N°1, Janvier 2020
Nouvel article publié pour ManagerSante.com par François-Xavier FAURE (Consultant en management auprès des Organismes de Protection Sociale et des Etablissements de Santé)
Avec la révolution industrielle, s’est progressivement étendue la logique gestionnaire propre aux industries manufacturières. Peu à peu le taylorisme et son lot de démarches de rationalisation ont gagné les administrations, le secteur public et notamment les établissements de santé. La managérialisation galopante a transformé les Institutions en Organisations.
En prenant acte de ce constat, il convient de s’interroger sur le sens de ce devenir concernant l’organisation des acteurs de la santé.
De quoi parle t-on ?
En effet, les nombreuses démarches de rationalisation conduites ici ou là, dont l’objectif est souvent une baisse des coûts, sont menées dans la plupart des cas selon la logique d’une rationalité abstraite, technocratique et peu en phase avec le travail réel. Elles s’accompagnent, en outre, des charges supplémentaires pour fournir au pilotage des prises auxquelles s’agripper : les indicateurs.
Dans son dernier ouvrage, Thomas Coutrot, chef de département condition de travail et santé à la DARES (Direction de l’Animation de la Recherche, des Etudes et de la Statistique) s’interroge sur la perte d’autonomie croissante des personnes sur leur lieu de travail. La standardisation à outrance, souvent le fait de la digitalisation, n’épargne pas le secteur des soins.
“Ainsi le travail des infirmières est décrit en détail dans la nomenclature générale des actes professionnels infirmiers. Toute la journée elles doivent documenter leur activité en remplissant des tableaux pour nourrir des indicateurs”[1].
Les tâches administratives sont en augmentation constante au détriment du temps d’échange entre collègues et du temps consacré aux patients. Ce temps qui échappe à la mesure est pourtant nécessaire à la qualité des soins.
Ce simple fait, issu du quotidien d’un professionnel de santé, met en exergue la dialectique constitutive des organisations : le quantitatif et le qualitatif. Une tension expérimentée par chaque personne aux prises avec le travail concret.
Que privilégier ? La quantité ou la qualité ?
Dans les services de production, la plupart du temps, les collaborateurs regrettent de devoir trop souvent négliger la qualité de leur travail pour satisfaire aux exigences de Chiffres. Une injonction dictée par les tableaux de bord de l’entreprise-tableur, davantage que par le souci du “travail bien fait”.
Si cette tension est largement expérimentée au plus bas de l’échelle, c’est parce que progressivement le quantitatif, ou l’esprit de quantité comme nous l’appellerons, a peu à peu pris le pas sur l’esprit de qualité. L’esprit de géométrie a effacé l’esprit de finesse dirait Pascal.
Attardons-nous quelques instants sur « l’esprit de quantité » :
L’esprit de quantité se caractérise principalement par les chiffres, la forme et le flux. Il mesure et comptabilise tout. Galilée disait que l’univers est écrit en langage mathématique et que les “caractères en sont les triangles, les cercles, et d’autres figures géométriques”[2].
Par cette affirmation il réduisait la réalité à une simple abstraction formelle. De la réalité concrète ne reste qu’une simple image : plus de son, plus d’odeur, plus de goût, plus d’histoire. Jean Vioulac souligne qu’ainsi s’accentue l’erreur originelle du projet philosophique occidental pointée par Guy Debord. Ce dernier reproche à la philosophie grecque “une compréhension de l’activité, dominée par les catégories du voir”[3]
Les formes Galiléennes sont désormais prisonnières du Web, dispositif qui projette et transmue tout le réel dans son apparence en le manifestant “sous sa forme visible et luminescente, détachée de tout ancrage corporel ou terrestre”[4].
Dans le monde de la virtualisation régi par la rationalité technique se retrouvent les trois composantes de l’esprit de quantité : la forme, les chiffres et le flux. Pour ce dernier, l’image n’est plus figée, l’écran est un support sur lequel s’affiche un flux numérique informe et incessant :
“En une semaine un homme se trouve confronté à plus d’informations que n’en absorbait un homme au XVIIème siècle pendant toute sa vie”[5].
Ce flux est rendu possible parce que toute réalité se traduit en lignes de codes composées de 0 et de 1. En effet, une fois que la réalité est abstraite en une simple idéalité formelle, sa consistance n’est plus qu’une simple forme qui est quantité, une res extensa dont on oublie qu‘elle est res (chose) et que l‘on considère comme une pure étendue : “cette abstraction de la forme se fait par quantification, et celle-ci est réduction à une mesure numérique qui, en dernière instance, est formulable de façon binaire : 0 et 1”[6].
