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Quelle est la nature des déterminations qui peuvent orienter les décisions médicales éthiques ? Le professeur Eric DELASSUS explore cette position déterministe (2/4).

N°60, Octobre 2022

Nouvel Article écrit par Eric, DELASSUS, (Professeur agrégé Lycée Marguerite de Navarre de Bourges et  Docteur en philosophie, Chercheur à la Chaire Bien être et Travail à Kedge Business School). Il est co-auteur d’un nouvel ouvrage publié en Avril 2019 intitulé «La philosophie du bonheur et de la joie» aux Editions Ellipses.

Il est également co-auteur d’un nouvel ouvrage publié depuis le04 Octobre 2021 chez LEH Edition, sous la direction de Jean-Luc STANISLAS, intitulé « Innovations & management des structures de santé en France : accompagner la transformation de l’offre de soins

 

Relire la première partie de cet article.

La volition « par laquelle l’esprit affirme que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux droits » ne consiste finalement que dans l’idée même du triangle qui « doit envelopper cette même affirmation ».

Cependant, lorsque nous sommes confrontés à des problèmes éthiques, il est rare que nous ressentions un sentiment de certitude comparable à celui que nous éprouvons lorsque nous faisons des mathématiques. Il serait même plus juste de dire que lorsque nous ressentons un tel sentiment c’est qu’il n’y a aucun problème. Cela ne signifie pas que les questions éthiques ne peuvent être résolues more geometrico, mais que leur complexité est telle que souvent nous rencontrons des difficultés pour rassembler toutes les données nécessaires à leur résolution. D’autant que, généralement, il faut y répondre dans l’urgence. Le plus souvent il nous faut agir avant d’être certains, certains que nous sommes qu’une action même imparfaite et partiellement inappropriée serait toujours préférable à l’absence d’action. Et même choisir de ne rien faire, c’est encore ici prendre une décision dont les effets nous restent inconnus.

Il importe de décider, de trancher

Cela ne signifie pas que dans de telles situations nos décisions sont séparables de nos idées, mais que nos idées sont dans de telles conditions le plus souvent fictives ou incertaines et donnent lieu au doute et à l’hésitation. Nous sommes alors sujet à la fluctuatio animi, ce « flottement de l’âme », « qui naît de deux affections contraires » et dont Spinoza dit qu’il « est à l’affect ce qu’est le doute à l’imagination [1] ». Spinoza relate d’ailleurs une expérience de ce type dans le Traité de l’amendement de l’intellect lorsqu’il fait référence à la situation du philosophe qui, ayant saisi la vacuité des biens ordinaires (honneurs, richesses, plaisirs de sens), se trouve confronté à l’alternative suivante : « Il semblait que je voulusse laisser échapper un bien certain à profit d’un incertain [2]. »

Cependant – et c’est là que Spinoza, qui réfute l’existence d’un libre arbitre et d’une volonté indépendante de l’entendement, se sépare de Descartes –, il semblerait que la dynamique même de la délibération finisse toujours par orienter le choix dans une direction déterminée :

Mais après que j’eusse couvé cette chose quelque temps, je découvris d’abord que si, renonçant à ces choses, je m’attaquais à la nouvelle manière d’être, je renoncerais à un bien incertain de par sa nature (je cherchai en effet un bien fixe), mais seulement quant à son obtention .[3]

Souvent confronté à des situations de ce type, pour fuir un mal certain, le médecin doit parfois décider d’entreprendre la poursuite d’un bien incertain quant à sa réalisation. Faut-il intervenir ou non, traiter ou non ? Faut-il préférer l’expectation à une thérapie plus agressive, quelle thérapie choisir ? Chaque cas étant singulier, le médecin ne peut pas toujours savoir si ses prescriptions seront tolérées par le patient et si elles seront adaptées à la pathologie qu’il doit traiter. On pourrait reprendre ici cette remarque de Celse citée par Anne Fagot-Largault [4] :

L’art de la médecine est conjectural, le propre de la conjecture est d’être vraie plus souvent que non, mais de tomber parfois à côté. Un signe qui trompe une fois sur mille ne doit pas être rejeté, car il est fiable chez la plupart des gens [5].

