N°2, Novembre 2017
1ère partie de cet article passionnant publié avec l’aimable autorisation de Dsirmtcom, ancien webmaster du Site Directeur-des-Soins.com,
« Le philosophe est l’ami du concept, il est en puissance de concept. C’est dire que la philosophie n’est pas un simple art de former, d’inventer ou de fabriquer des concepts, car les concepts ne sont pas nécessairement des formes, des trouvailles ou des produits.
La philosophie, plus rigoureusement, est la discipline qui consiste à créer des concepts. L’ami serait l’ami de ses propres créations ? Ou bien est-ce l’acte du concept qui renvoie à la puissance de l’ami, dans l’unité du créateur et de son double ? Créer des concepts toujours nouveaux, c’est l’objet de la philosophie.
C’est parce que le concept doit être créé qu’il renvoie au philosophe comme à celui qui l’a en puissance, ou qui en a la puissance et la compétence. On ne peut pas objecter que la création se dit plutôt du sensible et des arts, tant l’art fait exister des entités spirituelles, et tant les concepts philosophiques sont aussi des « sensibilia ».
À dire vrai, les sciences, les arts, les philosophies sont également créateurs, bien qu’il revienne à la philosophie seule de créer des concepts au sens strict. Les concepts ne nous attendent pas tout faits, comme des corps célestes.
Il n’y a pas de ciel pour les concepts. Ils doivent être inventés, fabriqués ou plutôt créés, et ne seraient rien sans la signature de ceux qui les créent. Nietzsche a déterminé la tâche de la philosophie quand il écrivit : « Les philosophes ne doivent plus se contenter d’accepter les concepts qu’on leur donne, pour seulement les nettoyer et les faire reluire, mais il faut qu’ils commencent par les fabriquer, les créer, les poser et persuader les hommes d’y recourir.
Jusqu’à présent, somme toute, chacun faisait confiance à ses concepts, comme à une dot miraculeuse venue de quelque monde également miraculeux », mais il faut remplacer la confiance par la méfiance, et c’est des concepts que le philosophe doit se méfier le plus, tant qu’il ne les a pas lui-même créés (Platon le savait bien, quoiqu’il ait enseigné le contraire…). Platon disait qu’il fallait contempler les Idées, mais il avait fallu d’abord qu’il crée le concept d’Idée. Que vaudrait un philosophe dont on pourrait dire : il n’a pas créé de concept, il n’a pas créé ses concepts ? »
Gilles Deleuze, Qu’est-ce que la philosophie (extrait)
Comment définir ce qu’est la philosophie ? Lorsque Gilles Deleuze se questionne sur ce qu’elle peut être, il pose son lien avec la conceptualisation, l’art d’élaborer des concepts ; cet art que le philosophe véritable déploie pour mieux comprendre le monde et ses enjeux. L’existence de la philosophie serait-elle possible sans cette essence conceptuelle ? Les concepts engendrés par le philosophe sont-ils conditionnés par certaines caractéristiques ? En matière de création, comment distinguer la philosophie d’autres arts et sciences ?
Enfin, dans l’histoire de la philosophie, ce “concept” de création de contexte est-il véritablement nouveau ?
Philosophie et concept
Gilles Deleuze introduit cette recherche sur le lien entre la philosophie et le concept par deux affirmations a priori complémentaires :
- le philosophe est “ami du concept” ;
- le concept est en lui “en puissance”, comme un possible à réaliser.
Concevoir un concept
A l’instar de la philosophie, étymologiquement amie de la sagesse, le philosophe est ami avec le concept. Le concept est une représentation intellectuelle, générale et abstraite.
Lorsque Descartes, dans ses Méditations, considère le concept du triangle, il peut se le représenter par la pensée, par l’intellection, comme ayant “trois angles égaux à deux droits” (Méditations, V). Tous les triangles possèdent cette propriété générale. Même si Descartes a pu percevoir dans la nature par l’intermédiaire de ses sens “quelquefois des corps de figure triangulaire” (Ibid.), il n’a pas besoin d’être en présence d’un triangle pour le concevoir. Il peut se le représenter abstraitement, mentalement. Comme l’indique Louis-Marie Morfaux dans son Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines,
(…) le concept suppose donc une double relation, d’une part avec la chose représentée, d’autre part avec le sujet actif.
Il y a donc bien une relation entre le philosophe et le concept, mais est-il possible ici de qualifier le philosophe d’”ami du concept”, tout comme la philosophie est “l’amie de la sagesse” ?
Peut-on parler d’une « amitié » entre le philosophe et le « concept » ?
Lorsque l’amitié est évoquée dans le domaine de la philosophie, il en est une qui surpasse toute autre évocation, celle entre Montaigne et La Boétie :
Parce que c’était lui, parce que c’était moi. Montaigne, Essais, I, 28, “De l’amitié”).
