Article proposé par notre experte, Régine ROCHE , Directrice d’établissements sanitaires, sociaux et médico-sociaux, anciennement Chargée de mission auprès du ministère des solidarités et de la santé, dans le cadre de la mise en œuvre de la réforme de la tarification des EHPAD, Docteure en Sciences de Gestion.
N°4, Août 2021
Relire la première partie de cet article.
Quel atout représente le numérique dans le processus de territorialisation du système de santé ? Comment proposer une offre de soins adaptée aux besoins de la population ? Quels chantiers de travail ouvrir collectivement pour accompagner la résilience des territoires face aux futures crises ? C’est pour répondre à ces interrogations qui posent en filigrane la question de la pérennisation des organisations sanitaires, que nous allons nous intéresser à l’aune des transformations souhaitables et structurantes en émergence, à son impact sur l’évolution de l’offre médico-sociale pour personnes âgées
VERS UN MODÈLE ÉCONOMIQUE D’EHPAD BÂTI SUR UNE CULTURE PARTAGÉE ET SÉCURISÉE DES DONNÉES MÉDICALES DÉMATÉRIALISÉES
Il faut le reconnaître en imposant la distanciation sociale, la crise sanitaire a contribué à un changement de paradigme dans la manière de satisfaire les besoins de l’usager, en passant du mode « guichet » à une logique « inclusive » privilégiant l’adaptation de la réponse à l’environnement immédiat de l’usager et donnant par la même, toute sa place au déploiement du dossier numérique dans une logique d’informatique communicante. Aussi est-il légitime à l’instar de Friedberg (1997), de se demander « Comment peut-on parler de viabilité/fiabilité de l’action collective sans se pencher réellement sur les modalités d’appropriation de cet outil mis en place pour créer de la transversalité et sans analyser les conséquences de ce nouveau système de règles, que ce soit en termes de mobilisation des ressources nouvelles ou de conception de nouveaux problèmes ou de nouvelles solutions ?»
L’appropriation de l’outil numérique pour agir collectivement
La réactivation et le lancement du DMP nouvelle génération participent d’une volonté des pouvoirs publics, de développer une culture d’utilisation partagée et sécurisée des données médicales dématérialisées. L’enjeu sera pour les EHPAD et les services d’aide et de soins à domicile de définir une véritable stratégie de « santé territoriale » presque atemporelle permettant à l’usager d’être « accompagné » dans son parcours de vie et de soins et de recevoir lorsqu’il devient patient « le bon soin », par « le bon intervenant, dans le bon environnement, et au bon moment ». Cela supposera en amont d’intégrer l’outil numérique dans l’organisation du travail et le mode de gouvernance du secteur.
Il va sans dire que le principal impact de la digitalisation de l’offre médico-sociale pour personnes âgées va être inévitablement la scission du secteur entre :
- des plateformes d’intermédiation proposant des services de confort centrés sur le domicile basé sur le modèle d’Uber ;
- et des organisations professionnalisées gérant des résidences et des services de soins à domicile sur le modèle « EHPAD hors les murs ».
Dans la pratique, l’intégration du dossier numérique sera l’occasion de renouveler la fonction ressources humaines en évoluant vers un système collaboratif misant sur la responsabilisation de tous les acteurs de l’organisation, et donc conférant au quotidien une autonomie d’action aux agents (Rouby et Solle, 2011). Ici, la place accordée à la ressource humaine va être considérablement modifiée et le rôle du manager transformé, pour valoriser la polyvalence, la capacité d’adaptation des agents à des contextes mouvants, et le sens de l’engagement (Cappelletti et Noguera, 2012). Car l’une des principales caractéristiques du secteur médico-social pour personnes âgées tient à la variété des contextes d’intervention lorsque l’on raisonne dans une logique de parcours de santé. En effet les exigences du métier nécessitent tant des compétences techniques (liées aux soins, à la manipulation des outils et/ou au déplacement des bénéficiaires) qu’une adaptabilité importante pour faire face à la diversité des situations.
Répondant à des enjeux de redéploiement d’urgence des agents durant la crise sanitaire, la politique de micro-mobilité professionnelle va devenir un nouveau champ d’action de la gestion des ressources humaines dans le secteur, au sens où elle va permettre :
- d’anticiper l’évolution des besoins et d’organiser la réaffectation temporaire des agents en cas de crise ;
- de valoriser et développer les compétences « secondaires » en élaborant avec les agents des « plans personnels de mobilités » dans une perspective d’évolution de carrière.
