N°4, Juin 2017
On entoure souvent d’une aura prophétique un écrit qui donne un nom à ce qui n’en avait pas encore. Le livre de Marie-France Hirigoyen, Le Harcèlement moral : la violence perverse au quotidien[1], publié en 1998, ne visait pas seulement le monde du travail mais y déclenchât pourtant une véritable traînée de poudre. Une notion psychologique provoquait l’émergence civique d’un malaise profond dans les rapports de chacun d’entre nous au travail, mouvement que n’avaient pas réussi à déclencher aussi massivement les nombreux cliniciens et chercheurs français sur la question de la souffrance au travail.
La prise de parole publique et médiatisée de nombreuses « victimes », la création d’associations, la promulgation rapide d’une loi (7 janvier 2002 [2] ), demeurent une première dans l’histoire du droit du travail. Une loi au pénal signifiait avec force que toute une société était atteinte. Mais la logique pénale veut un délinquant ou un criminel et en face, une victime. Elle n’est pas construite pour les violences collectives. La théorie du harceleur pervers et de sa victime défaillante collait donc bien à la logique judiciaire.
Le malaise du salarié français dans le rapport à son travail s’appelât désormais « harcèlement moral » : Harcèlement à cause de la répétitivité mécanique des agissements, moral parce qu’il atteint ceux qui travaillent dans leur valeur personnelle et leurs valeurs collectives.
LA PLAINTE INDIVIDUELLE …
Nous fumes tous alors confrontés, à des degrés divers, à la prise en charge du patient «harcelé » : médecin généraliste dont le patient s’effondrait depuis l’arrivée d’un nouveau directeur, médecin du travail submergé par les plaintes signalant une organisation du travail traumatisante, psychiatre s’affrontant à « des persécutés au travail », juriste cherchant un cadre juridique à une « nouvelle » maltraitance.
Tous les salariés criaient alors : « Je suis harcelé ! ». Prouvez-le », leur disait-on. Insuffisance tragique de la seule plainte individuelle ! Du contenu de la plainte d’abord, centré sur la psychologie du couple pervers/victime. Du pouvoir d’action de cette plainte ensuite, depuis toujours, dans l’entreprise, signe de fragilité personnelle. La plainte individuelle est immédiatement renvoyée à l’histoire personnelle, aux difficultés intimes ou à un conflit de personnes. Dans la description de ses difficultés, le salarié fait l’impasse sur son travail, s’en tient mordicus à une histoire de personnes, de caractères, de méchanceté, de perversion.
EN LIEU ET PLACE D’UNE PLAINTE COLLECTIVE
La notion de harcèlement en renvoyant à une causalité due au fonctionnement psychique du manager pervers et de la victime fragile, fédère une vaste communauté du déni quant aux raisons profondes de l’aggravation de la souffrance au travail.
Car le phénomène se déploie dans une société française où la peur engendrée par l’ampleur du chômage croise les profondes mutations technologiques, tandis que le mouvement des Ressources Humaines se dote de tous les savoirs des sciences du comportement et que le repli syndical s’organise sur des revendications classiques, laissant les enjeux psychiques du travail de côté.
L’individualisation des performances organise, avec d’autres techniques de management, la dislocation des collectifs de travail. Une psychiatrie biochimique, comportementaliste et victimologique centre les soins sur l’individu uniquement. Le salarié français, peu averti de ses droits et de ses devoirs dans l’entreprise, préfère se dire victime de pervers narcissiques que s’interroger sur ses petites cécités quotidiennes, ses petits silences lorsqu’un « collègue » se fait malmener devant lui. Tous les ingrédients sont réunis pour que la souffrance au travail soit réduite à des conflits entre personnes.
LE HARCÈLEMENT MORAL, PARTIE APPARENTE DE L’ICEBERG SOUFFRANCE AU TRAVAIL
Avec la notion de harcèlement, la reconnaissance de la souffrance au travail s’engage alors dans des prises en charge médico-judiciaires, aboutissant à la seule notion de réparation. Dès 1996, une autre intuition clinique pousse des cliniciens de terrain à créer les premières consultations « Souffrance et travail »[3] . Cette intuition repose sur la perception chez les patients reçus, de tableaux cliniques inhabituels, d’une intensité féroce, tableaux de temps de guerre.
