© Photo : « Pharmacie du Centre Hospitalier de Grasse » (2020)
Cet article a été co-rédigé par le Docteur Rémy COLLOMP (Chef du pôle Pharmacie Stérilisation au CHU de Nice, PhD en Sciences et Génie des Activités à Risques) et Marc FRACHETTE (Président de Cap O2, consultant-chercheur associé ISEOR, Enseignant en Management sanitaire, IAE Lyon et PhD en Management Science IAE de Lyon School of Management, Université Jean Moulin, Lyon 3).
Les auteurs développent dans cet article le projet collaboratif porté par un groupe de pharmaciens hospitaliers T-REX (14 experts) qu’ils pilotent et leur approche REX-Intervention qui vise à rendre plus actionnable la démarche de retour d’expérience (REX*).
N°5, Août 2020
La crise de la COVID-19 a impliqué de nombreux acteurs sanitaires, dont notamment le monde hospitalier. Les feux des projecteurs médiatiques ont illustré de manière assez sélective certaines disciplines (réanimation, infectiologie …) et certaines catégories professionnelles (médecins, infirmières..). Cependant, de nombreux autres acteurs ont été également indispensables à la gestion de la crise et de la prise en charge des patients : hygiénistes, laboratoires, approvisionnement-logistique, transport des patients… sans oublier l’ensemble des directions. Les équipes pharmaceutiques hospitalières (pharmaciens, cadres de santé, préparateurs, manutentionnaires, administratifs…) font partie de cette catégorie de professionnels « oubliés » alors qu’elles ont participé très activement au premier (prise en charge directe du patient) et second cercle (soutien approvisionnement et logistique). Quel retour d’expérience font-elles de cette période particulière et selon quelle méthodologie ?
Notre programme s’inscrit dans la suite d’une recherche-intervention initiée depuis plusieurs années sur le pharmacien-manager [1 ; 2], qui s’est matérialisée en 2019 au sein d’un collectif managérial de pharmaciens (THANKPHARMA**) et dont le projet T-REX est issu à l’occasion de la crise de la COVID19.
En quoi la crise COVID-19 était un contexte inédit pour la pharmacie hospitalière ?
- Les activités de pharmacie hospitalière
Contrairement à la pharmacie de ville, qui elle aussi a occupé un rôle de premier plan pendant la crise mais de manière plus visible pour les patients au sein des territoires, la pharmacie hospitalière, assez peu connue du grand public et des patients hospitalisés, représente un secteur à la fois homogène par les catégories professionnelles qui y exercent (pharmaciens, cadres de santé, préparateurs, manutentionnaires, administratifs) et hétérogène par la diversité des activités réalisées au sein de processus à risques [3], nécessitant souvent des expertises et compétences particulières propres par secteur.
Nous pouvons ainsi citer :
- La pharmacie clinique correspondant à la prise en charge thérapeutique « au lit du patient » en collaboration étroite avec les équipes médico soignantes tel que défini dans le modèle élaboré par la Société Française de Pharmacie Clinique (SFPC) en 2016 [4] ;
- La gestion des dispositifs médicaux stériles, pouvant proposer des activités de pharmacie clinique en parallèle ou intégrés aux actions « médicamenteuses » ;
- La pharmacotechnie avec la réalisation de préparations stériles (chimiothérapies, anticorps monoclonaux, médicaments de thérapie innovante comme les CarTells, nutrition parentérale, collyres…) ou non stériles, sous forme de préparations magistrales ou hospitalières ;
- La gestion et dispensation des médicaments expérimentaux pour essais cliniques ; la rétrocession correspondant à la vente de certains médicaments aux patients ambulatoires ;
- La radiopharmacie assurant la préparation et dispensation au sein des services de médecine nucléaire ;
- La stérilisation prenant en charge l’ensemble des dispositifs médicaux réutilisables et stérilisables ;
- Les achats et approvisionnements des produits de santé.
Quel impact de la crise COVID-19 sur les activités de pharmacie hospitalière ?
L’ensemble des activités citées ont été impactées par la crise COVID-19, de manière plus ou moins importante. Dans une approche de prévention des risques de contamination des patients, et des équipes pharmaceutiques, les activités de pharmacie clinique ont été très nettement réduites et/ou pour certaines d’entre elles comme les entretiens pharmaceutiques, menées différemment via la téléconsultation.