Il importe donc toujours de décider, de trancher. Et c’est toujours cette part d’ignorance qui oblige le médecin à se déterminer sans que pour autant il soit conduit par des facteurs relevant de la rationalité scientifique, mais plutôt par une intuition [6], qui, même si elle est le plus souvent pertinente, contient toujours une part de risques qu’il faut assumer.

La nature des déterminations

La question se pose de savoir quelle est la nature des déterminations qui peuvent orienter les décisions médicales lorsqu’elles ne sont pas soumises à des nécessités objectives et clairement identifiées.

Il s’agit donc, non seulement d’identifier les causes efficientes qui déterminent la décision, mais également de définir ce que peuvent être les critères d’un choix qui ne repose pas sur la connaissance du vrai, puisqu’il est justement rendu nécessaire par l’ignorance de celui qui doit décider. Les seuls critères de jugement dont il est possible de disposer ici sont ceux du probable, du souhaitable ou du préférable. Il s’agit le plus souvent de critères reposant sur une intuition toujours accompagnée de la conscience de sa propre incertitude. On pourrait certes, pour régler certains problèmes, se reposer sur les statistiques. On sait par exemple que, dans la majorité des cas, certaines pathologies peuvent évoluer plus lentement chez une personne âgée que chez un adulte en milieu de vie. On peut donc, à partir de là, décider de renoncer à des traitements lourds qui pourraient nuire à la qualité de vie d’un patient dont on sait qu’il est peu probable que cette maladie soit pour lui cause de souffrances et entraîne son décès. Cependant, le problème des statistiques tient en ce qu’elles ne font que mesurer et quantifier notre incertitude sans pour autant la restreindre. Ainsi, qu’un risque concerne un cas sur dix ou un cas sur mille, le médecin ou l’équipe médicale qui auront fait le mauvais choix pour le dixième ou le millième patient n’en seront pas moins confrontés à la difficulté d’avoir à assumer un mauvais choix pour ce cas précis. Sans parler du patient lui-même, à qui il serait plutôt déplacé de venir expliquer que l’orientation thérapeutique choisie était la bonne d’un point de vue statistique, mais que, malheureusement pour lui, il a perdu à la loterie.

Si l’on revient maintenant à la leçon cartésienne, il importe d’insister sur l’importance qui s’y trouve accordée à la notion de résolution. En effet, une fois qu’une décision est prise, il importe de s’y tenir. Dans le cas contraire, elle perd toute efficience en se fragmentant en une multiplicité d’autres décisions qui correspondent chacune à un changement d’orientation. On risque alors de glisser dans une dangereuse errance qui peut ne jamais permettre de localiser les repères nécessaires à une orientation efficace. Cependant, la résolution n’est pas l’obstination, il importe donc d’en déterminer les limites si l’on ne veut pas verser dans des pratiques déraisonnables dont on ne connaît que trop les effets néfastes en médecine.

Mais tout cela resterait simple s’il s’agissait de prendre une décision qui n’engage que soi-même dans l’intimité de sa conscience ; or, il en va rarement ainsi. Dans la pratique médicale, si la décision n’est pas toujours collective ou partagée – le médecin peut décider seul contre tous – elle se prend le plus souvent en fonction d’un contexte dans lequel plusieurs points de vue doivent être pris en considération en tenant compte d’un enjeu qui n’est autre que la vie du patient tant d’un point de vue qualitatif que quantitatif. C’est la raison pour laquelle dans le processus de décision il ne faut jamais oublier le point de vue du malade lui-même, ainsi que celui de ses proches. Qu’elle soit solitaire ou collective, la décision médicale suppose un positionnement de celui qui décide relativement aux appréciations des divers intervenants. C’est finalement cette alchimie complexe qui fait la décision.

