Article proposé par notre expert, Dominique BERIOT (spécialiste de l’approche systémique du changement et du management dans les entreprises depuis plus de 40 ans), conférencier et auteur de nombreux articles & ouvrages
N°14, Décembre 2019
Les dirigeants cherchent sans cesse à améliorer l’adaptabilité de leur entreprise pour mieux répondre aux exigences des clients, aux menaces de la concurrence, aux contraintes réglementaires. S’ils parviennent à trouver de nouveaux marchés, à réaliser des fusions et des acquisitions, ils se sentent pourtant démunis lorsqu’il faut mener des changements dans leur entreprise. La diversité et l’intensité des résistances auxquelles ils sont confrontés leur apparaissent le plus souvent » ingérables » !
Pour aider les dirigeants à relever ce défi, je propose un dispositif basé sur un des principes des systèmes à composantes humaines : l’organisation récursive [1]
L’entreprise a plus que jamais besoin d’évoluer de manière continue. Il doit en être de même des entités qui la composent. Celles-ci sont les mieux placées pour générer une dynamique qui consiste à changer le changement, en le faisant passer de l’état d’exception à celui de normalité afin qu’il fasse partie de la vie quotidienne. Ainsi, changer sera plus naturel, moins stressant et deviendra peu à peu comme une seconde nature. Il ne s’agit plus de parler de changement mais d’adaptabilité permanente et, comme l’écrit Alain Finkielkraut [2] : » Avant la fin du siècle, le changement ne sera plus de changer, mais de ne plus changer « .
En effet, dans toute activité de production de biens et de services, la régulation fait partie intégrante du processus de transformation. Mais, sous la pression de contraintes diverses, l’entreprise ne laisse pas suffisamment de place aux vraies régulations.
Autrement dit, les ajustements qui devraient avoir lieu régulièrement pour adapter les modes de management, pour revoir les processus de production, pour assouplir les règles de contrôle, pour supprimer les activités redondantes, pour améliorer la qualité des services, pour optimiser les relations avec tous les acteurs impliqués, sont souvent trop ponctuels ou limités.
S’il existe bien des dispositifs de contrôle, on a trop souvent tendance à confondre contrôle et régulation. Il ne faut pas croire que la régulation équivaut au contrôle d’un processus ou de son résultat. Ce n’est pas le cas. En effet, le contrôle final d’un processus arrivant trop tard, n’a aucun impact sur le résultat du processus.
Savoir utiliser efficacement les résultats transitoires d’un processus est nécessaire pour qu’une régulation joue bien son rôle. Bien entendu, elle ne suffit pas à elle seule pour obtenir le changement.
Aussi, je propose une nouvelle voie qui consisterait à renforcer les régulations en les inscrivant dans une stratégie globale d’ordre structurel et managérial.
Développer une capacité d’adaptabilité structurelle
En effet, une voie semble s’ouvrir si l’on privilégie le potentiel interne de régulation, véritable maillon faible des entreprises : son inefficience prive leurs salariés des marges de manœuvre nécessaires pour donner à leurs entités et donc à leur entreprise une capacité d’adaptabilité permanente.
Cependant, une telle « révolution » ne se décrète pas. Le pouvoir de la réaliser se trouve dans l’engagement du dirigeant et de son équipe, puis dans la volonté de chaque responsable du haut en bas de la hiérarchie.
Bien entendu, cette stratégie d’implication ne peut s’appuyer sur des discours, des messages, des notes, des injonctions ou une charte de valeurs. Elle nécessite que le dirigeant accepte de lancer un tel dispositif de régulation – et non de contrôle comme on le constate trop souvent – et, surtout, s’en donne les moyens concrets (cf. figure ci-dessous).
Il devra préciser avec son équipe de direction les niveaux de délégation à partager et les instances de régulation à mettre en place. Ensuite il encouragera les autres niveaux hiérarchiques à s’engager en faisant vivre des » groupes de propositions » dans lesquels les salariés pourront échanger des informations, réfléchir ensemble, faire des propositions, afin de consolider la cohérence entre leurs différentes activités.
Partager le pouvoir de régulation
La stratégie structurelle est destinée à transformer certaines pratiques managériales en incitant chaque manager à passer d’une logique de maintien du pouvoir de régulation à une logique de délégation collective.
Cela suppose qu’il accepte de partager son pouvoir, de piloter le fonctionnement des instances mises en place, d’expliquer le refus de certaines propositions faites par les groupes et d’informer sur les résultats obtenus sur le terrain (cf. figure ci-dessus).
Mais un tel changement culturel ne peut aboutir que si ceux qui détiennent les rênes du pouvoir l’acceptent sans réticence et se donnent les moyens de mettre en place un véritable dispositif managérial d’adaptabilité de l’entreprise. Car il s’agit de donner au personnel un pouvoir d’influence et / ou de décision sur des ajustements pour lesquels leur contribution est souvent utile, voire indispensable.
Tout le monde doit y gagner… mais on sait la force des résistances individuelles à ce qui peut être considéré comme une perte de contrôle de la situation. Le mode de management centralisé est plus rassurant puisqu’il est partagé par une minorité majoritaire. La logique du pouvoir partagé passe donc nécessairement par une évolution des mentalités et des comportements.
Ceci suppose que les patrons d’entité disposent d’une grande marge d’autonomie en matière de régulation et qu’ils aient parfaitement intégré ce que l’on attend d’eux : une capacité à accepter la remise en cause permanente de leur organisation et une capacité à gérer les éventuelles dérives.
Il est clair que cette démarche, loin de les dégager de leurs responsabilités, leur donne une autre forme de pouvoir, certes moins visible, et sans doute plus difficile à assumer.