Toute explication rationnelle semble impossible : il n’y a pas de mots pour décrire pourquoi une amitié naît entre deux êtres. Il semble cependant difficile de pouvoir envisager une “amitié” entre le philosophe et le concept, qui n’est pas un être mais un objet de l’esprit.
L’amitié est une relation entre deux personnes, caractérisée par une réciprocité entre elles : ce n’est pas l’amour, qui peut parfois être unilatéral ; ce n’est pas la subordination où existe une dépendance hiérarchique et où il n’y a point d’égalité. Plutôt que d’amitié entre le philosophe et ses concepts, il serait sans doute plus juste de parler d’attachement, comme l’écrit Rousseau :
L’attachement peut se passer de retour, jamais l’amitié.” Jean-Jacques Rousseau, Émile, IV.
Nous évoquions au début de ce texte le lien posé par Gilles Deleuze entre le philosophe et son concept : nous le retrouvons ici “attaché” à lui. Si le philosophe est “l’ami du concept”, il faut le comprendre dans le sens que précise André Lalande :
(…) on dit qu’on est amis des arts, du plaisir, non qu’on a de l’amitié pour ces objets. A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie.
Le philosophe est donc “ami du concept” à l’égal d’un gastronome amateur de nourritures spirituelles : il a un penchant naturel pour le concept ; il a de “l’appétit” pour le concept au sens que donne Spinoza à ce terme :
L’appétit n’est donc rien d’autre que l’essence même de l’homme, et de la nature de cette essence suivent nécessairement les choses qui servent à sa conservation et par conséquent l’homme est déterminé à les faire. B. Spinoza, Éthique, III, 9.
Afin de pouvoir persévérer dans son être, chemin décrit par Spinoza vers le bonheur au moyen de la connaissance, le philosophe doit désirer le concept, autrement dit être conscient de l’appétit qu’il a du concept. Mais être “ami du concept” ne peut suffire, il faut que le philosophe ait en lui la capacité virtuelle de faire exister des concepts.
“En puissance de concept”
Le philosophe est “en puissance de concept”. Pour mieux comprendre cette notion d’”en puissance”, reprenons cette conversation qu’un critique d’art, Camille Mauclair, a eue avec le sculpteur Rodin :
J’ai dit un jour à Rodin : “On dirait que vous savez qu’il y a une figure dans le bloc, et que vous vous bornez à casser tout autour la gangue qui nous la cache.” Il m’a répondu que c’était absolument son impression en travaillant. Musée Rodin, dossier documentaire, Rodin, la chair, le marbre.
Le bloc de marbre recèle en lui une infinité de formes possibles : il contient en puissance les possibles statues que le sculpteur va réaliser. Seule la statue réalisée dans ce bloc de marbre sera dite “en acte”. Cette distinction entre les notions “en acte” et “en puissance” vient d’Aristote :
L’acte est le fait pour une chose d’exister en réalité et non de la façon dont nous disons qu’elle existe en puissance, quand nous disons, par exemple, qu’Hermès est en puissance dans le bois. Aristote, Métaphysique.
La statue d’Hermès est un des possibles devenirs de ce bloc de bois évoqué par Aristote. Le philosophe a en lui la capacité – Deleuze utilisera plus loin le terme de compétence – de faire exister des concepts. Toutefois, comme nous allons le voir, il ne s’agit pas là d’un artisanat borné à faire de banales reproductions.
La philosophie, un art simple ?
La philosophie ne se réduit pas à “former”, “inventer”, ou “fabriquer” des concepts. Elle n’est pas une usine à concepts. Elle ne forme pas des concepts sur la base d’un moule ou d’un modèle qui permettrait de les reproduire à l’infini, telles des voitures ou des pièces mécaniques, toutes identiques. Elle n’invente pas les concepts, au sens premier de ce verbe, celui de découverte. L’étymologie du terme “invention” vient du latin inventio, découverte, d’invenire, trouver, rencontrer (Morfaux, Op. cit.).
Le philosophe ne découvre pas les concepts comme une “trouvaille”, à l’instar d’un découvreur de trésor – son “inventeur” au sens juridique -, ou, comme dans l’exemple cité plus loin dans le texte, un astronome découvrant une planète jusqu’alors inconnue. La philosophie ne fabrique pas des concepts comme des produits de consommation. Elle n’a rien du processus économique décrit par Marx :
Pour vivre, il faut avant tout boire, manger, s’habiller et quelques autres choses encore. Le premier fait historique est donc la production des moyens de satisfaire ces besoins, la production de la vie matérielle elle-même. Marx, Engels, Idéologie allemande.
