Nouvel Article rédigé pour ManagerSante.com par Denis BISMUTH, Chargé du pilotage de l’innovation pédagogique de l’entreprise Isokan, superviseur certifié de l’EMCC Global Supervision Individual Award (ESIA, European Mentoring and Coaching Council) et animateur de la commission recherche. Il est Dirigeant du cabinet de coaching Métavision.
Il est auteur de plusieurs livres et co-auteur d’un ouvrage collectif de référence publié en Octobre 2021 chez LEH Edition, sous la direction de Jean-Luc STANISLAS, intitulé « Innovations & management des structures de santé en France : accompagner la transformation de l’offre de soins« .
Denis BISMUTH interviendra également à l’occasion du 1er Colloque de ManagerSante.com qui aura lieu les Lundi 28 et Mardi 29 Mars 2022, au Ministère des Solidarités et de la Santé (inscription gratuite pour suivre l’évènement en ligne).
N°11, Mars 2021
Comme nous en informe notre confrère actusoins[1] l’OMS et l’OIT préconisent la mise en œuvre de programme pour protéger la santé des soignants [2].
On a pu constater en ces temps de crise sanitaire combien la santé des soignants et leur capacité d’engagement ont été mise à rude épreuve. On sent bien qu’ils ont atteint les limites de leurs capacités à compenser les faillites du système de santé face à la pandémie toujours en cours.
Les failles du système sont antérieures à la pandémie et le covid n’ont fait que rendre un peu plus insupportable une situation déjà très difficile.
Le souci de la santé des soignants apparait comme une préoccupation de premier ordre pour qui accepte de regarder au-delà de la myopie à laquelle nous condamne une conception marchande, financière et rentabiliste du soin.
Sans être vraiment devin, on peut faire l’hypothèse que les conséquences de cette crise de la santé professionnelle des soignants se traduira rapidement (si ce n’est déjà le cas) par une fatigue de l’engagement des soignants qui pourrait avoir comme conséquence de nombreuses défections des professionnels et donc, à moyen terme, un manque de personnel formé et expérimenté. Mais au-delà de cela, cette prolétarisation/paupérisation d’une profession plutôt cotée jusque-là aura sans doute du mal, comme on le voit avec le corps des enseignants, à recruter dans les années à venir. On peut aussi préjuger que le coût de cette défection et de cette perte de compétence sera très largement supérieur à l’économie qu’on espérait réaliser en financiarisant la santé ces dernières décennies.
Mais qu’est-ce que la santé professionnelle ?
Si selon l’OMS la notion de santé[3] va au-delà de l’absence de maladie, quelles sont les conditions requises pour rétablir la santé professionnelle d’une corporation ou d’un corps de métier ?
Quand on pense santé on a tendance à penser à l’état physique et psychique d’un individu. Mais La question de la santé va au-delà de l’état de santé des individus.
On a l’expérience des crises de santé professionnelle dans des entreprises comme en son temps France Télecom dont le Pdg s’est trouvé mis en examen. La réaction immédiate a consisté à envoyer comme des casque-bleu du travail dans une entreprise en guerre, des brigades de psychologues pour faire « coussin compassionnel [4]» aux plus souffrants. Mais cette réaction n’a été d’aucune utilité sur l’état de santé de l’entreprise. La réaction rapide qui consiste à tenter de colmater les brèches ne résous malheureusement pas grand-chose car on s’attaque au symptôme et pas à la cause.ins d’absentéisme.
Quelles leçons peut-on tirer des expériences passées de crises de santé professionnelles ?
De Sollac Fos en quasi-dépôt de Bilan dans les années 80, à France télécom aux suicides de triste mémoire, de nombreuses expériences ont été tentées pour sortir ces entreprises de l’impasse, qui apportent des réponses sur la question de la santé professionnelle.
La santé physique et psychique des individus au travail est souvent déterminée par leur environnement professionnel de l’organisation dans laquelle ils travaillent. La notion de santé professionnelle des individus va au-delà de la question de leur santé psychique et physique.
La question de la santé des individus n’est généralement qu’un symptôme d’un disfonctionnement de la santé d’une organisation.
Comment créer les conditions de la santé professionnelle ?
