N°3, Janvier 2018
Article publié par notre nouvel expert de managersante.com, le Docteur Bernard ANSELEM, auteur de plusieurs ouvrages dont, « Je rumine, tu rumines, nous ruminons » (aux Editions Eyrolles, 2017) et « Ces émotions qui nous dirigent » (aux éditions Alpen éditions, 2017)
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Pour prendre une décision notre cerveau possède des ressources sous-estimées mais peut aussi nous tendre des pièges.
Des décisions sous influence
Qu’il s’agisse de choisir des courgettes, un dentifrice, une carrière professionnelle ou les personnes que nous fréquentons, nous prenons tous des centaines de décisions par jour. La plupart des gens pensent que leurs choix proviennent d’une analyse logique et rationnelle des données. En réalité la majorité, voire la totalité sont sous influence émotionnelle. Ceux qui conservent quelques illusions sur leur rationalité auront avantage à lire la suite.
Quoi de de plus froid et rationnel qu’un placement financier, quoi de plus éloigné du monde impalpable des émotions humaines ? Pourtant l’étude du cerveau pendant cet exercice montre que les régions impliquées dans les émotions sont au moins aussi actives que celles liées à l’analyse rationnelle ! Sans émotions, pas de raison !
Savoir décider : l’apport des sciences cognitives
Ceux qui réussissent le mieux leur parcours professionnel ou personnel ne sont souvent pas les plus brillants, ni les plus forts, ils savent « sentir » une situation, ils apprécient jusqu’où ils peuvent aller, évitent les impasses. Un 6e sens inné ? Peut-être, mais pas seulement, cela s’apprend aussi.
Certains nous conseillent d’écouter nos ressentis (notre corps sait ce qui est bon pour nous), à l’opposé d’autres nous alertent sur les émotions qui nous trompent ou nous aveuglent. Qui croire ? Les deux approches sont utiles mais pas dans les mêmes circonstances…
Les sciences cognitives peuvent nous aider à démêler l’utile du nuisible. Il est possible d’améliorer ses aptitudes.
Nous sommes tous nuls pour prendre une décision rationnelle !
Pour faire un choix nous analysons une situation et décidons en fonction des différents avantages attendus et de la probabilité de chaque option. En théorie le problème est résolu depuis le XVIII e siècle, un penseur mathématicien D. Bernoulli l’avait formalisé dans sa loi de l’utilité espérée. Le problème c’est que nous sommes mauvais pour évaluer la probabilité d’un choix et encore plus mauvais pour apprécier la valeur d’un avantage espéré. Il ne s’agit pas d’une opinion provocatrice mais d’un constat vérifié par des milliers d’expériences en laboratoire ou sur le terrain de la vie quotidienne.
Nos décisions sont perméables aux émotions et prises sur la base d’erreurs de perception ou de mémorisation. Ces imperfections sont dénommées « biais cognitifs » il en existe plus de 180 validés et référencés.
Pour faire simple nous n’en citerons que 3 :
Biais de disponibilité : les événements les plus disponibles dans notre mémoire vont fausser nos choix, par exemple nous sommes plus effrayés par un accident d’avion ou un attentat (empreinte émotionnelle majeure) que par les risques d’un accident domestique ou de la circulation (statistiquement bien plus élevés mais banalisés dans notre mémoire émotionnelle). Autre exemple, devant un choix complexe, les événements qui ont précédé (une parole négative, un sourire, un geste) vont inconsciemment nous influencer.
Biais de négativité : s’il vous arrive neuf événements agréables et un problème, à quoi allez-vous penser en fin de journée ? Cette tournure d’esprit est utile pour progresser et se préserver des dangers multiples, mais elle peut aussi influencer négativement nos choix.
Dans le domaine des choix financiers, A.Tversky et D.Kahneman ont brillamment démontré qu’à niveau de risque égal, les décisions des acteurs expérimentés n’étaient pas identiques selon qu’il s’agisse de gains ou de pertes, l’aversion aux pertes est plus forte que l’attirance pour le gain. Cette démonstration du rôle de l’irrationnel dans les raisonnements a valu à leurs auteurs un prix Nobel d’économie (le seul attribué à des psychologues).
Biais de confirmation : Les informations allant dans le sens de nos croyances sont mieux repérées et mieux mémorisées que les autres, c’est ce qui fait que nous nous entourons d’une « bulle » de sources d’informations favorables à nos avis de départ et négligeons les informations et opinions contraires.
Choix complexes : la force de l’intuition
Les raisonnements font appel à notre mémoire consciente. Celle-ci n’est que la partie émergée de l’iceberg, 90 % de l’activité cérébrale échappe à notre conscience. Les intuitions se forment en mode automatique, guidées par des associations d’idées inconscientes, elles-mêmes sous influence de ce qui est important pour nous (en positif ou en négatif), c’est-à-dire par nos émotions et nos besoins profonds. Nous pouvons apprendre à favoriser ces processus.
