N°3, Octobre 2022
Nouvel article publié pour ManagerSante.com par Alain PHILIBERT, Directeur d’hôpital honoraire – Expert ANAP (Agence Nationale d’Appui à la Performance) , Manager senior en santé, Expert outre-mer et gestion de crise sanitaire, Facilitateur en intelligence collective.
Il est également co-auteur d’un chapitre de l’ouvrage collectif interdisciplinaire de référence publié en Octobre 2021, chez LEH Edition, intitulé « Innovations & management des structures de santé en France : accompagner la transformation de l’offre de soins », sous la direction de Jean-Luc STANISLAS
Hôpital du Scorff, lundi 8 juin 2020 au matin, le Directeur général adjoint (DGA) que j’étais et le Président de la commission médicale d’établissement annoncent la mise en veille de la cellule de crise (CCH) de l’établissement.
Une voix s’élève alors dans l’assistance, celle d’un médecin chef de pôle médical : « Ah, mais moi, je ne suis pas d’accord ! Je ne suis pas d’accord car ce qu’on fait ici est plein de sens. Ce mode de management me convient bien, la parole circule librement et on traite de vrais sujets. Et je souhaiterais que cela continue ainsi, même pour traiter des sujets autres que ceux touchant à la gestion de l’épidémie. On pourrait se réunir ainsi une fois par semaine, et se concerter sur la vie de l’hôpital. »
Malgré tout l’intérêt de cette intervention aussi inattendue que valorisante, il a fallu expliquer que la prolongation de ce mode de gestion participatif et direct ne pouvait qu’être temporaire, et que, bien que le plan blanc soit encore actif, l’hôpital se devait de revenir à un mode de gouvernance plus traditionnel, sous réserve de probables évolutions règlementaires éventuellement inspirées des conclusions du « Ségur de la Santé ».
Cette prise de parole nous renvoie à ce qu’a été la gestion de cette pandémie, à savoir une extraordinaire aventure collective, un peu en-dehors des organisations et modes de gouvernance conventionnels, nouant des liens et abattant des barrières entre acteurs institutionnels, dans un contexte d’urgence impérieuse. Une expérience très exigeante mais incroyablement enrichissante.
Une intervention du même type et à la même période nous est venue des établissements de santé privés du territoire, qui ont clairement affiché leur souhait de voir les rencontres territoriales instaurées à notre initiative dès le déclenchement du plan blanc s’inscrire dans la durée, au-delà de toute gestion de crise sanitaire.
Une succession de crises hospitalières
Pour des raisons qui m’échappent encore, depuis vingt ans, j’ai été personnellement confronté à plusieurs crises majeures, sur des territoires différents et de nature très variée. Il se trouve en effet que, pour ne pas y avoir été particulièrement invité, j’ai traversé plusieurs situations sanitaires exceptionnelles (SSE), dans lesquelles j’ai eu à jouer une partition différente mais toujours passionnante, à savoir :
- Trois cyclones ou ouragans de force 5 dont l’un, Irma, détruira en très grande partie l’île de Saint-Martin en 2017, entraînant l’évacuation d’un grand nombre de personnes vers la Guadeloupe ;
- Deux épidémies de chikungunya :
- l’une majeure à la Réunion en 2006 en tant que directeur d’une clinique participant au service public hospitalier et assurant notamment l’accueil des urgences et de la réanimation adultes de l’Est de l’île (une épidémie dont le RETEX posera le principe de la création d’une réserve sanitaire nationale) ;
- l’autre en tant que chargé de missions ARS en Guadeloupe en 2014, relativement moins percutante et dont les gestionnaires avaient pu bénéficier des enseignements de la précédente ;
- L’épidémie de zika de 2016 en Guadeloupe et dans les Iles du Nord, passée un peu hors des écrans mais très impactante pour les familles les plus modestes et vers lesquelles il fallait savoir aller pour dispenser les messages de santé publique adaptés et audibles, notamment dans les quartiers défavorisés à la population très majoritairement allophone ;
- L’incendie du CHU de la Guadeloupe et ses conséquences majeures et durables sur l’offre de soins hospitalière de toute la région depuis fin 2017 ;
- Et bien évidemment la pandémie mondiale qui nous a tous impactés depuis 2019.
Cette succession et cette concentration temporelle de situations sanitaires exceptionnelles est forcément de nature à interpeler mais, très concrètement, la question se pose de savoir quels bénéfices nous pouvons bien tirer de cette succession de situations sanitaires exceptionnelles en matière de gestion de crise sanitaire, voire en matière de gestion des établissements de santé ?
Si vous le voulez bien, nous pourrions essayer de répondre aux trois questions suivantes :
- D’abord, une gestion de crise peut-elle s’inscrire dans la durée ?
