur essai La révolution du don, le management repensé à la lumière de l’anthropologie[10]. Ceux-ci démontrent que les principales difficultés du manager se trouvent dans l’instabilité organisationnelle qui empêche le dialogue et l’expression de la gratitude, dans l’excès de normes et de formalisation qui réduisent les racines des initiatives individuelles (ce que notait également Christian Morel, qui a consacré le 3e tome de son analyse à ce sujet) mais également la culture d’évitement des conflits et la pratique de l’intimidation, très présentes en France.
Pour étayer leur démarche, les auteurs s’appuient notamment sur l’analyse de motivations qui engagent l’action des individus, sur les motifs d’adhésion. Précisément, le chercheur suisse Bruno Frey a défini les motivations intrinsèques et les motivations extrinsèques. « Les premières renvoient aux choses que nous faisons par plaisir, parce que nous avons simplement envie de les faire et aimons que ce soit bien fait. Si, au contraire, ce qui nous motive se trouve du côté des motivations extrinsèques, à savoir l’argent, le pouvoir ou le prestige en tant que tels, alors peu importe que nous les obtenions dans telle activité plutôt que dans telle autre. Le choix de l’activité ou du métier est indifférent. Les motivations intrinsèques, au contraire, sont liées à un type d’activité déterminée ». Par construction, il apparait judicieux de présenter un projet sous l’angle de la motivation intrinsèque, à savoir celle qui motive intimement les individus. En abordant un sujet à travers l’efficacité d’un processus ou le simple résultat financier, l’adhésion sera de pure forme, et les risques de démotivation ou de désengagement plus élevés.
Nous ne pouvons donc aborder une transformation à l’hôpital sans passer par une compréhension culturelle (les pratiques et l’histoire d’un service par exemple) qui nécessite un temps certain de discussion, très difficile à établir dans une vision pressée et court-termiste des choses. Pourtant c’est le cœur de notre sujet. Celui qui croit savoir et ne supporte pas les remises en cause, tendra à réduire l’incertitude, maintenir le contrôle des événements et à imposer sa vision d’un projet.
Pourtant, une démarche plus expérimentée consiste précisément à se désister des positions de pouvoir pour œuvrer uniquement dans le sens de la pérennité de l’établissement.
Il s’agit alors d’adopter une disposition de « mentalité élargie », telle qu’Hannah Arendt la définit : « Les modes de pensée et de communication tyranniques ne tiennent pas en compte des opinions d’autrui alors que c’est cette prise en compte qui est le signe de toute pensée strictement politique. La pensée politique est représentative. Je forme une opinion en considérant une question donnée à différents points de vue, en me rendant présentes à l’esprit les positions de ceux qui sont absents ; c’est-à-dire que je les représente. Plus les positions des gens que j’ai présentes à l’esprit sont nombreuses pendant que je réfléchis sur une question donnée et mieux je puis imaginer comment je sentirais et penserais si j’étais à leur place plus fort sur ma capacité de penser représentative est plus valide seront mes conclusions finales mon opinion c’est cette aptitude à une mentalité élargie qui rend les hommes capables de juger »[11].
Les transformations comme défi du management à l’hôpital
Pour conclure : et si les transformations actuelles étaient l’illustration de notre réflexion et pouvaient aussi servir d’exemples pour réussir à améliorer l’hôpital ? Car aujourd’hui il est impossible d’échapper au mot « transformation » lorsque l’on évolue dans une organisation de travail. C’est le dernier né d’une famille de mots semblables, abandonnés au gré des modes ou, plus subtile, dès que son intention, sa cause finale pour reprendre le terme de la métaphysique d’Aristote, est démasquée.
Nous avons donc connu « révision », « modernisation », « réforme », « changement », « projet », et le toujours usité « innovation ». La logique qui sous-tend l’emploi de ce vocabulaire est souvent binaire : le mouvement, le progrès, le dynamisme est bon par essence car il évoque l’agilité et la souplesse, qui sont des capacités physiques positives dans une économie comparée à une épreuve sportive.
Par contre, ce qui est statique, l’immobilisme, l’arrêt, la pause, sont vus comme mauvais en soi car contraire à la physique naturelle des choses. Il en découle régulièrement ce parti pris : c’est l’entreprise qui est agile, et l’institution (l’administration) qui est immobile, incapable de se transformer. Aujourd’hui, c’est la valeur d’adaptabilité du service public qui est mise en avant pour se conformer à la logique de la transformation. Car la transformation n’est pas une innovation pour l’administration publique.
Plus profondément maintenant, et au-delà de sa traduction juridique, nous remarquons que le vocabulaire de la transformation appartient au registre du passage plastique d’une forme à une autre, sur le modèle de la mutation observable dans la nature. Parler de transformation, c’est assimiler l’organisation à l’organisme biologique, pour reprendre la distinction qu’effectue Canguilhem dans « Le Normal et le Pathologique », qui précisait par ailleurs les limites de ce type d’analogie.
Mais l’analogie avec la nature est-elle correcte ? Peut-on se transformer en tout ? Cette manie du « trans » ne relève-t-elle pas d’un fantasme inadapté à la vie concrète ? Car la méfiance qui entoure le lexique du changement est bien connue : contrairement à la loi physique qui veut que « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme », toute transformation adoptée dans une organisation est souvent synonyme de réduction d’effectif ou de substitution de travail vivant par des automatismes techniques. C’est la raison pour laquelle « révision » et « réforme » ont été délaissées car rapidement interprétées comme « mise au rebut ». Celle de changement est suspectée désormais de réduire ce qui demeure identique dans tout projet en « résistance au changement », à la réaction, au conservatisme.
