N°7, Décembre 2017
Conférence donnée le Vendredi 06 octobre 2017 au centre psychiatrique du Bois de BONDY par le Professeur Eric, DELASSUS, agrégé et docteur en philosophie (PhD)
Lorsque j’ai commencé à réfléchir sur ce que j’allais dire durant cette conférence, j’ai d’abord pensé à parler de la dimension éthique du soin, c’était d’ailleurs, initialement, le titre que je pensais donner à mon intervention. Cependant, ce choix ne me satisfaisait qu’à moitié.
Parler d’une dimension éthique du soin, cela laisse entendre que cette dimension n’est qu’un aspect du soin, qu’un élément parmi d’autres d’un tout qui contiendrait d’autres composants qui se situeraient au même niveau. Or, s’il est vrai qu’il y a, par exemple, une dimension technique du soin, qui est essentielle, il n’est pas certain que l’éthique relève d’une dimension de même nature. Ne serait-ce que parce qu’on ne peut séparer cette « dimension » éthique du soin des autres déclinaisons qui le concerne.
Peut-on imaginer un soin purement technique ou purement social dans lequel serait occulté toute forme d’éthique ? Serait-ce encore du soin ?
Peut-on parler de l’éthique du soin ?
Aussi, après avoir remis en question cette première approche, me suis-je dit qu’il serait peut-être plus pertinent et plus judicieux de parler de l’éthique du soin. Mais, cet intitulé ne me satisfaisait pas plus que le premier.
D’une part parce que parler d’une éthique du soin, comme parler d’une éthique des affaires ou d’une éthique du sport, ou de l’éthique de n’importe quel autre domaine de l’activité humaine, pourrait laisser croire que chacun de ces domaines possède son éthique propre qui serait distincte et séparée d’éthiques qui seraient spécifiques à d’autres formes d’activités.
Or, une telle conception des choses ne peut que nous conduire à des contradictions insurmontables, voire à nous rendre « schizophrène », dans la mesure où elle nous conduirait à respecter certains principes ou certaines valeurs dans un domaine, mais pas dans un autre. Il me semble donc plus raisonnable de considérer qu’il n’y a qu’une seule et unique éthique et que celle-ci se décline de différentes façons, selon les domaines dans lesquels elle s’applique.
Ainsi, par exemple, il n’y a pas une éthique des affaires et une éthique médicale, c’est la même éthique qui s’applique dans les deux domaines.
C’est pourquoi, le médecin qui travaille pour un laboratoire pharmaceutique n’a pas de raison de se sentir tiraillé entre plusieurs systèmes de valeurs. S’il dissimule les résultats d’une étude et qu’il ne communique pas au grand public les conclusions de ses travaux sur les effets indésirables d’un médicament, parce que cela va à l’encontre des intérêts de son employeur, on ne pourra pas dire qu’il est pris dans un conflit entre deux éthiques, son attitude sera tout simplement contraire à l’éthique en général, un point c’est tout.
D’autre part, parler d’une éthique du soin, cela conduit à considérer le soin comme une activité comme une autre, c’est-à-dire comme une activité en fonction de laquelle l’éthique dans ce qu’elle a d’universel devrait se voir déclinée d’une certaine façon, comme on le fait pour les affaires, le sport ou même la médecine.
Or, c’est précisément cette approche du soin comme une activité parmi d’autres qu’il m’a semblé intéressant d’interroger, car le soin ne se résume à la pratique des soignants, il désigne quelque chose de plus large, de plus vaste, de plus grand aussi bien quantitativement que qualitativement. Le soin n’est-ce pas ce qui grandit un homme, tout autant lorsqu’il prend soin de soi, lorsque l’on prend soin de lui ou lorsqu’il prend soin des autres ?
Aussi, à la question de savoir pourquoi ce n’était pas satisfaisant de parler de la dimension éthique du soin ou même de l’éthique du soin, ai-je fini par trouver cette réponse :
s’il n’y a pas une dimension éthique du soin ou une éthique du soin qui serait une éthique parmi d’autres, c’est tout simplement parce que le soin est au cœur de l’éthique, c’est parce que le soin n’est autre que ce qui constitue l’éthique, toute éthique renvoie finalement à la manière dont nous prenons – ou non – soin de nous-mêmes et des autres.
