Article rédigé par Marie PEZE, Docteur en Psychologie, psychanalyste, expert judiciaire près la Cour d’Appel de Versailles. Fondatrice du réseau Souffrance & Travail et auteure de plusieurs ouvrages, dont le dernier publié en 2017, « Le burn-out pour les nuls » aux Editions First.
N°27, Décembre 2019
Encore une provinciale qui monte à Paris pour finir ses études !
1974, j’occupe une chambre de bonne prêtée par ma grand-tante et je travaille comme secrétaire chez un médecin quelques heures par semaine pour payer ma nourriture et mes frais universitaires. Je ne comprends toujours pas pourquoi mon père refuse de financer mes études alors qu’il n’a plus que moi à charge. Si j’avais choisi un autre métier, peut-être ? La banque, le commerce, mais psychologue, franchement ! Même ma professeure de français de 6ème qui nous avait demandé une rédaction sur le métier que nous voulions faire, m’avait octroyé un lamentable 6 sur 20..
A Paris VII, j’ai réussi à décrocher le stage de maîtrise de psychologie le plus convoité : dans la filière psychosomatique, le service de chirurgie réparatrice d’un grand hôpital parisien que ma professeure m’a attribué, non sans me dire qu’elle me confiait le saint Graal !
Et me voilà au bloc opératoire pour ma première journée, habillée de vert stérile, avec l’ordre d’assister à une opération, de ne toucher à rien et de porter ce fichu masque qui m’empêche de respirer. Un rite de passage ou un byzutage ?
Les deux chirurgiens sourient ironiquement derrière leur masque, tout en me surveillant du coin de l’œil. Nul doute qu’ils en rajoutent pour impressionner la jeune stagiaire en psychologie en l’obligeant à assister à une amputation ! Mais quand va-t-elle enfin s’évanouir ?
Sous la lumière froide du Scialytique, ils incisent l’épaule du patient. Mais je ne m’intéresse pas au sang, ni à l’aspect peu ragoûtant du bras droit de ce jeune commis agricole, broyé par la machine. La structure anatomique me passionne et en les regardant faire, je découvre que les articulations sont solidarisées par des ligaments qui assurent la stabilité passive et empêchent les luxations. Fabuleuse architecture du corps humain… J’écoute les chirurgiens parler « technique » entre eux pour mémoriser leur vocabulaire.
Happées par leur concentration, bientôt les quatre mains s’activent à « régulariser le moignon dilacéré pour rendre adaptable une prothèse », déclarent-ils. Moi, je me dis qu’au terme de l’intervention, ce jeune garçon va se réveiller avec un bras encore plus court et qu’il ne comprendra rien.
Non, je n’ai pas peur du sang comme ils l’espéraient mais alors, pourquoi suis-je au bord des larmes tant leur travail m’émeut ?
On ne sait pas trop comment m’occuper. À quoi ça sert un psychologue à l’hôpital ? Encore une lubie du Patron, doit-on penser. On est en 1974 et le psychisme n’a pas franchement bonne presse dans les services de chirurgie. Alors, faute de mieux, on me confie le jeune commis agricole pour qu’il apprenne à écrire de la main gauche.
Il git sur son lit, dévasté, le regard fixé sur son moignon raccourci, incrédule :
« Ils m’en ont coupé beaucoup… »
C’est bien ce que je craignais. Il ne comprend pas la logique anatomique des chirurgiens, ni la future fonctionnalité de ce moignon quand on adaptera sa prothèse de bras. Il a juste basculé dans un cauchemar. Il est passé de l’état d’homme au corps entier, à celui d’un corps amputé, abîmé, ensanglanté. Je sais ce qu’il éprouve. Mais pourquoi cette impression d’émotion familière puisque mon corps à moi est en parfait état ? Pourquoi ai-je l’impression d’avoir déjà, de l’intérieur, fait l’expérience de ce qu’il ressent ?
Puisqu’on ne sait pas où « me mettre », on me laisse aller partout. Dans le tohubohu du service des Urgences, plaquée contre le mur pour ne pas gêner la circulation des brancards, au milieu de cette excitation bruyante, je ne peux que percevoir avec force l’engagement de tous dans le travail, corps et âme.
Et je perçois aussi, avec la même force, la détresse du patient qu’on sort d’une ambulance. Bien sûr, comme le traumatisme perce la peau réelle, c’est d’abord du chirurgien dont il a besoin. Le blessé est vite captif de ce parcours de haute technicité chirurgicale.
Mais quel spectacle saisissant pour un observateur extérieur ! La peau-frontière a éclaté laissant apparaître un « dedans » jusque-là ignoré et dont l’irruption signifie danger : l’os qui pointe à travers la fracture ouverte, la main scalpée avec, mis à nus, nerfs et tendons qu’on peut voir coulisser, le doigt suspendu à un fil de peau et le sang. Toujours le sang, partout. Les chirurgiens doivent agir vite et bien.
