N°26, Juillet 2019
Article écrit par Eric, DELASSUS, (Professeur agrégé (Lycée Marguerite de Navarre de Bourges et Docteur en philosophie, Chercheur à la Chaire Bien être et Travail à Kedge Business School). Il est auteur de plusieurs ouvrages, dont le plus récent est publié en Avril 2019, portant le titre suivant : « La philosophie du bonheur et de la joie : le bonheur à l’hôrizon« , aux Editions Ellipses
Que peut bien faire un philosophe qui, comme c’est mon cas, s’intéresse aux questions d’éthique et plus particulièrement d’éthique médicale, parmi des chercheurs opérant dans les domaines de la gestion et des organisations ? Que peut-il bien y avoir de commun entre ces domaines que d’aucuns pourraient trouver antinomiques ?
En effet, les problématiques liées à la médecine et à l’éthique médicale évoquent plutôt la sollicitude et l’ouverture à autrui. Le management, en revanche, n’a pas toujours une réputation aussi positive. Pour beaucoup, il évoque encore des techniques d’exploitation et de manipulation des personnels, une tentative de réduction de l’être humain à la seule dimension de moyen, comme le laisse d’ailleurs entendre la notion de « ressources humaines ». Certes, il s’agit là d’une vision réductrice du management, mais qui reste présente dans de nombreux esprits et qui est probablement nourrie par une approche taylorienne encore mise en œuvre par de nombreux managers.
Entre le soin et le management : quel rapprochement ?
Aussi, m’a-t-il semblé qu’un rapprochement de ces deux mondes, celui du soin et celui du management, pourrait probablement être fécond pour développer un mode de management plus humaniste. Un management qui ne consisterait plus à gérer des ressources humaines, mais à prendre soin de l’être humain au travail pour lui permettre de trouver dans cette activité une source possible de joie et d’épanouissement.
Le terme de management peut d’ailleurs nous invite à emprunter cette voie, si l’on se réfère à l’une de ses multiples origines étymologiques. En effet, si l’on s’intéresse aux différentes sources qui ont convergé pour aboutir à la formation du mot « management », on s’aperçoit que les puristes de la langue française, qui n’y voit qu’un anglicisme que nous devrions nous abstenir d’utiliser, se trompent, car ce terme semble avoir des racines plus latines qu’anglo-saxonne. Ce mot s’enracine d’ailleurs dans des significations qui en soulignent d’ailleurs toute l’ambivalence. En effet, si l’on retrace l’histoire de ce mot, il provient tout d’abord du latin maneggiare qui signifie conduire à la main et qui a donné la ménagerie ainsi que le manège ; c’est-à-dire le lieu où l’on dresse les chevaux.
Le dressage, me direz-vous, semble assez éloigné du soin et de la sollicitude. Il irait plutôt dans le sens de ceux qui reprochent au management de n’être que manipulation et exploitation. Cette remarque est juste, mais semble devoir être nuancée par la référence à l’évolution du mot au cours du temps. Si l’on en croit la linguiste Henriette Walter[1], il faut certes voir aux origines de ce terme « un mot qui veut dire “entraîner un cheval en le dirigeant avec la main.” », mais il ne faut pas oublier pour autant que parmi ses ancêtres, on trouve également le mot français « ménagement » qui désigne l’administration domestique, l’administration du ménage, avant de se transformer sous sa forme anglaise en technique de gestion des organisations :
Étymologiquement, oui. Le “ménagement” est une affaire artisanale, un mode de gestion économique concret, ancré dans le quotidien. Et c’est là qu’on rejoint le mot ménager et celui de ménagère. Il existe un livre de 1393 qui s’appelle Le ménagier de Paris et qui s’annonce comme un “Traité de moral et d’économie domestique”. On y trouve toutes sortes de réflexions philosophiques sur la famille, mais aussi des conseils pour tenir sa maison, des recettes de cuisine etc. Une affaire de femmes, à l’époque… Qui devient une affaire d’hommes, quand à la fin du XIXe siècle, le mot nous revient d’Angleterre où il a pris le sens de dirigeant d’entreprise[2].
Envisager sous cet angle, le rapprochement avec la notion de soin n’est plus aussi incongru qu’il n’y paraît. La ménagère désigne celle qui gère la sphère domestique, mais si elle le fait, ce peut être aussi pour prendre soin de ceux qui la constituent. Elle organise la préparation de la nourriture, ordonne la maison pour que chacun s’y sente bien et heureux. On peut d’ailleurs évoquer ici le verbe « ménager » qui s’enracine dans le même terreau linguistique que celui de « management ». « Ménager quelqu’un », cela peut signifier, éviter de faire preuve.