La littérature ne manque pas en ce qui concerne les évolutions des rapports au travail en entreprise, au cours de ces dernières décennies. Une rapide méta-analyse de ces écrits peut nous permettre d’identifier une tendance forte : Plus on veut obtenir de la productivité, plus il est nécessaire de déposséder l’acteur de la propriété de son action par des process préétablis et contrôlés. Il est pour cela nécessaire d’avoir comme critère premier du travail la capacité des opérationnels à se subordonner. C’est le fondement idéologique de la démarche taylorienne telle que de nombreux psychologues du travail l’ont décrit[5].
L’inconvénient d’une telle posture c’est qu’elle produit du désengagement et de l’incapacité à s’adapter, à changer, à créer son activité à se régénérer dans ses compétences.
En période d’incertitude ou bien de grands changements, la subordination devient un frein à l’évolution de l’entreprise. L’acteur et sa capacité à s’auto déterminer devient un levier incontournable du travail. L’humain et sa créativité passe d’un statut d’ « obstacle à contourner » à un statut de « ressource ». Comme on l’a vu depuis quelques années avec les démarches d’entreprise ou « libérée » ou « responsabilisante » et maintenant entreprise « apprenante », c’est à chaque fois un même scénario du « retour de l’acteur ». C’est l’engagement des acteurs qui est la condition de leur adaptabilité et donc de la durabilité du travail et même de l’entreprise.
On peut pour cela énoncer un certain nombre de principes simples à énoncer même s’ils ne sont pas toujours faciles à appliquer. Dans ce renversement de modèle de gouvernance, le management intermédiaire se trouve confronté à une difficulté que son expertise technique ne permet pas de dépasser : il doit se mettre au service de l’équipe pour sa réussite, plutôt que d’avoir à commander les individus avec son expertise technique. On parlera alors de servant leadership (Carlzon, 1984)[6].
La mission du manager n’est plus tellement de décider pour les autres en utilisant son expertise technique mais plutôt d’accompagner les équipes pour qu’elles construire leur puissance. C’est ce que certains modèles managériaux nomment l’empowerment[7]
Sa compétence se développe alors sur un double axe :
– Créer un environnement capacitant [8]: un environnement qui permet que les capacités des opérationnelles s’actualisent en compétence au travail.
– Conduire des relations humaines. Gérer les tensions, les confrontations les jeux d’acteur maintenir la cohésion de l’équipe etc….
On voit bien que ce changement de paradigme dans la mission du manager de terrain représente une réelle révolution dans sa mission par rapport à la mission du chef ou l’expertise technique n’a que très peu de place.
Le manager est convié à des tâches complexes comme :
– Créer un environnement de travail non-toxique : des ressources adaptées, un management respectueux des hommes.
– Savoir reconnaitre l’engagement et la valeur du travail
L’organisation est aussi conviée à une telle transformation et doit créer les conditions pour pouvoir :
– Produire et communiquer sur le sens de l’action, la vision de l’avenir et les perspectives.
– Faire suffisamment confiance pour savoir déléguer l’autorité à décider.
Ces quelques principes énoncés ici soulèvent souvent des objections. Les arguments des plus réfractaires pour justifier leur résistance au changement, sont généralement de deux ordres :
– ça va couter cher : on a déjà tenté de nombreuses réorganisations qui ont couté cher mais qui n’ont jamais abouti.
– On se heurte à des résistances psychologiques. « Les gens » ne voudront jamais : on n’arrive pas à lutter contre les baronnies et les privilèges, on n’arrive pas à motiver les personnes…
Quelques retours d'expériences dans le secteur de la santé.
De nombreux projets ont été menés avec succès dans le secteur de la santé qui montrent que ces deux arguments ne résistent pas à l’expérience.[9]
Le coût d’une réorganisation dans le respect des personnes et de leur travail est, de toutes les façons, inférieur au coût à long terme sur la profession et sur le secteur d’activité, comme nous en faisons l’amère expérience en ce moment. De plus, si une réorganisation ne réussit pas c’est la plupart du temps parce qu’elle n’est pas au service de ceux qu’on engage à changer, mais au service de ceux qui la commande. Les cabinets conseil les plus onéreux et les plus créatifs en matière d’influence n’y changeront rien.