Celle-ci résulte d’un processus dont l’extrême complexité a souvent tendance à nous échapper. Une fois la décision prise, il est souvent difficile d’expliquer précisément de quelle manière les choix se sont orientés dans une direction plutôt que dans une autre. La quantité d’éléments qui déterminent nos choix et la complexité des liens qui les font interagir sont telles que l’écheveau est souvent difficile à démêler. Cependant, cette complexité ne doit pas faire obstacle à notre effort pour mieux comprendre les mécanismes de la décision afin de mieux décider et de mieux agir.

Conclusion provisoire :

Si l’on veut définir une méthode de décision, ce n’est certainement pas de manière a priori que l’on parviendra à le faire, mais en tirant les leçons de l’expérience même de la prise de décision. Il ne s’agit pas ici d’apprendre à décider, mais de comprendre comment l’on décide pour mieux décider. On pourrait s’inspirer à nouveau des leçons de Spinoza qui, dans le Traité de l’amendement de l’intellect, montre qu’il n’y a pas de méthode qui précéderait la connaissance de la vérité et qui nous montrerait le chemin pour y parvenir, mais que c’est, à l’inverse, parce que nous connaissons déjà au moins une vérité (habemus enim ideam veram[7]) que nous pouvons par la réflexion progresser vers d’autres idées vraies. Car si toutes nos pensées et tous nos actes sont déterminés, cela ne signifie pas pour autant que nous n’avons aucun pouvoir sur eux ; l’esprit humain dispose par sa nature de la puissance de réfléchir, c’est-à-dire de faire d’une idée l’objet d’une autre idée. Certes, cette réflexion est elle-même déterminée, mais lorsqu’un événement externe déclenche « d’aventure [8] » ce processus réflexif, l’esprit est alors conduit par sa seule puissance à rechercher le vrai et l’utile.

Lire la suite de cet article le mois prochain.

Eléments bibliographiques :

[1] Ibid., troisième partie, scolie de la proposition XVII.

[2] B. Spinoza, Traité de l’amendement de l’intellect, p. 23.

[3] Ibid.  

[4] A. Fagot-Largeault, Médecine et philosophie, Paris, PUF, 2010, p. 36.

[5] Celse, De medicina, II, 6.

[6] « Une longue tradition enracinée dans le Corpus hippocratique veut que le bon médecin soit celui qui

devine juste, parce qu’il sait “apprécier les signes et en calculer la valeur” (Hippocrate, Pronostic, 25) », Fagot-Largeault, op. cit., p. 36.

[7] « En effet, idée vraie nous avons », B. Spinoza, op. cit., p. 53.

[8] « Je méditais donc la question de savoir si d’aventure il ne serait pas possible de parvenir à la nouvelle manière d’être, ou du moins à une certitude à son sujet, sans pour autant changer l’ordre et la manière ordinaire de ma vie, chose que je tentai souvent en vain », ibid., p. 19.

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Nous remercions vivement notre spécialiste, Eric, DELASSUS, Professeur agrégé (Lycée Marguerite de Navarre de Bourges) et  Docteur en philosophie,  de partager son expertise en proposant des publications dans notre Rubrique Philosophie & Management, pour nos fidèles lecteurs de ManagerSante.com 

Biographie de l'auteur :