On va passer d’un état où la stratégie est vue comme une adaptation à l’environnement, à un état où elle est perçue comme une occasion de valoriser les ressources et les compétences internes accumulées. Le poste va céder le pas à une situation de travail contextualisé, dynamique, localisée. Le concept de qualification va s’estomper au profit de celui de compétence. Dès lors, il s’agira moins de raisonner selon l’arbitrage « prévision de dépenses/performance prévisionnelle de la ressource humaine déployée », que de réfléchir à la valorisation d’un portefeuille de ressources et de compétences et de poser des questions de type « comment recruter, former, motiver les personnes disposant de savoir et savoir-faire clés, quels supports organisationnels et quels designs organisationnels sont favorables à la motivation, à l’apprentissage, à la créativité ? » (Rouby et Solle, 2011). Ici, le travail va se concevoir comme un lieu d’expression directe de l’intelligence collective et de l’initiative de tous les agents, ce qui va impliquer une bonne interprétation et traduction des attentes des usagers et donc nécessité une bonne appropriation du DMP par les acteurs du secteur.
Le développement en pratique d’une organisation du travail plus axée sur la réponse de proximité va ouvrir de nouvelles perspectives de prise en charge des usagers. L’amincissement de la chaîne de décision et la création de circuits courts vont permettre de répondre efficacement aux besoins des équipes et donc de restructurer la gestion des ressources humaines autour du parcours de soins, ce qui va conduire à mettre au cœur de l’organisation les agents qui œuvrent au plus près des usagers. D’une part, ce nouveau mode de gestion va permettre d’organiser des prises en charge sur mesure auprès de différents bénéficiaires. D’autre part, elle va constituer une opportunité nouvelle de structurer la coopération territoriale indispensable à une offre cohérente de services de proximité.
Pour cela, il sera impératif que la fonction de coordination soit davantage recentrée sur la détection des potentiels et qu’elle ait donc pour mission avant tout d’aider les agents à identifier leurs champs d’intérêt et de compétences dans une perspective de valorisation de leurs savoirs et savoir-faire. L’enjeu sera à terme de constituer une équipe susceptible d’être redéployée en fonction des besoins de l’organisation, et donc de réduire le cycle d’intégration à son strict minimum pour obtenir un agent rapidement opérationnel. L’organisation limitera ainsi considérablement le risque en mobilisant l’agent déjà en poste pour lequel aucune période d’adaptation ne sera requise.
L’établissement aura donc tout intérêt à baser sa politique de gestion des carrières sur un plan de mobilité interne qui ouvre des perspectives d’avancement claires à ses agents pour pérenniser son organisation. Aussi les attentes de ces derniers devront-elles, dans ce contexte, être placées au cœur de la réflexion portant sur le déploiement du DMP de façon à mettre en place un plan de gestion des carrières efficace. Deux options seront possibles :
- soit l’établissement privilégiera l’évolution professionnelle des agents et favorisera leur avancement de carrière en mettant en place une politique de rémunération adaptée à leur ancienneté ;
- l’établissement mettra l’accent sur la qualité de vie et incitera donc les agents à la reconversion professionnelle par la mise en place d’un rythme de travail qui laisse place à la vie privée.
De l’EHPAD centré sur la fonction hébergement à l’EHPAD pôle ressources territoriales
La raréfaction des financements publics qui devrait augmenter le risque de voir le coût de la digitalisation peser sur les charges de fonctionnement des structures (et ainsi réserver leur accès à une classe bénéficiaire privilégiée) va accélérer la transition vers un modèle d’entreprise associative, avec une prise en compte accrue des impératifs d’équilibre économique et de rationalisation des moyens. Dans ce nouveau contexte de coopétition, les organisations de l’économie sociale et solidaire (ESS) vont devoir développer de nouvelles stratégies économiques, organisationnelles et de professionnalisation qui pourront prendre la forme de coopérations publics-privés en se construisant sur le modèle coopératif. Celles-ci font écho au constat suivant : les gestionnaires d’EHPAD n’ont pas été en mesure d’offrir tous les services nécessaires pour assurer un véritable « parcours de soins » à leurs résidents et répondre à toutes les situations, bien que certains d’entre eux aient su développer des stratégies de filière avec un périmètre plus ou moins large de services internes (EHPAD, EHPA, SSR, SSIAD, HAD, télémédecine etc..).