La gestion des dispositifs médicaux a dû se réorganiser avec le renfort des secteurs de dispositifs médicaux implantables (peu d’activité suite à la suppression des interventions chirurgicales programmées) vers les secteurs des dispositifs médicaux stériles devant faire face à des sur-consommations majeures et ruptures d’approvisionnement. Cette problématique s’est retrouvée de manière aussi aigüe sur le secteur médicaments, avec gestion de pénurie de certains produits comme des hypnotiques et des curares.
L’approvisionnement des unités a été également impacté : armement – désarmement des dotations pour besoins urgents pour les nouvelles unités COVID mises en place en 24-48h, hygiène quotidienne des caisses de livraison. Les secteurs de rétrocession ont organisé avec la coopération des grossistes répartiteurs et des collègues officinaux le portage des médicaments concernés à la pharmacie de ville afin d’éviter des déplacements aux patients.
Les secteurs des essais cliniques ont dû faire de même pour les essais en cours tout en faisant face à la mise en place et dispensation des essais spécifiques COVID comme par exemple le fameux essai Discovery, nécessitant des inclusions et préparations de médicaments injectables 7j/7. Les stérilisations ont été fortement sollicitées dans certains centres pour la fabrication d’équipements de protection, masques ou autre.
Selon les organisations, plusieurs secteurs pouvaient être impactés par la fabrication ou reconditionnement de solutions hydro alcooliques. Les volets administratifs (suivi des marchés, factures..) ont basculé en très grande partie et très soudainement sous forme de télétravail.
En synthèse, les activités pharmaceutiques ont été fortement impactées durant cette crise, avec la mise en place d’actions soit préexistantes mais reformatées, soit créées de novo.
Nous voyons ainsi que la crise liée à la COVID-19 correspond pour les activités pharmaceutiques hospitalières à une situation inédite, tant en termes quantitatifs d’impact qu’intellectuellement et managérialement.
Les règles classiques de sécurisation de la PECM (Prise En Charge Médicamenteuse), voire plus largement de gestion de risque, doivent laisser la place à la gestion de l’incertitude :
- Efficacité du traitement ? règles de bon usage ?
- Compétences des professionnels de santé nécessaire ?
- Disponibilité suffisante des produits ?
- Evolution rapide des recommandations selon la sortie des études ?
- Quelles études prendre ou ne pas prendre en compte comme aide à la décision ?
Réaliser un REX vis-à-vis des activités pharmaceutiques hospitalières ? Oui, bien sûr, mais quel REX ?
- Un REX, des REX
Le sujet est un des rares faisant l’unanimité dans le cadre de la crise COVID-19 : il est indispensable de réaliser des retours d’expérience (REX) afin, à court terme en cas notamment de seconde vague, de pouvoir proposer, élaborer, mettre en place et évaluer de nouvelles approches stratégiques face à ces situations de crise sanitaire aigüe.
C’est pourquoi, sans surprise, de très nombreux REX se développent ou vont se développer dans tous les domaines (politique, économique, sanitaire …), à différentes échelles (international, national, régional, établissement, pôle …), sur différents périmètres (management, organisation, métier, parcours…) et différents objectifs (macro, meso ou micro). Chacun d’entre eux va solliciter de fait différents acteurs, parfois eux même sollicités sur plusieurs REX avec une ou plusieurs de leurs casquettes.
Dans le domaine de la santé, des REX sont en cours, portés par des institutions (Ministère, DGOS..) ou des collectifs indépendants comme le projet RETEXCOVID porté par un large groupe pluridisciplinaire associant professionnels de la santé et acteurs de la société civile sur un périmètre volontairement large, hôpital et ville. A l’opposé, de manière très ciblée, des premiers retours d’expérience se limitant à la PECM ont été réalisés comme par la Société Française d’Anesthésie Réanimation (SFAR) associée à la Société Française de Pharmacie Clinique (SFPC) [5].
Quel REX mener vis-à-vis des activités pharmaceutiques hospitalières ?
- Quels objectifs ?
Les objectifs généraux restent classiques : élaborer un REX global des activités pharmaceutiques durant la période COVID qui sera la base de la valorisation des actions réalisées et le socle de la pérennisation des actions créées de novo.