L’éthique est-il la morale ?
C’est d’ailleurs en ce sens que l’éthique n’est pas la morale, car bien que ces deux mots signifient initialement la même chose, c’est-à-dire les mœurs, notre manière d’être et d’agir, l’un venant du grec (ethos) et l’autre venant du latin (mores), leur signification a évolué au cours du temps et, au bout du compte, une différence sémantique s’est installée.
La morale renvoie à un certain nombre de règles, de normes, dont on a parfois le sentiment qu’elle s’impose à nous de l’extérieur, qu’elles nous sont dictées par la société sans que nous ayons nécessairement notre mot à dire. La morale nous dit ce que nous devons faire, elle nous oblige. Elle répond à l’une des questions que pose Emmanuel Kant pour initier sa pensée « que dois-je faire ? ».
La réponse à cette question, je vais soit la trouver en me soumettant aux normes sociales et là, en effet, j’obéirai à une loi extérieure. Soit je vais la trouver dans une réflexion personnelle et dans ces conditions, j’obéirai librement à une règle que je me fixe à moi-même.
Dans un cas, j’agirai sous le régime de l’hétéronomie – hétéro = autre, nomos = la loi -, dans l’autre, je n’obéirai qu’à moi-même et je vivrai sous le régime de l’autonomie – auto = soi-même.
C’est pourquoi la morale ne se réduit pas à la morale sociale, elle peut aussi, selon Kant, provenir du plus profond de nous-mêmes, de l’usage que nous faisons de notre raison pour déterminer ce que nous devons faire. Ce qui n’empêche pas la règle morale de prétendre à une certaine universalité, car si elle vient du profond de chacun de nous, elle vient de cette raison que nous partageons tous les uns avec les autres et qui est un élément constitutif notre humanité.
Ainsi, ce qui fait qu’une règle d’action est morale selon Kant, c’est son caractère universalisable et le fait qu’elle prenne l’humanité comme une fin.
Autrement dit, si je veux savoir si ce que je fais est moral, je dois me demander ce qui se passerait si tout le monde en faisait autant, c’est le sens de la première formulation de l’impératif catégorique « agis toujours de telle sorte que la maxime de ton action puisse également valoir comme une loi universelle », mais vu sous un autre angle cette loi morale m’oblige aussi à prendre en considération l’humanité qui est en chaque être humain et à faire en sorte que chacun puisse accomplir pleinement cette humanité, c’est pourquoi Kant formule également cet impératif de la manière suivante :
« Tache toujours de considérer l’humanité, dans ta personne, comme en celle d’autrui, jamais simplement comme un moyen, mais toujours également comme une fin » (Kant)
La morale est-elle une forme de règle qui implique de dire la vérité au malade ?
Et déjà avec cette formulation, nous rencontrons l’idée du soin, car ce que nous demande finalement la loi morale exprimée de cette façon, c’est finalement de prendre soin de l’humanité qui est en chacun de nous.
Néanmoins, le problème de la morale, c’est qu’en s’exprimant sous forme de règles, elle a du mal à tolérer l’exception, elle a parfois tendance à être trop rigide et à s’adapter difficilement à la singularité de certaines situations. Ainsi, la loi morale nous commande de ne pas mentir, mais que faire lorsque l’on prend conscience que l’annonce d’une vérité peut parfois être d’une grande violence et ne pas être immédiatement bénéfique pour celui qui la reçoit.
C’est, par exemple, le problème que pose la vérité due au malade, on ne doit pas lui mentir, mais on ne peut pas toujours lui dire toute la vérité. Aussi, faut-il négocier avec la vérité, ne pas tout dire, mais le préparer à recevoir cette vérité, c’est cela aussi prendre soin. L’attitude éthique, c’est donc celle qui, au lieu d’appliquer la loi morale au réel de manière un peu trop systématique, cherche à faire émerger une certaine manière de se comporter, d’être et d’agir, à partir de la singularité des situations.