Pour la première fois va se poser la question de la pérennité des capacités d’accueil et de prise en charge des usagers par le secteur public. Ce phénomène qui est le corollaire de l’accélération de transferts de gestion au profit du secteur privé non lucratif va mettre à la charge du gestionnaire public l’obligation de prendre les mesures nécessaires pour réduire au maximum l’impact financier et social de la cessation définitive d’une activité de service public. Son principal effet sera de permettre aux acteurs de l’ESS de gagner en importance quel que soit le segment d’activité (hébergement et domicile) en devenant une alternative au mode de gestion public des EHPAD, face à un secteur privé lucratif contraint pour l’instant d’évoluer à périmètre constant. L’enjeu sera plus globalement d’affirmer la place et le rôle de l’économie sociale et solidaire dans le dynamisme et la cohésion des territoires.
Cette mutation qui s’inscrit dans la volonté des pouvoirs publics de renouveler les interactions entre association et puissance publique, dans une perspective de continuité de l’action sociale et solidaire, poursuit avant tout l’objectif de sortir de la mono-exploitation centrée sur la fonction d’hébergement permanent, pour ouvrir l’EHPAD sur le territoire et l’amener à évoluer vers un « pôle ressources » capable de répondre aux attentes des personnes âgées fragiles et en perte d’autonomie, quels que soient leurs lieux de vie et situations personnelles et familiales. Dans cette optique, l' »EHPAD pôle ressources territoriales » aura l’obligation d’apporter une amélioration tangible de la coordination des services à domicile à favorisant des partenariats et des coopérations externes avec d’autres opérateurs de services.
Le modèle de société coopérative et l’hybridation entre public et privé que celle-ci propose vont constituer, dans ce contexte, une véritable innovation. Ses atouts seront doubles. D’une part, sur le plan organisationnel, il s’agira de mettre en œuvre un mode de fonctionnement qui va s’affranchir des logiques binaires à l’œuvre dans les organisations médico-sociales classiques pour aller vers une gouvernance démocratique plus en phase avec l’objectif d’amélioration de la qualité de la prise en charge de l’usager. D’autre part, sur le plan économique, l’accent sera mis sur un modèle qui va privilégier la mutualisation des charges et des investissements, le partage des risques et le renforcement du pouvoir économique de ses membres à due concurrence de leur participation au capital de la coopérative.
Conclusion
Ces mutations importantes et inévitables dictées par la transition digitale participent d’une volonté des pouvoirs publics de restructuration en profondeur du secteur médico-social pour personnes âgées en favorisant son passage d’une logique de structures spécialisée à celle de prestation personnalisée dans une démarche de parcours de vie et de soins. L’appropriation du dossier numérique par les acteurs de terrain prend dans ce contexte de crise sanitaire toute sa dimension et son importance. Au sens où son déploiement qui fait écho à un changement de paradigme dans la manière de satisfaire les besoins de l’usager, va contribuer à l’émergence de nouveaux gisement de croissance en faisant le pari de l’hybridation avec d’autres pratiques de gestion ayant à cœur de renouveler l’action publique locale. Il s’agira pour les acteurs de terrain de se saisir de ces nouveaux modèles économiques pour réinventer le secteur et miser par la même occasion sur des comptabilités alternatives plus soucieuses d’équité sociale et moins axées sur les économies d’échelle.
Pour aller plus loin :
Bourdieu P. (1980), « Le capital social. Notes provisoires », Revue le capital social, pages 29 à 34.
Burt RS. (1995), « Le capital social, les trous structuraux et l’entrepreneur« , Revue française de sociologie.
Cappelletti L.., Noguera F. (2012), « GRH et création de valeur publique : « Concepts, méthodes et étude de cas », » Colloque International AIRMAP, Université Panthéon-Assas, Sorbonne Université, Paris décembre 2012.
Dill D. (1989), « Timing assumptions and verification of finite-state concurrent systems, » lecture Note in computer Science book series (LNCS, volume 407) pp. 197-212.
Gaudin JP. (2004), « L’action publique : sociologie et politique » – Les Presses de Sciences Po
Friedberg E. (1997), « La théorie des organisations et la question de l’anarchie organisée« , article PDF.