De manière plus opérationnelle, les objectifs sont de réaliser ce REX selon une approche collaborative de bonne qualité méthodologique et multidimensionnelle, en deux temps : rapide dans le cadre de la reprise d’activité chirurgicale et préparation d’une seconde vague COVID éventuelle à l’automne, puis de manière plus approfondie et multidimensionnelle dans le cadre d’une pérennisation des actions.
- Quelle organisation ? Le projet T-REX
La démarche actuelle de REX des activités pharmaceutiques hospitalières décrites ici repose sur une approche prospective initiée en 2019 par un groupe de pharmaciens hospitaliers réunis sous forme de Think Tank, baptisé THANK PHARMA, portant sur la transformation des organisations.
Le sujet principal était de se projeter en 2025, imaginer les activités pharmaceutiques futures et pour y arriver, quelles pourraient être les organisations et le management nécessaires. Puis la crise COVID-19 est arrivée, et saisie comme une opportunité de porter un projet collaboratif ambitieux de REX. Ainsi est né le projet T-REX.
- Quelle méthodologie ?
Le projet T-REX comme décrit précédemment se déroule en 2 phases.
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- La 1ère Phase : fait un focus sur les actions menées durant la période même de la crise COVID. Mais afin d’évaluer les modifications apportées, elle nécessite également le descriptif des situations « AVANT » et « APRES » crise. Un tableau récapitulatif proposé aux établissements participants permet de recenser les actions, d’identifier le niveau d’innovation et d’avoir une première estimation de leur devenir : maintenir ou non post crise. En parallèle, une évaluation de la perception du ressenti des équipes pharmaceutiques vis-à-vis de la crise COVID est réalisée via un questionnaire anonyme à saisir en ligne qui a réuni 900 réponses. Les deux outils principaux élaborés spécifiquement sont disponibles sur le site de la SFPC [6]. L’analyse des résultats est en cours et sera présentée en septembre.
- La 2ème Phase : est en cours de formalisation. Elle correspond à une analyse plus profonde et multidimensionnelle intégrant les volets pharmaceutiques « métier », les sciences de l’ingénieur, les facteurs humains et opérationnels, les sciences de gestion, la sociologie et l’éthique.
- La méthodologie REX-I©
Il s’agit d’une méthodologie élaborée spécifiquement dans le cadre du projet T-REX. REX-I© est une méthode de recherche – intervention [7] intégrant une démarche multi dimensionnelle de retour d’expérience. L’enjeu est de produire une nomenclature d’analyse globale et collaborative visant le développement et l’installation d’un corpus managérial adapté à la pharmacie et plus largement au monde médico-social. Il s’agit d’une ingénierie ordonnée de conduite du changement.
REX-I© correspond donc à une posture épistémologique qui vise la transformation et qui se différencie d’autres approches.
L’étude des méthodes de recherche en sciences de gestion nous a permis de revendiquer et de positionner notre approche ; il existe différents types de recherche en sciences de gestion : des démarches qualitatives, quantitatives et mixtes (recherche-intervention qualimétrique développée par Savall et Zardet [7, ibid.]) ; elles peuvent être différenciées en approches descriptives, compréhensives et transformatives.
Les recherches quantitatives sont essentiellement explicatives. Concernant les approches qualitatives, l’étude de cas est purement descriptive, la recherche-action compréhensive ou explicative ; elles se différencient principalement par la durée de l’étude. L’action-science ou recherche clinique est compréhensive avec une visée plus participative dans l’organisation. Avec la recherche-intervention, nous changeons de prisme : si elle reste compréhensive, elle implique la description, la compréhension ET la transformation de l’objet observé.
REX-I© se revendique clairement de la recherche-intervention, le retour d’expérience représentant des matériaux de terrain nécessaires pour faire émerger une nomenclature diagnostique puis des pistes de travail à transposer dans des plans d’actions stratégiques puis opérationnels.
L’épistémologie en sciences de gestion est un apport précieux pour développer la qualité managériale des organisations ainsi que toutes formes de performance : sanitaire, humaine, économique. Le management, encore trop ancré dans des postures techniques doit se réinventer, et le management sanitaire, écrire un corpus managérial réunissant les « logiciels » encore éloignés des différents acteurs.