Mais, il ne s’agit pas simplement, comme beaucoup d’entreprises le font déjà, de développer une concertation à partir de données issues des directions. Ni de se contenter d’organiser des groupes qualité ou des groupes de propositions à partir de thèmes imposés ou même suggérés.
Par ailleurs, afin d’être opérationnelle et efficace, la constitution d’un groupe de propositions[3] doit répondre à un certain nombre de conditions : travailler selon une méthode spécifique, en suivant des règles transparentes et respectées de part et d’autre.
Ceci revient à considérer que la base, en contact avec les principaux acteurs du système concerné (clients et fournisseurs externes ou internes, partenaires, concurrents…), joue de facto un rôle d’antenne et d’alerte, capable d’enregistrer des besoins, des informations et de signaler des dysfonctionnements, pour proposer des améliorations à la hiérarchie.
Selon leurs activités, les entités peuvent aussi contribuer à « l’intelligence collective » de l’entreprise en se faisant l’écho d’informations économiques, technologiques ou éthiques utiles. Il va de soi que s’impliquer dans un tel projet de proximité nécessite d’investir de l’énergie, mais ne s’agit-il pas d’une œuvre collective porteuse de sens, de motivation et d’efficacité opérationnelle ?
Cette approche ne signifie pas absence d’objectifs pour l’entité – elle reste évidemment une composante forte de l’entreprise. Mais elle présente l’avantage de compléter ses choix, de répondre plus concrètement aux besoins réels des clients et du marché, de prendre en compte les aspirations naturelles des collaborateurs.
En fait, cette approche systémique managériale considère que devenir une force de proposition permanente fait partie intégrante de la fonction de chacun. Cette logique ne se limite pas à privilégier la relation client, chacun est apprécié comme une personne à part entière et une ressource pour l’entreprise. Elle met en réalité le salarié en position de fournisseur vis-à-vis de l’entité et, paradoxalement, fait de lui un autre type de client pour l’entreprise.
Hormis l’entreprise et ses clients, le personnel des entités et leurs managers sont les deux grands bénéficiaires d’une telle approche. Un salarié, qui comprend mieux comment exercer son influence, qui situe les acteurs à prendre en compte au-delà de son entité et qui participe davantage aux évolutions successives, est plus à même de s’impliquer, de se montrer cohérent et constructif dans ses suggestions et dans les décisions qui relèvent de sa fonction. Il a plus de chance de faire ainsi coïncider ses enjeux personnels avec ceux de l’entreprise.
De son côté, chaque manager aura affaire à des collaborateurs motivés et impliqués et pourra ainsi développer un nouveau pouvoir d’influence, celui de » coach « , à la fois catalyseur et chef d’orchestre. Il sera le » passeur » de changements de comportements et acteur du degré d’adaptabilité de son entreprise.
Organiser un tel changement n’est pas une sinécure ! Il ne s’opère pas en un jour. Il exige du temps, de la volonté, et même un certain sens moral dans la mesure où les managers sont invités à agir autant pour la collectivité que pour leur intérêt personnel. Il peut apparaître aux dirigeants comme paradoxal : pourquoi engager l’entreprise dans un processus si long alors qu’ils sont jugés sur des résultats économiques à court terme, souvent liés à des décisions très conjoncturelles ?
Pour ma part, ce n’est pas incompatible. D’un côté, il s’agit de donner à l’entreprise pour le futur une meilleure capacité d’adaptabilité – et donc une pérennité – en valorisant l’une des branches maîtresses de son capital, à savoir son potentiel humain ; de l’autre, il s’agit de réagir rapidement, et avec à propos, à des fluctuations soudaines. Comment imaginer que ce ne sont pas là les deux préoccupations majeures d’un dirigeant ?
Tout un programme ! Dans un premier temps, il doit avoir pour effet de donner envie aux salariés de s’impliquer et, dans un second temps, de changer le changement. Ces deux effets dzf concourant à renforcer l’adaptabilité de l’entreprise, condition essentielle pour survivre ou se développer.
Pour aller plus loin :
[1] Edgar Morin, Pour une réforme de la pensée, 1977, p. 187 : « Le principe d’organisation récursive est l’organisation dont les effets et les produits sont nécessaires à sa propre causation et sa propre production. Un processus est récursif quand le résultat du processus même a une influence sur son commencement ».
[2] Alain Finkielkraut, Penser le XXème siècle, éd. De l’École Polytechnique, 2000.
[3] Dominique Bériot, Manager par l’approche systémique, préface de Michel Crozier, Éditions d’Organisation, 2006 – Chap. 16, 17 et 18 et p. 167 -172.
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Nous remercions vivement Dominique BERIOT (spécialiste de l’approche systémique du changement et du management dans les entreprises depuis plus de 40 ans), conférencier et auteur de nombreux articles & ouvrages, dont le dernier paru en Février 2018, « Guide systémique du manager d’équipe: 40 situations managériales du quotidien » aux Editions Eyrolles), de partager son expertise professionnelle avec nos fidèles lecteurs de www.managersante.com
Biographie de l’auteur :
Dominique BERIOT, possède une triple expérience professionnelle. D’abord comme manager ou dirigeant dans cinq entreprises différentes de 2000 à 15000 personnes, puis comme consultant de l’entreprise de conseil qu’il a créée et spécialisée dans la conduite du changement par l’approche systémique. Il contribue à la diffusion de la pensée systémique à travers des conférences et des travaux de recherche. Dominique BERIOT a publié 6 ouvrages dans le domaine du management et, plus spécifiquement sur l’approche systémique du changement, dont les plus récents : – « Guide systémique du manager d’équipe, 40 situations managériales du quotidien« , Eyrolles, 2018. – « Manager par l’approche systémique, s’approprier de nouveaux savoir-faire pour agir dans la complexité », Eyrolles, 2014. (préface Michel Crozier).
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