Granovetter M. (1992), « Economic institution as Social construction : A Framework For Analysis« , First published January 1.
Inkpen AC., Tsang EWK (2005), « Social capital, network, and knowledge transfer », Academy of Management review – Journals.aom.org
Lascoumes P., Le Galès P. (2007), « Introduction : understanding and policy through its instruments – From the nature of instruments to the sociology of public policy instrumentation« , Vol.20, Issue 1, Pages 1 à 20.
Mintzberg H. (2012), « Organizational Structure : Mintzberg’s Framework, » International journal of scholary, Academic, intellectual diversity, volume 14, Number 1.
Nahapiet J., Ghoshal S. (1998), « Social capital, Intellectual capital, and the Organizational Advantage », Academy of Management Review, Vol. 23, N°2.
Pesqueux Y., Ferrary M. (2004), « L’organisation en réseau, mythes et réalités« , ouvrage édition PUF.
Porter M. (1998), « Clusters and the New Economics of Competition”, Harvard Business Review vol. 76, n°6, pp. 77-90.
Ternaud in Lamotte, (1998) « International Journal of Management » – revue isg.com
Torre A. (2011), « Les processus de gouvernance territoriale. L’apport des proximités, » dans Pour 2011/2-3 (N°209-210), pp. 114 à 122.
Torre A., Traversac J.B. (2011),« Territorial Governance : Local Development, Rural Areas and Agrofood Systems, » Books. Google.
Weick K. (1976), « Education Organizations as loosely Coupled Systems, » Vol. 21, N°1 (Mars), pp.1-19 (19 pages).
Nous remercions vivement Régine ROCHE, Chargée de mission performance (ARS), et Docteure en sciences de gestion, de partager son expertise professionnelle avec nos fidèles lecteurs de www.managersante.com
Biographie de l'auteure :
Docteure en sciences de gestion et ancienne élève de l’EHESP (promotion DESSMS 2007-2008), Régine ROCHE a débuté sa carrière en tant que chargée de mission dans le cadre de la mise en œuvre de la réforme de la tarification des EHPAD, puis occupé pendant plus de 3 ans le poste de directrice d’hôpital local, avant d’assurer la direction commune de deux EHPAD publics de 200 places, dont 25 de services de soins infirmiers à domicile dans le Haut Var. Actuellement en mission pour le compte de l’Agence Régionale de Santé Occitanie, elle est chargée sur fond de crise sanitaire de l’accompagnement des établissements et services médico-sociaux en difficulté économique.
Par ailleurs depuis 2014, Régine ROCHE dirige le service documentaire « Interventions sociales et médico-sociales à domicile » pour les Editions WEKA. Elle assure également depuis 2019 les fonctions d’évaluatrice auprès de la revue scientifique Gestion et Management Public et intervient en tant qu’experte pour la plateforme ManagerSante.com.
Nous vous invitons à lire l’ouvrage
de Régine ROCHE paru en Septembre 2019 aux éditions LEH
Résumé: L’objectif visé par cet ouvrage est de modéliser et de mettre au service du décloisonnement de la prise en charge du patient un outil de gestion intégratif du parcours de soins du patient. L’audit mené de 2016 à 2018 sur la base d’une convention de partenariat avec un GHT de la région Occitanie a pour objet d’étudier le périmètre d’application du service public hospitalier au sein des réseaux territorialisés d’organisations hospitalières et de mettre en évidence les variables susceptibles de conditionner l’adéquation de leur trajectoire de développement avec les objectifs d’une activité de service public hospitalier. Dans un premier chapitre, l’auteure présente le contexte hospitalier et les évolutions ayant conduit à la formation et au développement des groupements hospitaliers de territoire, puis décrit dans un second chapitre la méthodologie d’audit utilisée pour recenser les causes de dysfonctionnements réduisant la performance globale du GHT étudié, enfin propose dans un troisième chapitre la modélisation d’un outil de pilotage de la performance globale des GHT.
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initiées par l’Association Soins aux Professionnels de Santé
en tant que partenaire média digital
Parce que les soignants ont plus que jamais besoin de soutien face à la pandémie de COVID-19, l’association SPS (Soins aux Professionnels en Santé), reconnue d’intérêt général, propose son dispositif d’aide et d’accompagnement psychologique 24h/24-7j/7 avec 100 psychologues de la plateforme Pros-Consulte.