Pourtant, il s’agit de comprendre que les échecs des transformations sont souvent dus à la méconnaissance des mécanismes associés à l’identité culturelle d’une structure, c’est à dire à ce qui reste le même dans le changement. C’est principalement la force des institutions publiques que de demeurer fidèles à des valeurs partagées et identifiées par tous, même dans une transformation. Car le risque, en termes de discours, est de considérer que toute organisation peut se transformer à volonté, du jour au lendemain.
Il y a un temps à respecter et une forme adéquate à discuter. La critique principale de la transformation est d’ailleurs celle-ci : que la forme à adopter est toujours la même in fine, que le processus de transformation est systématiquement orienté vers l’externalisation, la privatisation, la restriction, etc. Il ne s’agit donc plus là de transformation mais de calibrage et de découpe standardisée, comme un patron en couture.
C’est un modèle, une structure, une forme, qui s’applique indifféremment à chaque organisation de travail. C’est une transformation en trompe l’œil car on connait déjà le résultat, imposé par un patron, au sens hiérarchique cette fois. C’est donc le réel qui surgit comme mode d’imposition. Et non d’invention, ou si on préfère, d’innovation. Or si l’on pense véritablement que, contrairement à la nature, une organisation de travail n’a pas de forme définitive pré-définie, c’est bien toute la noblesse de la société que d’échanger, par le dialogue, sur cette définition même. En appliquant la démarche d’une « mentalité élargie ».
Voilà pourquoi il ne faut pas forcément faire le procès de la transformation mais bien reconsidérer humblement son mode de discussion. C’est en comprenant où se situent véritablement le besoin et sa réponse, en favorisant l’échange autour des inadéquations constatées, qu’une organisation sera pérenne et donc la viabilité économique durable.
Pour aller plus loin :
[1] Jacques Rancière, Aux bords du politique, Folio essai
[2] Buyng-Chul Han, Le parfum du temps. Essai philosophique sur l’art de s’attarder sur les choses, Circé
[3] Roland Gori, La dignité de penser, Les Liens qui libèrent
[4] C. Morel, Les Décisions absurdes, t. 2, Gallimard, 2012.
[5] R. Descartes, op. cit.
[6] Nous renvoyons ici à notre analyse sur l’expérience d’hôpital libéré.
[7] FHF, Rapport sur la QVT, p55, 2018
[8] Daniel Kahneman, “Noise: How to Overcome the High, Hidden Cost of Inconsistent Decision Making”. Harvard Business Review, octobre 2016
[9] Matthew Crawford, Eloge du carburateur, La découverte.
[10] Alain Caillé, J-E Grésy, La révolution du don : le management repensé à la lumière de l’anthropologie, Point
[11] Hannah Arendt, La crise de la culture, Vérité et Politique.
Nous remercions vivement Frédéric SPINHIRNY, Directeur des Ressources Humaines chez Hôpital Necker-Enfants Malades et Rédacteur en Chef de la Revue Gestions Hospitalières , pour nos fidèles lecteurs de www.managersante.com
Biographie de l’auteur :
Frédéric SPINHIRNY est Directeur des Ressources Humaines chez Hôpital Necker-Enfants Malades, Rédacteur en Chef de la Revue Gestions Hospitalières . Ancien élève de l’École des Hautes Études en Santé Publique. Diplômé de l’Institut d’Études Politiques de Paris et titulaire d’une licence de philosophie. Egalement auteur de trois essais de philosophie aux Editions Sens&Tonka (« Hôpital et modernité : comprendre les nouvelles conditions de travail », l’Eloge de la dépense (2015) et l’Homme sans politique (2017). Son prochain essai paraîtra aux éditions Payot en mars 2020, «Philosophie de la naissance ».
Jean-Luc STANISLAS, Fondateur de managersante.com (photo à droite) tient à remercier vivement Frédéric SPINHIRNY (photo à gauche) pour partager régulièrement ses réflexions dans ses articles passionnants sur les innovations en stratégies managériales pour nos fidèles lecteurs sur notre plateforme d’experts.
[DERNIER OUVRAGE]
par notre expert-auteur, Frédéric SPINHIRNY :
Parution d’un nouvel essai en librairie, 23 Mars 2020, aux Editions Payot.
Présentation de son ouvrage :
Naître, est-ce forcément une bonne nouvelle ? Ne sommes-nous pas déjà trop nombreux ? Peut-on vraiment donner naissance dans un monde en ruine ? Sans compter le désir parfois contrarié d’enfant. Mettre un nouvel être au monde aujourd’hui ne va plus de soi. Nombreux sont celles et ceux qui remettent en question leur projet d’enfant. C’est que chaque nouveau-né dérange : le couple, le quotidien, mais aussi la communauté et l’environnement qui l’accueillent. Autrefois considéré comme miraculeux et spontané, cet acte est désormais soumis à une logique de contrôle. D’un côté, il est déterminé, mécanisé et médicalisé. De l’autre, la fatalité climatique assombrit tout projet tourné vers l’avenir. Impensé par une philosophie obsédée par la mort, il est urgent d’interroger et de dessiner les contours de cet acte qu’est naître et s’engager au monde afin de répondre aux défis de l’anthropocène.
Et suivez l’actualité sur www.managersante.com,
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