Les patients arrivent en état de sidération majeure, le regard effrayé et ne savent rien dire d’autre que : « Je suis harcelé. ». Certains arrivent avec les guides de management en vigueur dans les entreprises.
Pour les cliniciens qui sont psychothérapeutes et/ou psychanalystes, il est d’usage de laisser la réalité matérielle en dehors du traitement. Facile, puisque le travail est en forte résonance symbolique avec notre identité personnelle, notre histoire infantile, on le constate chez tous les patients. Si le salarié s’investit trop au travail, on peut émettre l’hypothèse qu’il a un besoin éperdu de reconnaissance non obtenue dans l’enfance. Le lien à l’autorité peut toujours être travaillé sous l’angle de la rivalité au père. Les identifications aux parents et donc à leurs métiers sont de bonnes pistes d’explications des situations d’échec professionnel.
Si un clinicien digne de ce nom sait que le type de décompensation ne dépend pas uniquement du travail mais en dernier ressort de la structure de la personnalité acquise bien avant la situation de travail, il n’en demeure pas moins évident que cette décompensation est une rencontre entre une organisation psychique spécifique et une organisation du travail spécifique.
On comprend que l’analyse des situations de souffrance au travail requière des savoirs pointus, croisés et pluridisciplinaires pour faire la part entre facteurs externes et facteurs endogènes.
Si la connaissance des structures psychiques et de leur ligne de faille nous apporte un précieux socle diagnostique, la méconnaissance des conséquences de l’assujettissement des corps dans l’organisation du travail serait lourde de conséquences.
– Peut-on dire à l’ouvrière qui souffre des 27 bouchons qu’elle visse par minute, que de par sa structure psychique, elle ne mérite que les postes déqualifiés où le geste est pauvre ?
– Peut-on dire au harcelé qui s’effondre à son poste, qu’il s’est prêté à cette maltraitance et qu’il aurait pu partir plus tôt, alors que démissionner lui fait perdre tous ses droits sociaux ?
– Les Françaises apporteraient-elles leur consentement pulsionnel à être payées 20 % de moins que les hommes à poste égal ?
Pour moi qui suis psychosomaticienne, comment ne pas m’interroger sur l’impact de ces organisations du travail sur le fonctionnement psychique ?
– Celui du salarié qui coupe l’aileron droit du poulet toute la journée dans un atelier agroalimentaire.
– Celui du cadre qui doit chercher tous les matins l’espace de travail, jamais le même, où il va créer des modèles. SBF. Sans bureau fixe.
– Celui de la secrétaire qu’on oblige à coller les timbres à 4 mm du bord de l’enveloppe en s’aidant d’une règle.
– Sur le cadre évalué à 360° [4] par tous ses supérieurs et ses collègues. Ses « collègues », vraiment ?
LA MÉTHODOLOGIE SPÉCIFIQUE DE L’ENTRETIEN AVEC LE PATIENT HARCELÉ
L’intensité de la souffrance des patients que nous rencontrons, l’ampleur des compétences et des énergies croisées qu’il faut mobiliser pour les soigner, l’intensité de l’attaque contre la notion de travail qui traverse leurs témoignages, nous oblige à sortir des pratiques professionnelles habituelles,.
Le premier entretien avec un sujet harcelé est chargé de visées multiples: rencontre avec le sujet, la forme et la gravité de ses symptômes, l’organisation du travail telle qu’elle est ressentie d’abord, mais aussi objectivée au travers des documents internes qu’il apporte avec lui, et en arrière fond, l’ébauche d’une stratégie thérapeutique.
Ces niveaux d’écoutes, intriqués, nécessitent concentration, formation spécifique sur l’organisation psychique individuelle et l’organisation du travail, sur les stratégies médico-juridico-administratives. Cette véritable investigation est un moment privilégié pouvant conduire le sujet, sur le mode cathartique, au décollement de l’histoire du travail dans son entreprise et de son histoire singulière, à la verbalisation des sentiments réprimés.
L’épreuve est certaine car l’entretien est long, le retour à une chronologie des événements laborieux, l’expression des affects douloureuse. L’épreuve est aussi celle du thérapeute, confronté aux puissants marqueurs psychiques qu’impriment les violences sociales dans la pensée et le corps du sujet.