C’est d’ailleurs lorsque la norme ne fonctionne pas que l’on est conduit à adopter une attitude qui relève plus de l’éthique que de la morale. C’est lorsque l’on a l’impression qu’en respectant la règle, bien qu’étant en parfait accord avec la loi morale, on ne prend pas vraiment soin des autres comme il faudrait, qu’une démarche authentiquement éthique s’impose.
Entre morale, « la norme du bien » et l’éthique, « la visée de la vie bonne »…que choisir ?
Paul Ricœur, dans son livre soi-même comme un autre, expose assez clairement cette articulation entre morale est éthique, lorsqu’il définit la morale comme la norme du bien et l’éthique comme la visée de la vie bonne.
Il écrit, en effet : Je réserverai le terme d’éthique pour la visée d’une vie accomplie et celui de morale pour l’articulation de cette visée dans des normes caractérisées à la fois par la prétention à l’universalité et par un effet de contrainte [1].
Par visée de la vie bonne, il faut donc entendre le projet de mener une vie pleinement humaine et qui mérite d’être vécue. La visée éthique est également définie par Ricœur comme :
La visée de la vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes [2].
Ce que l’on peut interpréter comme le souci de prendre soin de soi et des autres dans un cadre économique, politique et juridique satisfaisant. La morale correspond donc à la définition des normes qui permettent de rendre cette vie effective. Néanmoins, si les normes sont trop rigides, elles risquent de nous faire rater le but poursuivi par l’éthique.
Par exemple, si j’annonce trop violemment une vérité à un malade et que celui-ci sombre dans la dépression, je n’aurai pas dérogé à la loi morale, mais néanmoins, mon attitude n’aura pas été parfaitement éthique, précisément parce que je n’aurai pas pris soin de ce malade comme il convient.
C’est pourquoi Paul Ricœur défend la primauté de l’éthique sur la morale et distingue trois moments de la sagesse pratique, principalement lorsqu’il s’agit, non pas de choisir entre le bien et le mal, mais plutôt de déterminer ce qui est préférable ce qui se produit lorsque le respect de la norme ne produit pas un résultat satisfaisant.
Ces trois moments sont les suivants :
- Le premier consiste à poser la primauté de l’éthique sur la morale ;
- Le second consiste à affirmer « la nécessité pour la visée éthique de passer par le crible de la norme » ;
- Le troisième consiste à « la légitimité d’un recours de la norme à la visée, lorsque
la norme conduit à des impasses pratiques ».
L’éthique serait-elle alors, rien d’autre que le « soin en acte » ?
La visée éthique est donc sans cesse confrontée à des problèmes que la seule morale ne peut résoudre. Ces problèmes, et c’est ce que je voudrais maintenant essayer de montrer, relèvent tous d’une manière ou d’une autre du soin. Car ce n’est pas simplement le soin qui est éthique, c’est l’éthique qui n’est rien d’autre que le soin en acte.
Ce qui me conduit à une telle affirmation, c’est le fait qu’aucun de nous ne serait ce qu’il est, si personne n’avait pris soin de lui. L’homme est un être de culture, cela signifie que, livré à lui-même, il ne devient pas humain. Les quelques cas d’enfants sauvages que nous connaissons, et qui ont été étudiés par Lucien Malson, nous montrent qu’un enfant d’homme ne devient humain que si quelqu’un prend soin de lui et l’accompagne sur le chemin de l’humanité.
Qu’est-ce d’ailleurs que la culture, si ce n’est une manière de prendre soin ?
En effet, l’enfant d’homme ne devient humain que parce que d’autres hommes l’ont élevé et éduqué. D’autres hommes ont pris soin de lui physiquement pour le maintenir en vie, car l’être humain naît, en quelque sorte, prématuré, et a besoin qu’on le maintienne en vie durant les premiers mois de sa vie, voire les premières années.
D’autres êtres humains lui ont appris une langue, l’ont initié à la vie sociale, lui ont transmis des savoirs et des savoir-faire, ont fait naître sa sensibilité esthétique, bref ont fait croître et se développer toute l’humanité qui était en germe en lui.