En synthèse, le projet T-REX permettra d’avoir une vision globale sur le périmètre, actuel et futur, des activités pharmaceutiques hospitalières. Il sera intéressant ensuite de réaliser les ponts entre T-REX et les autres REX au niveau global hospitalier mais aussi des activités pharmaceutiques officinales. Ces démarches synergiques sont indispensables afin de mieux faire face à ces situations d’incertitude qui se représenteront… nous en sommes certains !
*REX ou RETEX : retour d’expérience
Remerciements :
A l’ensemble des équipes pharmaceutiques qui participent au projet T-REX (plus de 900 personnes ayant répondu au questionnaire de perception du ressenti).
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Au Groupe de Travail T-REX : Pierrick BEDOUCH (CHU Grenoble), Philippe CESTAC (CHU Toulouse), Rémy COLLOMP* (CHU Nice), Etienne COUSEIN (CH Valenciennes), Bertrand DECAUDIN (CHRU Lille), Béatrice DEMORE (CHU Nancy), Marc FRACHETTE*** (Cap O2, IAE Lyon), Bénédicte GOURIEUX (CHU Strasbourg), Stéphane HONORE (AP Marseille), Jean Marie KINOWSKI (CHU Nîmes), Pascal ODOU (CHRU Lille), Clarisse ROUX (CHU Nîmes), Valérie SAUTOU (CHU Clermont Ferrand), Rémi VARIN (CHU Rouen) ***Pilotes
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A la Société Française de Pharmacie Clinique (SFPC) et la Conférence des Pharmaciens de CHU (CPCHU) pour leur soutien ainsi qu’au Syndicat national des pharmaciens des établissements publics de santé (SYNPREFH) et l’Association pour le Digital et l’Information en Pharmacie (ADIPH) pour le relais d’informations.
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**THANK PHARMA : Pierrick BEDOUCH (CHU Grenoble), Philippe CESTAC (CHU Toulouse), Rémy COLLOMP (CHU Nice) , Etienne COUSEIN (CH Valenciennes), Béatrice DEMORE (CHU Nancy), Bénédicte GOURIEUX (CHRU Strasbourg) , Marc FRACHETTE (Cap O2, IAE Lyon) ; Jean Marie KINOWSKI (CHU Nîmes), Pascal ODOU (CHRU Lille), André RIEUTORD (Institut Gustave Roussy) ; Valérie SAUTOU (CHU Clermont Ferrand), Rémi VARIN (CHU Rouen)
Pour aller plus loin :
[1] Frachette M. (2014), Le pilotage médico-pharmaceutique: vers une plus grande légitimité de la pharmacie hospitalière par la coopération avec les services cliniques: cas de recherches-interventions en hôpital public, Thèse soutenue le 1er juillet 2014 à l’Université Jean Moulin, Lyon 3
[2] Frachette M., Zardet V., Rieutord A., Barth I. (2019), La coopération entre services cliniques à l’hôpital et son impact sur la prise en charge thérapeutique, Journal de gestion et d’économie de la santé, vol. 37, N°3 2019
[3] Étude sur les événements indésirables graves associés aux soins (ENEIS) résultats 2004 et 2009.
[4] B.Allenet, M.Juste, C.Mouchoux, R.Collomp, X.Pourrat, R.Varin, S.Honoré. De la dispensation au plan pharmaceutique personnalisé : vers un modèle intégratif de pharmacie clinique. Le Pharmacien Hospitalier et Clinicien Volume 54, Issue 1, Mars 2019, Pages 56-63
[5] Société française d’anesthésie réanimation (SFAR), Société française de pharmacie clinique (SFPC). Kit pédagogique de prévention des erreurs médicamenteuses en anesthésie réanimation en période de crise sanitaire aiguë.
[6]Société française de pharmacie clinique (SFPC). Le projet T-REX.
[7] Savall H., Zardet V. (2004), Recherche en sciences de gestion : approche qualimétrique : observer l’objet complexe, Economica, Paris, février 2004, pp.106-113
Nous remercions vivement le Docteur Rémy COLLOMP (Chef du pôle Pharmacie Stérilisation au CHU de Nice, PhD en Sciences et Génie des Activités à Risques) et Marc FRACHETTE (Président de Cap O2, consultant-chercheur associé ISEOR, Enseignant en Management sanitaire, IAE Lyon et PhD en Management Science IAE de Lyon School of Management, Université Jean Moulin, Lyon 3) pour ce retour d’expérience, pour nos fidèles lecteurs de ManagerSante.com
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