Même si parmi les besoins humains, celui de philosopher devrait occuper une place majeure, il n’a rien qui puisse le satisfaire sous une forme purement matérielle. S’il n’est donc ni usiné, ni inventé ou fabriqué, quelle peut – ou doit – être la genèse du concept ?
Au commencement, le philosophe fit le concept
Gilles Deleuze nous donne cette première définition de ce qu’est la philosophie : être créatrice de concepts. Le philosophe est créateur de concepts : ils les génère, il est à leur origine. Autrement dit, comme nous le verrons plus loin, il en est la cause. Notons ici que la notion d’origine se rattache étymologiquement à celle de naître, en l’occurrence de faire naître les concepts.
Il y a un lien entre le concept et sa conception, l’acte de concevoir.
Nous retrouvons ici Descartes lorsqu’il distingue le fait d’imaginer de celui de concevoir : il est simple de concevoir un triangle avec ses trois lignes ; il semble impossible de concevoir un myriogone (Méditations, VI), cette figure aux dix mille côtés, mais il est toujours possible de l’imaginer.
Il reste que le philosophe va bien devoir concevoir un concept et non simplement, l’imaginer. Lorsque Platon présente l’allégorie de la Caverne, ce chemin qui conduit à la connaissance du Bien, cette caverne est bien entendu imaginaire, mais le concept du Bien, lui, est bien une création de l’entendement, comme Gilles Deleuze le montrera plus loin dans son texte.
Il s’agit bien d’une représentation intellectuelle, générale et abstraite, mais en aucun cas d’un pur produit de l’imagination, telle la chimère de Descartes, certes créée par lui comme une idée factice, fictive, mais sans aucune application pour se questionner sur le monde et les choses qui nous environnent. L’allégorie n’est pas le mythe, comme l’explique Simone Manon :
Une allégorie est un récit ou un tableau présentant sous la forme d’un symbolisme concret des idées abstraites. L’allégorie utilise les ressources de la métaphore mais pour représenter par le moyen d’images des idées abstraites, il faut être à l’étage de la pensée conceptuelle. C’est clair chez Platon dont l’œuvre articule, avec bonheur, le développement spéculatif d’une idée et la mise en scène symbolique de la même idée sous la forme d’un « mythe » qui est en réalité une allégorie. Simone Manon, Qu’est-ce qu’un mythe ?.
L’allégorie est certes une représentation parlant aux sens, imagée, donc en rapport avec l’imagination, mais le fond de son discours exprime une idée abstraite, un concept : comme par exemple la Justice, représentée par une femme tenant une balance et une épée. C’est à l’instar de l’utilitarisme une pesée des plaisirs et peines, “tranchée” par la décision, le jugement de ce qui est meilleur.
Notons enfin que cette notion de conception peut présupposer une génétique, une hérédité du concept. Mais est-il possible ici de parler d’une lignée de concepts, ou d’une lignée de concepteurs ?
La suite de cet article passionnant, le mois prochain…
Pour aller plus loin :
- Gilles Deleuze, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Editions de Minuit.
- Descartes, Méditations métaphysiques. Texte en accès libre
- Louis-Marie Morfaux, Jean Lefranc, Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, A. Colin.
- Montaigne, Essais.
- Jean-Jacques Rousseau, Émile.
- A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF.
- B. Spinoza, Éthique.
- Musée Rodin, dossier documentaire, Rodin, la chair, le marbre.
- Aristote, Métaphysique.
- Marx, Engels, Idéologie allemande.
Dsirmtcom est créé en 2012, par un philosophe des soins du courant des Néophytes….
Biographie de l’auteur :
« Philosophe des Soins du courant des Néophytes, Directeur des soins honoraire en retraite depuis le 1er février 2017, mes centres d’intérêts sont la Philosophie et l’Éthique. Je porte bien sûr beaucoup d’intérêt également à toute l’actualité autour de la santé et de l’hôpital public. Présent sur Twitter depuis avril 2012 sous le pseudo de @dsirmtcom, je gère un fil d’actualité autour de de ces différents domaines. J’ai été le webmaster du site directeur-des-soins.com de 2000 à 2016 et j’ai exercé comme Directeur des Soins de 1999 à 2017. Mon parcours dans la Fonction Publique Hospitalière a commencé en décembre 1977. Ayant débuté comme agent des services hospitaliers (ASH, le premier grade en bas de l’échelle), j’ai été successivement infirmier (D.E. 1981), puis cadre de santé (1992) et enfin Directeur des Soins. »
Source : www.managersante a obtenu l’aimable autorisation du Blog de Directeur des Soins.com Dsirmtcom, pour la publication de cet article (Septembre 2017).
2 Responses
Pour Gilles Deleuz quel est la thème le thèse et la problématique
Bonjour,
Nouveau site pour moi
une belle trouvaille
J’aimerais vous suivre et apprécier vos richesses
merci