Mais, nous rétorquera-t-on, est-ce bien le travail du manager que de prendre soin de ceux dont il a la charge ? Ce qui importe, c’est qu’il contribue à faire en sorte que le travail soit fait et bien fait, quels que soient les moyens mis en œuvre.
La remarque n’est pas sans pertinence et nécessite que l’on réfléchisse sur le sens à donner au travail.
Pourquoi et pour qui travaille-t-on ?
Ici, on pourra commencer à voir en quoi la philosophie peut apporter au management un mode de réflexion, une manière de questionner qui est en mesure de l’aider à évoluer et à se transformer. Philosopher, c’est entre autres travailler sur des concepts, en élucider le sens, voire, comme le penser le philosophe Gilles Deleuze, les créer. Le philosophe n’est peut-être pas que cela, mais il est indéniablement un artisan du concept. Aussi, de même que nous avons précédemment commencé à interroger le concept de management, nous pouvons initier un questionnement au sujet du concept de travail[3].
Pour que le travail ait un sens, il ne peut se réduire à une activité n’ayant d’autres but que le seul profit. Le travail ne prend sens que parce qu’il contribue à la formation d’un réseau d’échanges reposant sur l’utilité réciproque. Comme le souligne Platon au tout début de La République, c’est parce qu’un homme ne peut exercer au cours d’une même journée tous les métiers que se sont mis en place la division sociale du travail et les échanges.
Aussi, si nous travaillons, est-ce tout d’abord pour nous rendre utiles les uns aux autres. Le détournement du travail pour transformer le monde du travail en un univers où règne l’exploitation et la domination ne vient qu’après. En premier lieu, si nous travaillons, c’est parce que nous sommes dépendants les uns des autres et face à cette dépendance deux attitudes sont possibles. Soit on profite de cette situation pour dominer les plus dépendants, en prenant le risque de se trouver soi-même dominé par plus fort que soi et en oubliant que celui qui travaille a sur celui qui le fait travailler l’avantage de progresser dans la maîtrise du monde qu’il transforme.
C’est ce qu’à magistralement montré Hegel dans la fameuse « dialectique du maître et de l’esclave » exposée dans la Phénoménologie de l’esprit. Mais, fort heureusement une autre orientation est possible, celle de la coopération, de la conjugaison des forces plutôt que de leur opposition en vue de l’utilité commune. Cela ne signifie pas qu’il faut nécessairement écarter toute forme de profit des fruits du travail, mais cela veut dire qu’il ne faut pas réduire le travail à cette dimension, ce qui conduit à lui ôter tout sens et à le déshumaniser.
Le travail aurait-il pour seul objectif la recherche du profit ?
Il y a d’ailleurs, comme le souligne assez justement Adam Smith, une dépendance réciproque entre utilité et profit, c’est parce que je recherche le profit que j’ai tout intérêt à me rendre utile aux autres et c’est parce que je leur suis réellement utile que je parviens à tirer profit de mon travail.
Chacun connaît la fameuse citation d’Adam Smith dans La richesse des nations, lorsqu’il explique que ce n’est pas de la bienveillance du boucher ou du marchand de bière que nous attendons notre dînée, mais de son égoïsme. Néanmoins, cet égoïsme ne peut se satisfaire que si son activité présente une certaine utilité sociale. De plus, lorsque Adam Smith prétend qu’il est préférable de compter sur l’égoïsme plutôt que sur la bienveillance pour s’assurer de l’efficacité du travail et des échanges, il n’en infère qu’il faut nécessairement exclure tout souci chez l’artisan ou le commerçant de bien faire son travail par goût ou par souci de satisfaire sa clientèle.
Ce qui est souligné ici, c’est la dépendance réciproque qui relie les hommes, même lorsque ces derniers n’ont d’autres motivations que leurs intérêts égoïstes.
C’est précisément cette dépendance qui peut nous conduire à prendre soin les uns des autres, soit a minima parce que nous sommes animés et motivés par le principe de l’intérêt bien compris, soit en donnant à cette démarche une valeur morale plus haute par altruisme et générosité.
L’homme est-il déterminé par le fait d’être dépendant de l’autre ? Entre vulnérabilité et servitude
Cette dépendance mutuelle qui unit et relie les hommes constitue la vulnérabilité foncière qui caractérise la condition humaine. Être vulnérable, ce n’est pas simplement être fragile ou faible, c’est avant tout être dépendant. Pour élaborer ce concept de vulnérabilité auquel je vais faire référence, je me suis inspiré de deux philosophies qui peuvent à première vue sembler éloignées, mais dont le rapprochement m’a semblé fécond. D’une part l’éthique spinoziste et d’autre part les éthiques du care[4].