D’ailleurs, si l’on s’intéresse à l’origine du mot culture, on découvre que ce mot vient du latin colere qui désigne tout d’abord l’agriculture. Or, que fait le paysan – ou que devrait-il faire, car il n’est pas certain qu’à l’heure de l’agriculture industrielle, il en aille encore ainsi – qui cultive son champ, sinon en prendre soin, c’est-à-dire créer les conditions favorables pour que la nature puisse donner le meilleur d’elle-même. Cicéron n’écrit-il pas d’ailleurs dans ses Tusculanes :
Et, pour continuer ma comparaison, je dis qu’il en est d’une âme heureusement née, comme d’une bonne terre ; qu’avec leur bonté naturelle, l’une et l’autre ont encore besoin de culture, si l’on veut qu’elles rapportent.
Entre nature & culture : le « prendre soin » serait-il l’éthique de cette omniprésence du soin dans la condition humaine ?
Autrement dit, le plus doué des hommes, le mieux loti par la nature, ne pourra devenir pleinement lui-même, si personne ne prend soin de lui pour que se développent toutes ses aptitudes, pour qu’il puisse augmenter la perfection qui est la sienne.
Cela signifie d’ailleurs qu’il n’y a pas, à proprement parler d’opposition entre nature et culture. La culture ne fait que permettre à la nature de s’exprimer, sous différentes formes qui sont variables d’un peuple à l’autre, d’une époque à l’autre, d’un individu à l’autre. On pourrait donc dire de l’homme, qu’en un certain sens, il est naturellement un être de culture.
Ainsi, s’il est naturellement doué de langage, c’est-à-dire de la faculté de faire usage de ces systèmes de signes que l’on appelle des langues, il faut nécessairement qu’il apprenne une langue particulière qui est le produit d’une culture pour pouvoir développer son aptitude naturelle au langage. Aussi, plutôt qu’une opposition, y a-t-il une indissociable complémentarité entre nature et culture.
La culture consiste à prendre soin de la nature, et cela est également vrai pour l’être humain. L’homme est cet être qui doit prendre soin des autres et qui a besoin qu’on prenne soin de lui pour devenir pleinement humain.
Par conséquent, si l’on considère que l’éthique n’est pas la morale, qu’elle ne se limite pas à un ensemble de règles qui seraient posées ou inscrites au-dessus de nous et auxquelles il faudrait obéir catégoriquement, mais si l’on considère que l’éthique désigne une manière d’être qui émerge de notre compréhension des relations singulières que nous entretenons avec le monde et donc avec les autres hommes, on peut considérer que l’éthique naît de cette omniprésence du soin dans la condition humaine.
Si l’on considère qu’à la différence de la morale qui pose ces lois comme transcendantes, nous considérons que l’éthique est immanente à la vie même des humains, il n’y a rien d’étonnant, ni de scandaleux, à affirmer que le soin est au cœur de l’éthique.
En effet, tout homme, quel qu’il soit a été un jour l’objet du soin d’un autre être humain et tout homme quel qu’il soit est susceptible de devenir un jour sujet du soin et de s’occuper d’un de ses semblables. Je dis susceptible, car malheureusement, la réciproque n’est pas parfaite. Si nous avons tous été l’objet du soin de quelqu’un, tous, nous n’accomplirons pas nécessairement et pleinement cette tache de prendre soin d’autrui, tâche qui est pourtant indispensable, car sans elle, il n’y a pas d’humanité possible.
Découvrez la 2ème partie de cet article le mois prochain
Pour aller plus loin :
[1]Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Seuil, 1990, p. 201-202.
[2]Ibid.
[3] Frédéric Worms, Le moment du soi – À quoi tenons-nous ?, PUF, 2010, p. 7.
Nous remercions vivement notre spécialiste, Eric, DELASSUS,Professeur agrégé (Lycée Marguerite de Navarre de Bourges) et Docteur en philosophie, Chercheur à la Chaire Bien être et Travail à Kedge Business School , de partager son expertise en proposant des publications dans notre Rubrique Philosophie & Management, pour nos fidèles lecteurs de http://localhost/managersante
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