Professeur agrégé et docteur en philosophie (PhD), j’enseigne la philosophie auprès des classes terminales de séries générales et technologiques, j’assure également un enseignement de culture de la communication auprès d’étudiants préparant un BTS Communication.
J’ai dispensé de 1990 à 2012, dans mon ancien établissement (Lycée Jacques Cœur de Bourges), des cours d’initiation à la psychologie auprès d’une Section de Technicien Supérieur en Économie Sociale et Familiale.
J’interviens également dans la formation en éthique médicale des étudiants de L’IFSI de Bourges et de Vierzon, ainsi que lors de séances de formation auprès des médecins et personnels soignants de l’hôpital Jacques Cœur de Bourges.
Ma thèse a été publiée aux Presses Universitaires de Rennes sous le titre De l’Éthique de Spinoza à l’éthique médicale. Je participe aux travaux de recherche du laboratoire d’éthique médicale de la faculté de médecine de Tours.
Je suis membre du groupe d’aide à la décision éthique du CHR de Bourges.
Je participe également à des séminaires concernant les questions d’éthiques relatives au management et aux relations humaines dans l’entreprise et je peux intervenir dans des formations (enseignement, conférences, séminaires) sur des questions concernant le sens de notions comme le corps, la personne, autrui, le travail et la dignité humaine.
Sous la direction d’Eric Delassus et Sylvie Lopez-Jacob, il a publié plusieurs ouvrages :
– le 25 Septembre 2018 intitulé ” Ce que peut un corps”, aux Editions l’Harmattan.
– un ouvrage publié en Avril 2019 intitulé «La philosophie du bonheur et de la joie» aux Editions Ellipses.
Il est également co-auteur d’un dernier ouvrage, sous la Direction de Jean-Luc STANISLAS, publié le 04 Octobre 2021 chez LEH Edition,  intitulé « Innovations & management des structures de santé en France : accompagner la transformation de l’offre de soins.

DECOUVREZ LE NOUVEL OUVRAGE PHILOSOPHIQUE

du Professeur Eric DELASSUS qui vient de paraître en Avril 2019

Résumé : Et si le bonheur n’était pas vraiment fait pour nous ? Si nous ne l’avions inventé que comme un idéal nécessaire et inaccessible ? Nécessaire, car il est l’horizon en fonction duquel nous nous orientons dans l’existence, mais inaccessible car, comme tout horizon, il s’éloigne d’autant qu’on s’en approche. Telle est la thèse défendue dans ce livre qui n’est en rien pessimiste. Le bonheur y est présenté comme un horizon inaccessible, mais sa poursuite est appréhendée comme la source de toutes nos joies. Parce que l’être humain est désir, il se satisfait plus de la joie que du bonheur. La joie exprime la force de la vie, tandis que le bonheur perçu comme accord avec soi a quelque chose à voir avec la mort. Cette philosophie de la joie et du bonheur est présentée tout au long d’un parcours qui, sans se vouloir exhaustif, convoque différents penseurs qui se sont interrogés sur la condition humaine et la possibilité pour l’être humain d’accéder à la vie heureuse.  (lire un EXTRAIT de son ouvrage)

 

Professeur Éric DELASSUS

Professeur agrégé et docteur en philosophie (PhD), j'enseigne la philosophie auprès des classes terminales de séries générales et technologiques, j'assure également un enseignement de culture de la communication auprès d'étudiants préparant un BTS Communication. J'ai dispensé de 1990 à 2012, dans mon ancien établissement (Lycée Jacques Cœur de Bourges), des cours d'initiation à la psychologie auprès d'une Section de Technicien Supérieur en Économie Sociale et Familiale. J'interviens également dans la formation en éthique médicale des étudiants de L'IFSI de Bourges et de Vierzon, ainsi que lors de séances de formation auprès des médecins et personnels soignants de l'hôpital Jacques Cœur de Bourges. Ma thèse a été publiée aux Presses Universitaires de Rennes sous le titre De l'Éthique de Spinoza à l'éthique médicale ( http://www.pur-editions.fr/detail.php?idOuv=2597 ). Je participe aux travaux de recherche du laboratoire d'éthique médicale de la faculté de médecine de Tours. Je suis membre du groupe d'aide à la décision éthique du CHR de Bourges. Je participe également à des séminaires concernant les questions d'éthiques relatives au management et aux relations humaines dans l'entreprise et je peux intervenir dans des formations (enseignement, conférences, séminaires) sur des questions concernant le sens de notions comme le corps, la personne, autrui, le travail et la dignité humaine.

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