Ainsi que le souligne Françoise SIRONI dans sa psychopathologie des violences collectives, ces patients ne souffrent pas de troubles psychiques au sens traditionnel du terme mais de traumatismes intentionnels, effets de pratiques organisationnelles qui veulent s’ ignorer malveillantes et/ou pathogènes.
Comment oublier que les pathologies spécifiques au travail sont des pathologies de la solitude prescrite ?
Voilà pourquoi le patient ne doit pas être mis en situation unique d’écoute neutre et bienveillante. Ecouter le vécu subjectif du salarié et le rapporter sans cesse à sa problématique personnelle revient à le rendre responsable de sa désaffiliation. A lui faire croire que ce qui lui arrive, vient de ce qu’il EST et non de ce qu’il FAIT. Ses souffrances sont aux confins de l’individuel, de l’organisationnel, du politique, du social. Imposer au salarié en souffrance au travail une théorie particulière équivaudrait à le maltraiter à nouveau par une grille d’analyse univoque.
Si le vecteur de la maltraitance est généralement personnifié par le salarié sous les traits d’un N+ quelque chose, la véritable force agissante est celle d’un système.
La focalisation sur le bourreau désigné fait malheureusement écran, en rapatriant la situation professionnelle vers un, toujours douloureux, mais « simple », conflit de personnes. Hors, rien n’est simple, justement. C’est bien l’intelligence et la logique de l’organisation du travail sous-jacente auxquelles adhère le salarié et sa hiérarchie, qui agit de manière aussi efficace.
C’est bien cette intelligence formelle qu’il s’agira de déconstruire pour que le patient se saisisse de l’intention et des raisons de son efficacité. Les déstabilisations organisationnelles sont mises en actes par des techniques bien spécifiques visant l’engagement corps et âme du salarié dans son travail.
Il s’agit d’écouter le patient, d’être à ses côtés. Pas de son côté, mais à ses côtés. C’est ainsi qu’il va, tout au long d’un entretien durable, refaire son parcours professionnel, renouer avec son rapport au travail pour enfin entrer dans la chronologie de la dégradation de ses conditions de travail.
Parce qu’il n’a probablement que trop interprété la situation comme étant de sa responsabilité, ou de celle d’un persécuteur désigné, il faut revenir vers la dimension de l’historique de l’entreprise, des modifications de l’organisation du travail….
La suite de cet article le mois prochain…
Notes :
[1] Editions La Découverte et Syros, Paris.
[2] Code du travail :Article L1152-1Aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel.
Code Pénal : LOI n°2014-873 du 4 août 2014 – art. 40 Le fait de harceler autrui par des propos ou comportements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel, est puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 € d’amende.
[3] CASH de Nanterre, Marie PEZE. Hôpital Raymond Poincaré de Garches, Docteur Marie-Christine Soula. CHIC de Créteil, Docteur Nicolas SANDRET.
[4] Technique apparue aux USA, l’évaluation à 360°, appliquée en France depuis une bonne dizaine d’années, a pour principal objectif de fournir à une personne exerçant des fonctions d’encadrement un « feed-back » sur la manière dont son style de leadership est perçu par : lui-même (auto évaluation), son supérieur hiérarchique, ses collatéraux et ses collaborateurs (entre 4 et 6 et dans certains cas, jusqu’à 10). L’« évalué » commence par remplir un questionnaire très pointu et centré sur lui-même, rempli aussi par son supérieur, ses pairs, ses N-1…, voire parfois certains de ses clients ou fournisseurs. Basée sur un strict anonymat, l’évaluation à 360 ° peut être utilisée individuellement ou collectivement, lorsqu’un groupe de cadres responsables souhaite améliorer son style de management.
Nous remercions vivement notre spécialiste, Marie PEZE , psychanalyste et docteur en psychologie, ancien expert judiciaire (2002-2014), est l’initiatrice de la première consultation « Souffrance au travail » au centre d’accueil et de soins hospitaliers de Nanterre en 1996. À la tête du réseau des consultations Souffrance et Travail, ouvert en 2009 le site internet Souffrance et Travail, pour partager son expertise en proposant sa Rubrique mensuelle, pour nos fidèles lecteurs de http://localhost/managersante
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