La résistance psychologique des opérationnels est un discours sur la rigidité de l’organisation dans sa manière de répondre à leur besoin. Il n’est pas de salarié « pas motivé » il est surtout des salariés « pas motivé à ce qu’on leur demande ». Il est compréhensible que chacun peut avoir du mal à se motiver pour quelque chose dont il ne voit pas l’intérêt surtout quand ils sont exclus des décisions qui sont prises pour eux.
De nombreuses expériences en matière d’innovation managériale ont été menées ces dernières années dans le secteur de la santé. Il est possible d’en lire des témoignages dans l’ouvrage cité plus haut (innovation & management des structures de santé en France). On pourra notamment remarquer le travail accompli par Rodolphe Bourret DG du CHR de valencienne [10] ou l’action entrepris à Bordeaux par Yann Bubien DG du CHI de Bordeaux ou encore de Bernard Castells au CHU de Caen.
Les différentes expériences de transformation des organisations vers un état de santé professionnelle des salariés se caractérisent par relativement peu de facteurs :
Le respect des personnes : Il s’agit de considérer les salariés, non pas comme des ETP[11] mais comme des personnes ayant des besoins et des projets. Le travail du manager est alors de faire que les besoins et les projets de chacun soient cohérents avec les besoins et les projets de l’entreprise. Il est, pour cela, nécessaire de mettre en place un environnement de travail qui respecte l’intégrité physique et psychologique des individus : Mettre à la disposition de chacun le matériel nécessaire pour travailler, un temps pour produire, mais aussi, un temps pour reproduire sa force de travail et ses compétences.
Un encadrement qui fait autorité : autorité au sens d’Hannah Arendt « Ce qui caractérise essentiellement l’autorité c’est à l’exclusion de l’usage de la contrainte et de la persuasion, le présupposé de la reconnaissance et du respect ». autorité vient du latin « augere »: « augmenter »
Exercer une autorité consiste à créer les conditions nécessaires pour augmenter la puissance des personnes sur lesquelles on exerce son autorité.
Et comme le sait tout manager formé à l’analyse transactionnel et bien supervisé : la Puissance c’est la Protection et la Permission. Pour exercer sa puissance sans se sentir en danger le salarié a besoin de la protection de sa hiérarchie et de la permission de faire son travail avec l’incertitude et le risque permanent d’erreur.
L’autorité c’est ce qui a pour vertu d’assurer au pouvoir la permanence, la durée ou mieux : l’endurance.
Un management qui incarne le projet d’entreprise.
La fonction du cadre est bien « d’encadrer » c’est-à-dire de porter le cadre de travail, le sens qu’on donne à notre action en commun mais aussi les limites. Les limites à l’intérieur desquels on peut etre en sécurité et les limites à ne pas franchir sans prendre de risque. Encadrer c’est aussi contenir c’est-à-dire offrir un espace de travail qui protège. Un cadre de travail dans lequel la capacité du chef d’orchestre est d’etre le garant de la gestion du tempo pour que soient concertantes les actions individuelles.
On peut donc bien comprendre que les compétences à mettre en œuvre et les postures justes de l’exercice de l’autorité sont bien loin des savoir-faire techniques ou des compétences de gestion auxquels est généralement formé le management intermédiaire. Des comportements souvent contre-intuitifs qui ne peuvent se structurer que par l’expérience et un accompagnement spécifique par de la supervision des pratiques professionnelles.
En conclusion :
On pourra constater aux vues des différentes expériences innovantes en matière de management de la santé, que la question du coût du changement organisationnel est un faux problème. Ce changement est d’abord et avant tout une question de volonté, de projet « politique » de l’organisation. Les surcoûts qui pourraient apparaitre quand on tente de donner les ressources aux opérationnels, sont très vite compensés par leur engagement et la chute des défections des difficultés de recrutement et autres congés de maladies [12]. Congés de maladie des individus qui , au-delà d’un certain seuil critique, sont autant d’observables de la mauvaise santé de l’organisation. En réalité, la transformation des politiques de management de la santé n’entraine que peu de surcout mais se traduit plutôt par un déplacement des couts. Par exemple : une meilleure considération des personnes et la responsabilisation des équipes, entraine un mieux être au travail qui se traduit tout de suite par plus d’engagement et moins d’absentéisme.