- Ensuite, une gestion de crise peut-elle être territorialisée ?
- Enfin, une gestion de crise peut-elle être capitalisée ?
Vers une cellule de crise hospitalière inscrite dans la durée ?
Une telle perspective serait contre nature.
La doctrine nous est donnée par le Ministère de la Santé, par le biais d’une instruction du 26 juillet 2019, ainsi que par un guide d’aide à la préparation et à la gestion des tensions hospitalières et des situations sanitaires exceptionnelles.
Plus particulièrement, ce guide de 220 pages, diffusé via les agences régionales de santé (ARS) fin novembre 2019, prévoit la structuration d’une cellule de crise hospitalière pilotée par le chef d’établissement en capacité d’être activée en moins de 45 minutes, ainsi que la mise en place d’un directeur médical de crise (DMC).
Une démarche d’accompagnement était prévue en 2020, mais elle a été bousculée par l’émergence de l’épidémie de Covid-19 qui a fait passer de fait la pratique avant la théorie. Fort heureusement, début 2020, les hôpitaux étaient déjà organisés, sur la base de textes antérieurs, et ont su se mobiliser efficacement, en dépit du choc sanitaire de cette première vague mal anticipée.
Dans les faits, il faut bien comprendre qu’il n’y a pas une cellule de crise type mais des cellules de crises ; pour résumer il y autant de cellules de crises différentes que de crises.
A tout seigneur, tout honneur : la pandémie encore actuelle a ceci de particulier qu’elle est mondiale et qu’elle concerne l’ensemble du système de santé. Ce qui fait que chaque établissement de santé a mobilisé sa propre cellule de crise, dont on sait aujourd’hui que l’établissement s’est avéré être le bon niveau de mobilisation de la CCH, contrairement au groupement hospitalier de territoire.
Mon établissement a mobilisé sa cellule de crise dès le 2 mars 2020 au matin, suivie de la première audio conférence d’une (très) longue série avec l’ARS dans l’après-midi, ainsi qu’une assemblée générale des cadres et médecins le soir. La cellule de crise se réunira ensuite quotidiennement pendant plusieurs semaines, avant d’espacer ses réunions au fil de l’évolution de l’épidémie, pour finalement décider de se mettre en veille trois mois après. Ce premier acte était le prémisse à de nombreuses autres, comme nous le savons tous aujourd’hui. Y ont été invités tous les acteurs, internes ou externes, nécessitant un échange ou une validation, au gré de l’actualité.
En termes de structuration, chaque cellule de crise s’adapte au phénomène concerné. Pour me référer à ma seule expérience guadeloupéenne, j’ai participé à quatre types de cellule de crise :
- en ARS, pour la couverture des visites officielles des plus hautes autorités de l’Etat, pilotée par la préfecture et regroupant tous les services décentralisés concernés ;
- en ARS, pour faire face à des épidémies majeures, selon un modèle regroupant les directions concernées par la gestion de l’épidémie, sous la direction du directeur général de l’ARS (DGARS) ;
- au CHU, pour faire face à des évènements climatiques majeurs, notamment les ouragans, et selon un modèle établi et révisé chaque année avant la saison cyclonique . Une cellule de crise opérationnelle, resserrée et permanente, présente sur site le temps de l’évènement, elle rassemble les cadres directement concernés par les décisions à prendre dans l’établissement. Présidée par le DGA et en lien direct avec la cellule de crise préfectorale où siège l’ARS, elle propose toutes les décisions à prendre à la direction générale.
- au CHU, enfin et surtout, pour gérer les conséquences de l’incendie de novembre 2017. Une cellule de crise spécifique, co-présidée par un tandem direction générale/présidence de la commission médicale, pendant une très longue période, avec la participation quasi permanente des représentants de l’ARS, et en lien très régulier notamment avec les différentes directions ministérielles concernées et leurs services, le Centre opérationnel de régulation et de réponses aux urgences sanitaires et sociales (CORRUSS), la Sécurité Civile et Santé Publique France. Il n’est pas inintéressant de rappeler que cette crise sanitaire majeure a été l’occasion de déployer pour la première fois en France et pendant plus de deux mois l’ESCRIM (Elément de Sécurité Civile Rapide d’Intervention Médicale) sur le site du CHU, où il a été utilisé comme unité d’accueil et de traitement des urgences adultes.
Elles ont toutes été très différentes parce que adaptées au type de situation à gérer, certaines préparées, ponctuelles, assez courtes et mobilisant peu de monde (ouragans), d’autres spontanées, interminables et mobilisant beaucoup d’acteurs (incendie). Et cette diversité fait leur richesse.
Vers une gestion des flux territorialisée ?