Le codage permet l’échange d’information indépendamment du support : un même contenu passe d’un ordinateur à un smartphone sans altération et dans une quasi instantanéité. Il permet également le stockage d‘information, ce qui veut dire que le contenu informationnel devient autonome et affranchi de toute qualité nécessairement contenu dans la matérialité du support.
Une voix s’est élevée dans le monde anglo-saxon contre la sacralisation des chiffres. Ghislain Deslandes offre une recension succincte du livre de Jerry Muller : The Tyranny of Metrics dans une vidéo diffusée sur le Canal Xerfi [7].
Ce que nous constatons aujourd’hui, c’est que l’on considère que l’on atteint la “vérité des organisations” par les indicateurs de performance et que cela devient le seul critère de jugement. Il s’agit pour l’auteur de dénoncer les excès de “l’obsession calculocratique”, une obsession qui gagne même les hôpitaux.
Un exemple éloquent sur ces derniers illustre le propos : le ministère des affaires sociales en Angleterre avait décidé de pénaliser les hôpitaux dont le temps d’attente était supérieur à 4 heures. Rapidement les hôpitaux avaient redressé la barre. Or, pour faire baisser l’indicateur, certains établissements faisaient attendre les patients dans l’ambulance.
On arrive à de telles aberrations si l’on considère notamment :
- que les chiffres peuvent remplacer le jugement et l’expérience,
- que leur transparence rend une organisation plus sérieuse,
- que les professionnels sont motivés par l’argent, et donc
- que les chiffres sont une base objective fiable sur laquelle corréler les bonus.
L’esprit de quantité, caractérisé par la forme, les chiffres et le flux, s’accomplit dans la performance et l’efficacité. Même si l’efficacité est la capacité d’un système de parvenir à ses fins, toutefois l’efficacité se limite à une vision mécanique du travail. La rationalité qui la sous-tend, est construite sur le mode de la causalité simple.
Une cause produit un effet, et cela de façon mécanique. Pour identifier quelle cause produit quel effet, il est nécessaire de disposer d’un grand nombre d’informations pour y déceler les corrélations.
Ainsi, s’explique la croissance exponentielle d’indicateurs et chiffres à renseigner dans une organisation lorsque l’esprit de quantité s’impose. Les effets peuvent se traduire à deux niveaux :
- Le premier effet est le hiatus entre la représentation de la réalité et la réalité elle-même.
- Le second est que concevoir le monde depuis la rationalité abstraite peut rendre chacun des process plus efficaces, alors que l’ensemble l’est moins.
L’excès de formalisme entrave la performance globale.
Tout l’enjeu est alors de passer de la logique de l’efficacité à la dynamique de l’efficience. Ce passage se fait non pas en reniant tout ce qui est issu de la rationalité abstraite car, pour qu’une organisation fonctionne bien, il faut un minimum de formalisme, un minimum d’indicateurs et des processus bien définis.
Le poison est dans la dose et non pas dans la chose, il faut donc équilibrer l’esprit de quantité avec l’esprit de qualité.
Comment appréhender autrement « l’esprit de qualité » ?
Un directeur de Maison d’Accueil Spécialisée accueillant des personnes atteintes d’un handicap physique et moteur racontait l’anecdote suivante :
Alors qu’il se promenait dans les couloirs de son établissement il entend chanter une aide-soignante dans une chambre. Il entre dans la chambre et trouve l’aide-soignante en train de faire la toilette du patient tout en chantant. En commentant ce fait, il constatait que cet acte du quotidien, pour peu qu’il soit fait en respectant un minimum le bon sens et les savoir-faire du métier, est un moment éminemment qualitatif.
Toutefois, il serait insensé de créer un indicateur visant à dénombrer ce type d’événements. Un tel comportement ne peut être commandé, en revanche on peut créer les conditions pour qu’il advienne.
Apparaissent ainsi deux des trois propriétés de l’esprit de qualité : l’insaisissabilité et le don.
La notion du « don » dans l’esprit de qualité :
C’est, en effet, au nom de sa propre dignité que l’aide-soignante pourra offrir au patient la surabondance de son engagement. Elle ne le fera pas au nom du process ou d’une performance attendue.
Le don est la clé pour passer de la logique de l’efficacité à la dynamique de l’efficience. On peut considérer que la logique est dictée par la rationalité abstraite, quand la dynamique exprime le flux d’énergie dirigé vers une même finalité. Le don échappe au calcul.
On dira de quelqu’un que c’est un calculateur si on constate que son “don” attend un retour bien identifié. La logique du don indispensable à toute organisation est expliquée par Alain Caillé et Jean-Edouard Grésy dans leur ouvrage La révolution du don [8]. Ce livre s’appuie sur les recherches de Mauss consignées dans l’essai sur le don.