Notes :
[1] Actu Soins « L’OMS recommande la mise en oeuvre de programmes pour protéger la santé des soignants »
[2] Un nouveau guide de l’OIT et de l’OMS pour renforcer la protection des personnels de santé
[3] L’Organisation mondiale de la Santé (OMS) définit la santé comme « un état de complet bien-être physique, mental et social, [qui] ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité »1. La santé est ainsi prise en compte dans sa globalité. Elle est associée à la notion de bien-être.
[4] Comme disait Yves Clot (voir bibliographie)
[5] On lira à ce sujet l’œuvre d’ Yves Clot sur le travail et son organisation.
[6] Belet D. Le « servant leadership » (voir bibliographie)
[7] L’empowerment ou encore « capacitation », est l’octroi de davantage de pouvoir à des individus ou à des groupes pour agir sur les conditions sociales, économiques, politiques ou écologiques auxquelles ils sont confrontés (source wikipedia)
[8] Un environnement capacitant est un environnement qui « met en capacité de », qui place les individus en situation de mettre en jeu leur compétence ou à développer de nouvelles compétences (pouvoir d’agir). Il permet aux individus d’élargir leurs possibilités d’action (Falzon 2013).
[9] On trouvera le compte rendu de ces expériences dans l’ouvrage édité par LEH innovation & management des structures de santé en France.
[10] co-auteur de l’ouvrage : la transformation des organisations hospitalières- le modèle valenciennois
[11] Équivalent Temps Plein : L’équivalent temps plein est une unité de mesure d’une charge de travail ou plus souvent, d’une capacité de travail ou de production. l’ETP renvoie à une conception organisationnelle et comptable du travail indépendamment de l’individu qui occupe l’emploi
[12] le coût moyen annuel de l’absentéisme au travail en France est estimé à 25 milliards d’euros, soit environ 3 500 euros annuels par salarié ou environ 7% de la masse salariale.
Bibliographie pour aller plus loin :
- Arendt A. « La crise de la culture », Poche coll essai folio 1989
Belet D. Le « servant leadership » : un paradigme puissant et humaniste pour remédier à la crise du management in : Gestion 2000 2013/1 (Volume 30), pages 15 à 33
- Clot Y « le travail à cœur », Edition La Découverte, 2015
- Gomez P .Y. « La Gouvernance d’entreprise », Edition, Que Sais Je, 2021
- Fernagu Oudet S. « Favoriser un environnement « capacitant » dans les organisations, revue : Apprendre au travail (2012), pages 201 à 213
- Stanislas J.L. (dir) « Innovation & management des structures de santé en France : accompagner la transformation de l’offre de soins sur le territoire », LEH Edition, Octobre 2021
Nous remercions vivement Denis BISMUTH, Chargé du pilotage de l’innovation pédagogique de l’entreprise Isokan, superviseur certifié de l’EMCC Global Supervision Individual Award (ESIA), animateur de la commission recherche de l’European Mentoring and Coaching Council (fédération de coach), Dirigeant du cabinet de coaching Métavision) et auteur de plusieurs ouvrages, pour partager régulièrement son expertise professionnelle pour nos fidèles lecteurs de ManagerSante.com
Biographie de l'auteur :
Chargé du pilotage de l’innovation pédagogique de l’entreprise Isokan, il accompagne les entreprises dans la mise en place de l’organisation apprenante. il anime des supervisions de coach et de dirigeant.
Denis BISMUTH est membre et Animateur de la commission recherche de l’European Mentoring and Coaching Council EMCC France (fédération de coach). Il est superviseur certifié de l’EMCC Global Supervision Individual Award (ESIA).
Dirigeant du cabinet de coaching Métavision depuis 2000, il accompagne des grands groupes industriels comme des PME et des entreprises du secteur social qui font le choix de faire évoluer leurs pratiques managériales dans le sens d’une responsabilisation des acteurs. Il a développé une modalité de professionnalisation par la supervision :
les groupes de coprofessionnalisation© qui lui permettent de superviser le management intermédiaire, les coaches et les dirigeants.
Spécialisé dans l’Audit d’entreprise et de centres de formation innovants il les accompagne dans leur transformation vers une organisation apprenante.
Il est également auteur de nombreux articles publiés dans l’excellente revue HBS (Harvard Business Review)
Colloque de ManagerSante.com 28 & 29 Mars 2022 (PRE-PROGRAMME)
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