Ces deux philosophies, malgré ce qui pourrait les séparer, se rejoignent en ce qu’elles remettent en question l’idée que l’être humain serait par nature un être totalement autonome. Elles considèrent, en effet, qu’être humain signifie d’abord être relié [5] .
Or, c’est précisément en ce sens qu’il faut comprendre que la condition humaine est celle d’un être vulnérable. La vulnérabilité désigne tout d’abord la dépendance réciproque entre les humains[6].
Pour Spinoza, l’homme n’est pas dans la nature « comme un empire dans un empire»[7]. Autrement dit, il fait partie de la nature au même titre que n’importe quelle autre chose et il n’est donc pas en mesure d’en transgresser les lois. L’homme suit les lois communes de la nature et c’est selon ces lois qu’il lui est uni et donc qu’il est également relié aux autres être humains. C’est pourquoi il naît dans un état de servitude, non pas au sens où il serait nécessairement esclave d’autres hommes, mais au sens où il ignore la nature des lois auxquelles il est soumis. Il peut néanmoins conquérir sa liberté par la connaissance de ces lois, en accédant à « la connaissance de l’union qu’a l’esprit avec la nature tout entière»[8] et par conséquent en comprenant également par là comment chaque homme est relié aux autres hommes.
Pour les éthiques du care, les humains sont vulnérables, pas uniquement, comme nous l’avons souligné précédemment parce qu’ils sont faibles ou fragiles, mais parce qu’ils sont dépendants. Il n’y a pas que l’enfant, le vieillard, le malade, la personne handicapée ou en situation de précarité qui soient dépendants. Cette condition, comme le fait remarquer la philosophe américaine Joan Tronto dans son livre Un monde vulnérable[9] , est celle de tous les humains, même de ceux qui ont la faiblesse de se croire autonomes.
Pour illustrer cela, Joan Tronto prend un exemple qui peut sembler on ne peut plus banal, mais qui illustre parfaitement cette idée :
Un employé de bureau ne se sent pas vulnérable face à l’agent d’entretien qui, chaque jour, enlève les déchets et nettoie les bureaux. Mais si ces services devaient cesser, la vulnérabilité de l’employé se révélerait[10].
Ainsi, le cadre d’entreprise qui arrive un matin dans son bureau, alors que le ménage n’a pas été effectué durant la nuit, se sent soudain vulnérable. Il prend conscience de sa dépendance relativement à une personne qu’il ne voit quasiment jamais, mais qui lui ménage chaque jour un environnement agréable pour qu’il puisse travailler dans de bonnes conditions.
De ces deux sources d’inspiration – Spinoza et les théories du care – se dégage une conception relationnelle de la personne[11]. Être humain, c’est être une personne en tant que l’on est reconnu comme telle par d’autres humains que l’on est également en capacité de reconnaître comme des personnes.
En quoi le management peut-il contribuer à favoriser le bien-être de l’homme au travail ?
À partir de ces quelques remarques, il devient possible de penser le bien-être au travail en considérant que sa première condition est de considérer les hommes au travail comme des personnes et surtout comme des personnes vulnérables.
Cette nouvelle approche de la condition de l’homme au travail nécessite donc que l’on remette en question un certain nombre de paradigmes qui ont jusqu’à présent dominé nos représentations et qui restent encore dominants dans certaines pratiques managériales.
À partir du moment où l’on pense l’être humain comme une personne vulnérable, c’en est fini du mythe de l’autonomie et de l’image du self-made-man, c’en est fini de toutes ces représentations éminemment destructrices, tant pour les managers que pour les managés.
Une telle approche permet également de remettre en question une approche purement gestionnaire du management. Le terme de gestion est devenu à ce point envahissant de nos jours qu’il s’applique, dans notre manière de nous exprimer, à des domaines dans lesquels il semble pour le moins fort inapproprié.
Ainsi, devrions-nous gérer notre vie sentimentale, nos émotions, comme on gère son compte en banque. De même, parle-t-on dans les entreprises et les organisations de gestion des ressources humaines. Cela ne peut que nous interroger. Gère-t-on des êtres humains et leurs relations de la même manière que l’on gère un stock de marchandises ? Ne confondons pas l’administration des choses – la gestion – avec l’accompagnement des personnes ?
Or, n’est-ce pas ce que devrait être le management aujourd’hui : l’objet d’une réflexion éthique sur l’accompagnement de la personne au travail[12], plutôt qu’une technique de gestion qui risque fort de devenir, à plus ou moins long terme, totalement inhumaine ?
Lire la suite de cet article le mois prochain
Pour aller plus loin :
[1] https://www.eveprogramme.com/2048/histoire-de-mots-quand-le-manager-et-la-menagere-font-affaire/ 2 Ibid. de brutalité à son égard, faire preuve de délicatesse et de sollicitude à son endroit, en d’autres termes, en prendre soin.