Une des démonstrations les plus brillantes de ces mécanismes est fournie par A. Damasio : dans un environnement complexe, quand nous ne maîtrisons pas l’ensemble des données et que le nombre d’informations dépasse nos capacités de mémoire (c’est le cas de la plupart des situations professionnelles), les personnes qui écoutent leurs intuitions émotionnelles prennent des décisions plus pertinentes que celles qui cherchent à mémoriser et rationaliser coûte que coûte. L‘intuition crée de la valeur ! À l’inverse, chez des patients privés d’affect par une lésion cérébrale, il a mis en évidence une altération majeure de leurs choix de vie et une indifférence aux conséquences de leurs actes. Émotions et prise de décision impliquent les mêmes régions cérébrales et sont indissociables.
En pratique, intuition ou réflexion ? Des émotions utiles ou nuisibles ?
La conduite découle de ces connaissances. Intuitions, ressentis, pulsions, vous comprenez qu’on ne peut tout accepter ou rejeter en bloc. Les influences émotionnelles peuvent aider ou entraver. Ce n’est pas forcément un handicap à condition d’en être conscient. C’est ici qu’intervient la notion d’intelligence émotionnelle : développer une capacité de reconnaissance, d’utilisation ou de mise à distance de nos émotions. Très schématiquement :
Pour les petites décisions quotidiennes : savoir repérer son état émotionnel (évident pour certains, terre inconnue pour d’autres).
– Si l’émotion est forte (par exemple anxiété, colère, exaltation, culpabilité, rancœur), tout le monde sait que le moment n’est pas favorable pour agir et qu’il est préférable d’attendre un meilleur moment, encore faut il être capable de repérer cette composante émotionnelle, cela s’apprend.
– En période moins agitée, dans un domaine que vous maîtrisez, il est possible d’apprendre à ressentir ces signaux émotionnels émis par votre corps et votre cerveau, ils représentent votre mémoire profonde et sont en lien direct avec vos besoins et vos valeurs. À chacun de les écouter ou de choisir de les ignorer selon les cas. L’intuition nécessite d’être à l’écoute de ses sensations, de prendre le temps de ralentir, de changer de sujet, d’être plus tourné vers le présent…
– Les experts (managers, artistes, sportifs) font de meilleurs choix. Avec l’expérience, les chemins neuronaux s’éclaircissent, l’intuition s’améliore avec moins d’effort. Attention il existe des exceptions, si la situation est inhabituelle ou si l’on est en poste depuis plus de 15 ans (accoutumance, routine, excès de confiance).
Les grandes décisions, les choix stratégiques, les choix de vie nécessiteront d’intégrer une donnée supplémentaire : vous, votre personnalité, votre parcours.
– A vous de repérer si vous faites partie de ceux qui se laissent mener par leurs émotions (impulsivité, recherche de nouveauté, addictions, panier- percé, jeu compulsif, conduites à risque, hypersensibilité, anxiété majeure). Il sera souvent préférable d’apprendre à reconnaître ses influences émotionnelles et les mettre à distance (temporiser, raisonner, prendre un avis extérieur, apprendre à réguler ses émotions).
– À l’inverse les personnes trop « rationnelles » (anxiété modérée, culture cartésienne, perfectionnisme, culture « never complain », valorisation de l’intellect, contrôle de soi, ignorance de ses émotions, grippe-sous) auront avantage à apprendre à ressentir leurs émotions et laisser parler leurs intuitions avant de décider. Elles apprendront à sortir des raisonnements et des tableaux Excel, à prendre de la distance, à pratiquer la conscience du présent, la relaxation.
“Have the courage to follow your heart and intuition. They somehow already know what you truly want to become. Everything else is secondary.” Steeve Jobs.
– Dans tous les cas n’oubliez pas de prendre des avis extérieurs, les autres ont aussi des biais, des faiblesses, mais pas les mêmes que vous…
En somme, décider est un apprentissage, savoir écouter et accueillir ses intuitions est fondamental, toutefois les décisions majeures gagneraient à être prises en plusieurs fois et après une analyse personnelle approfondie. Comme toute simplification, ces exemples sont imparfaits et ne constituent qu’une indication, chaque personnalité, chaque situation est unique. Ces sujets peuvent être approfondis sous forme de mise en pratique, formations ou exposé
Nous remercions vivement Docteur Bernard ANSELEM, Médecin spécialiste en imagerie médicale, master de recherche en Neuropsychologie (Toulouse, Lyon, Grenoble), titulaire d’un Certificat de « science of happiness » (Berkeley) et Formateur professionnel pour médecins ou entreprise. Il est également Auteur de plusieurs ouvrages dont, « Je rumine, tu rumines, nous ruminons » (Editions Eyrolles, 2017) et « Ces émotions qui nous dirigent« (Alpen éditions) conférencier.
Membre du comité d’éthique de l’université de Savoie,
Il propose de partager son expérience professionnelle en Neuropsychologie pour nos fidèles lecteurs de www.managersante.com