Le guide officiel précité prévoit que :
- Le pilotage de la réponse aux tensions hospitalières et aux situations sanitaires exceptionnelles au sein d’un établissement de santé est placé sous la responsabilité du Directeur d’établissement.
- Le directeur médical de crise (DMC) assure le pilotage opérationnel de la réponse médicale, en lien avec le Directeur de l’établissement et le PCME.
- Le PCME mobilise les ressources médicales de l’établissement pour répondre aux demandes du DMC en lien avec le Directeur de l’établissement et la CCH.
La réalité peut être tout autre, et l’expérience montre en fait que toutes les décisions relatives à l’organisation des soins, et donc aux flux de patients, sont prises de manière concertée, et que, pour des raisons de rapidité et d’efficacité, elles sont généralement validées en réunion de crise pour une mise en œuvre immédiate.
A l’image de ce qui a été fait au CHU de la Guadeloupe après l’incendie, et pour revenir à la gestion de la crise épidémique dans mon établissement, en interne la cellule a d’abord été réunie quotidiennement, 7/7, avec une forte participation du corps médical. Puis, sa composition a été resserrée de façon à ne mobiliser qu’un certain nombre de cadres et médecins représentatifs, et surtout utiles.
Au niveau régional, un lien fort s’est créé avec l’ARS et les sept autres établissements supports de GHT de la région, par le biais des audioconférences quotidiennes puis hebdomadaires, instituant un nouvel échelon de dialogue primordial. La taille comparativement modeste de la région Bretagne a permis un proximité plus forte et une concertation plus aisée pour une ARS au périmètre d’action plus restreint.
Quant à lui, l’échelon du territoire de santé s’est révélé, notamment sous l’impulsion du GHBS, être un espace de concertation de crise essentiel. Contre toute attente, l’établissement pivot du territoire a su prendre la place qui est enfin devenue la sienne en termes de concertation hospitalière.
Ainsi, une cellule de crise de régulation a très vite été réunie entre les établissements ayant une activité chirurgicale, à raison de 2 à 3 réunions par semaine au pic des réorganisations. Cette cellule a permis aux deux cliniques et à l’hôpital d’établir un plan de réorganisation de la chirurgie sur le territoire et d’assurer la synchronisation de la reprise d’activité en chirurgie.
Une autre cellule élargie a été réunie à intervalles réguliers avec l’ensemble des établissements sanitaires et médico-sociaux du territoire, publics et privés, pour organiser les parcours patients en sortie d’hospitalisation et à domicile, et de partager les problématiques et possibilités dans les organisations face à l’épidémie.
Ces espaces de concertation territoriaux ont permis un rapprochement entre acteurs des soins, quels que soient leurs statuts et leurs missions, avec des réussites inédites, comme la réalisation d’interventions chirurgicales publiques au sein de blocs des cliniques privées.
Rappelons qu’une telle expérience avait déjà été vécue au CHU de la Guadeloupe (CHUG) où, au soir de l’incendie ayant entraîné l’évacuation totale des Tour Nord et Sud et le transfert en 24 heures de l’ensemble des patients et des équipes vers d’autres structures hospitalières, publiques et privées de Guadeloupe (urgences, maternité, chirurgie) et au CHU de la Martinique (réanimation adultes) pour des durées inconnues car dépendantes de la rapidité de remise en service des installations. Pour certaines activités, ce transfert sera définitif, dans l’attente de l’ouverture du nouveau CHU, prévue initialement fin 2022 et projetée à ce jour à 2024, soit 7 ans après l’incendie.
Il serait toutefois injuste de relier la décision de réaliser cette opération immobilière majeure et vitale à la SSE née de l’incendie, car elle avait été confirmée au CHUG plusieurs mois auparavant.
Une expérience déjà vécue aussi à la Réunion, en termes de coordination au cours de la lutte contre le chikungunya, avec une concertation régulièrement entretenue avec les établissements publics et privés du territoire, mais aussi avec la médecine de ville et les collectivités locales, à la recherche permanente de solutions partagées en vue de favoriser la fluidité des sorties des patients « chikunguniés » hospitalisés et, par effet rebond, de la gestion des malades infectés accueillis aux urgences.
Il n’est pas inintéressant de rappeler ici que l’ouverture dès 2004 d’un cabinet médical de garde au sein-même de la clinique et à proximité immédiate des urgences, sous l’impulsion des membres de SOS Médecins et des urgentistes, a clairement pris tout son sens et montré tout son intérêt dans la prise en charge des patients ambulatoires au plus fort de la crise.
Les conditions sembleraient donc réunies pour que nous tendions vers une permanence des méthodes en termes de gestion de crise. Il convient malgré tout de se demander si l’on apprend réellement de ces situations sanitaires exceptionnelles.
Lire la deuxième partie de cet article le mois prochain.