[2] Ibid
[3] Lire à ce sujet mes deux articles consultables en ligne : « Sens et travail » (https://hal.archives-ouvertes.fr/hal00853938/document) et « Le travail est-il pour l’homme une malédiction ? » (http://iphilo.fr/2016/07/07/le-travailest-il-une-malediction-pour-lhomme-eric-delassus/)
[4] https://hal.archives-ouvertes.fr/file/index/docid/701247/filename/ethique_du_care.pdf
[5] Voir à ce sujet mon article consultable en ligne « Pour un care spinoziste » (https://hal.archives-ouvertes.fr/hal00925616/document)
[6] https://the-dissident.eu/penser-la-vulnerabilite/
[7] Spinoza, Éthique, Troisième partie, traduction de Bernard Pautrat, Seuil, 1988, p. 199.
[8] Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement, in Œuvres I – Premiers écrits, PUF, 2011, p. 71
[9] Joan Tronto, Un monde vulnérable, pour une politique du care, La Découverte, 2009, p. 156. 10 Ibid., p. 181. 11 Éric Delassus, La personne, Bréal, 2016.
[10] Ibid
[11] Éric Delassus, La personne, Bréal, 2016.
[12] Éric Delassus, François Silva, « Émergence de nouvelles pratiques managériales et vulnérabilité », Revue Management international – HEC Montréal, Date de parution : Été 2016, Volume 20 – Numéro 4 – Pages 59-74
Nous remercions vivement notre spécialiste, Eric, DELASSUS,Professeur agrégé (Lycée Marguerite de Navarre de Bourges) et Docteur en philosophie , co-auteur d’un nouvel ouvrage publié en Septembre 2018 intitulé « Ce que peut un corps » aux Editions l’Harmattan, de partager son expertise en proposant des publications dans notre Rubrique Philosophie & Management, pour nos fidèles lecteurs de www.managersante.com
Biographie de l’auteur :
Professeur agrégé et docteur en philosophie (PhD), j’enseigne la philosophie auprès des classes terminales de séries générales et technologiques, j’assure également un enseignement de culture de la communication auprès d’étudiants préparant un BTS Communication.
J’ai dispensé de 1990 à 2012, dans mon ancien établissement (Lycée Jacques Cœur de Bourges), des cours d’initiation à la psychologie auprès d’une Section de Technicien Supérieur en Économie Sociale et Familiale.
J’interviens également dans la formation en éthique médicale des étudiants de L’IFSI de Bourges et de Vierzon, ainsi que lors de séances de formation auprès des médecins et personnels soignants de l’hôpital Jacques Cœur de Bourges.
Ma thèse a été publiée aux Presses Universitaires de Rennes sous le titre De l’Éthique de Spinoza à l’éthique médicale. Je participe aux travaux de recherche du laboratoire d’éthique médicale de la faculté de médecine de Tours.
Je suis membre du groupe d’aide à la décision éthique du CHR de Bourges.
Je participe également à des séminaires concernant les questions d’éthiques relatives au management et aux relations humaines dans l’entreprise et je peux intervenir dans des formations (enseignement, conférences, séminaires) sur des questions concernant le sens de notions comme le corps, la personne, autrui, le travail et la dignité humaine.
Sous la direction d’Eric Delassus et Sylvie Lopez-Jacob, il vient de co-publier un nouvel ouvrage le 25 Septembre 2018 intitulé » Ce que peut un corps », aux Editions l’Harmattan,
DECOUVREZ LE NOUVEL OUVRAGE PHILOSOPHIQUE
du Professeur Eric DELASSUS qui vient de paraître en Avril 2019
Résumé : Et si le bonheur n’était pas vraiment fait pour nous ? Si nous ne l’avions inventé que comme un idéal nécessaire et inaccessible ? Nécessaire, car il est l’horizon en fonction duquel nous nous orientons dans l’existence, mais inaccessible car, comme tout horizon, il s’éloigne d’autant qu’on s’en approche. Telle est la thèse défendue dans ce livre qui n’est en rien pessimiste. Le bonheur y est présenté comme un horizon inaccessible, mais sa poursuite est appréhendée comme la source de toutes nos joies. Parce que l’être humain est désir, il se satisfait plus de la joie que du bonheur. La joie exprime la force de la vie, tandis que le bonheur perçu comme accord avec soi a quelque chose à voir avec la mort. Cette philosophie de la joie et du bonheur est présentée tout au long d’un parcours qui, sans se vouloir exhaustif, convoque différents penseurs qui se sont interrogés sur la condition humaine et la possibilité pour l’être humain d’accéder à la vie heureuse. (lire un EXTRAIT de son ouvrage)
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