Pour Mauss le don suit un cycle à trois temps : donner – recevoir – rendre. Grésy et Caillé ajoutent un temps supplémentaire à ce cycle, ils proposent donc “une valse à quatre temps” pour reprendre le titre de la deuxième partie de leur livre : demander – donner – recevoir – rendre. La dynamique du don implique d’accepter le don et par conséquent de se reconnaître débiteur.
Entrer dans une logique comptable du don expose au risque de dégrader le don en calcul, ou bien d’en faire l’objet d’une négociation. “L’enjeu n’est pas d’être quitte, mais de chercher à rester en dette pour continuer à avoir envie, pour éprouver le désir de donner sans compter” [9].
Préserver le don au sein des organisations est un équilibre fragile. Il existe bien des possibilités pour travestir cette dynamique positive.
Dans la plupart des cas, on constate que c’est l’esprit de quantité qui prend le pas sur l’esprit de qualité :
- demander-donner-recevoir-rendre devient exiger-écraser-rejeter-solder ou bien
- attendre-retenir-profiter-perdre, selon notre position hiérarchique au sein de l’organisation.
Le don n’est pas superflu, il est nécessaire au bon fonctionnement des organisations. Quand tout devient affaire de chiffrage et de mesure, l’organisation est paralysée.
Dans les sports collectifs, une équipe devient performante quand chacun des joueurs sait “dépasser ses fonctions” : c’est-à-dire, lorsqu’un attaquant défend et qu’un défenseur monte soutenir ses coéquipiers.
Réciproquement, une entreprise dans laquelle les collaborateurs font “la grève du zèle”, c’est-à-dire que chacun se limite à ne faire strictement que ce pour quoi il est payé, celle-ci se rendra compte rapidement qu’elle ne peut fonctionner.
Tout l’enjeu est alors de reconnaître le don par un contre-don adéquat, mais aussi de permettre au collaborateur de donner ! Or, dans certaines organisations, ceux qui “exécutent” n’ont pas la possibilité de “donner” et “se donner”, pouvant devenir, alors, une source de mal-être bien souvent ignoré.
La troisième propriété de l’esprit de qualité est « la stabilité ».
L’esprit de qualité est stable, c’est-à-dire qu’il échappe au flux incessant et aux impératifs de mobilité et changement dictés par la société liquide postmoderne. Prendre le temps pour échapper aux dictats de l’urgence, conserver pour résister à l’obsolescence programmée, sont des prérequis pour laisser émerger un monde où l’esprit de qualité puisse éclore.
Pour conclure :
L’esprit de quantité est nécessaire au bon fonctionnement d’une organisation. Toutefois, il ne peut être exclusif et excessif. Le qualitatif doit trouver sa place. Créer les conditions favorables à l’émergence de l’esprit de qualité au sein des organisations, permet de passer de la logique de l’efficacité à la dynamique de l’efficience.
Une organisation efficiente met en œuvre un minimum de moyen pour un maximum de résultats. Or, cette efficience s’atteint par la capacité et la possibilité, pour chacun des acteurs au sein d’une organisation, de donner et se donner pour la raison d’être de celle-ci.
Trois pistes permettent d’y parvenir : remettre la question du travail concret au cœur des réflexions, affirmer la primauté des hommes sur les processus et les organisations, et enfin réhabiliter le rôle du manager de proximité.
Pour en savoir plus :
[1] Thomas Coutrot, Libérer le Travail, pourquoi la gauche s’en moque et pourquoi ça doit changer, Edition du seuil 2018, p. 39
[2] Christiane Chauviré, L’Essayeur de Galilée, Les Belles Lettres, p. 141
[3] Cité en Jean Vioulac, Approche de la criticité, philosophie, capitalisme, technologie, Puf 2018 p. 71
[4] Jean Vioulac, Approche de la criticité…, p. 241
[5] Jean Vioulac… p. 77
[6] Jean Vioulac, … p. 202
[7] vidéo diffusée sur le Canal Xerfi
[8] Alain Caillé et Jean-Edouard Grésy, La révolution du don : Le management repensé à la lumière de l’anthropologie, Edition du Seuil, 2014
[9] Idem… p 104
Nous remercions vivement François-Xavier FAURE (Consultant en management auprès des Organismes de Protection Sociale et des Etablissements de Santé), pour partager son expertise professionnelle pour nos fidèles lecteurs de www.managersante.com
Biographie de l’auteur :
François-Xavier FAURE est Diplômé de philosophie et management. Il exerce une activité de conseil en management au sein d’un cabinet spécialisé dans l’accompagnement de la performance des organismes de protection sociale et des établissements de santé.
A partir de son expérience de consultant, il porte un regard philosophique sur les enjeux qu’il rencontre sur le terrain. Ses réflexions portent notamment sur le travail, la performance, la qualité de vie au travail et la place des personnes au sein des organisations.
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Une réponse
Enfin du bon sens, ça fait du bien!
Merci pour cet article.