Étrangement, ce trop de réalité ne m’empêche pas de voir les yeux fixes et exorbités des patients, l’effroi qui déforme leur visage. L’accident, comme tout traumatisme, est une question imposée dans la violence, la surprise, l’impréparation. Et la pensée s’y pulvérise. Bien que simple étudiante en maîtrise, je le sais.
De même que le corps se maintient à l’abri du dehors par la peau, le psychisme se maintient lui à l’abri par une sorte de peau psychique, qui se troue elle aussi. Les blessés sont en état de choc, sidérés, hagards, leur pensée est défaite.
Alors aux antipodes des psychothérapies habituelles, là, il faut aller vite, sans rien connaître de la vie du blessé. Il faut y aller à l’intuition et développer un contact immédiat, dans un endroit où la relation à deux est pourtant rendue impossible par le bruit, la fureur, le nombre d’intervenants.
Mais dans quoi suis-je en train de me lancer ? Pourquoi choisir le plus compliqué, construire un lien rassurant dans un endroit qui ne le rend pas possible ? Pourtant, au milieu de cette cohue organisée d’internes, d’infirmières, de pompiers qui s’affairent autour des blessés, j’aimerais devenir passeur de psyché.
Car après le traumatisme, l’événement présent est mis en lien avec tout ce qui est déjà advenu. Ce qui fait souffrir alors n’est plus simplement le trauma présent, mais ce qu’il vient réactiver de notre passé, ce dont on se souvient et ce qui reste enfoui. Toutes les mémoires, conscientes et inconscientes, s’unissent pour produire du sens, quel qu’il soit.
Là, au cœur de l’état d’urgence, la psy est plutôt amenée à assurer simplement une permanence du regard, de la présence, pour que tout ne se disloque pas. Pourquoi ne pas imaginer que par son calme et sa sérénité devant la souffrance du patient, une psy peut jouer un rôle de contenant pour l’excitation trop forte ? Que plus tard, interprète des signaux du corps, elle pourra aider ces blessés à les mettre en mots. Et la parole reviendra puisque le devenir d’un trauma n’est jamais l’oubli, puisque les mots sauvent de la détresse.
Je crois que je vais adorer ce métier qui n’existe pas encore vraiment et que je vais contribuer à construire.
La surveillante chef, toujours précédée du cliquetis de son trousseau de clé, me demande d’obéir aux chirurgiens et de m’occuper de réapprendre à écrire au jeune amputé. Pas commode, cette surveillante. Mais puisqu’on me confie enfin un patient…
Le jeune commis agricole doit réapprendre à écrire de la main gauche, j’ai donc apporté stylo et cahier.
– Que voulez-vous écrire ?
– Je n’ai pas d’idée. J’écrivais déjà mal avant, alors maintenant…
– Vous voulez un modèle ?
– Oui. Et je recopierai…
– Une phrase simple ? Et si on écrivait ce qui vous passe par la tête en ce moment ?
Il regarde son moignon :
– Vous avez vu ce morceau de viande ? Ils m’en ont trop coupé ! dit-il en colère.
– La chirurgie, c’est de la boucherie ? dis-je spontanément pour reprendre son image.
– C’est ça !
– Bon. On l’écrit ?
Je m’applique et écrit la phrase, avec des pleins et des déliés à l’ancienne comme Mademoiselle Belone, mon institutrice de l’école primaire, dont la belle écriture me plaisait tant. « La chirurgie, c’est de la boucherie. » Ça au moins, c’est du signifiant ! Le verbe sert à exprimer les émotions, les affects. Si le blessé peut se débarrasser ainsi de sa rancœur contre les chirurgiens, pourquoi pas ? La page du cahier se remplit. Il s’applique mais il se fatigue vite. À la dixième ligne, il relève la tête, me sourit et me dit :
« Ça suffit pour aujourd’hui. »
Je range le cahier dans sa table de nuit et lui dit que je reviendrai demain. La décharge agressive lui a fait du bien. Il a souri, c’est l’essentiel.
Lire la suite de ce récit le mois prochain.
Nous remercions vivement notre spécialiste, Marie PEZE , psychanalyste et docteur en psychologie, ancien expert judiciaire (2002-2014), est l’initiatrice de la première consultation « Souffrance au travail » au centre d’accueil et de soins hospitaliers de Nanterre en 1996. À la tête du réseau des consultations Souffrance et Travail, ouvert en 2009 le site internet Souffrance et Travail, pour partager son expertise en proposant sa Rubrique mensuelle, pour nos fidèles lecteurs de www.managersante.com
Biographie de l’auteure :
Docteur en Psychologie, psychanalyste, expert judiciaire près la Cour d’Appel de Versailles. Responsable de l’ouverture de la première consultation hospitalière « Souffrance et Travail » en 1997, responsable du réseau des 130 consultations créées depuis, responsable pédagogique du certificat de spécialisation en psychopathologie du travail du CNAM, avec Christophe Dejours. En parallèle, anime un groupe de réflexion pluridisciplinaire autour des enjeux théorico-cliniques, médico-juridiques des pathologies du travail qui diffuse des connaissances sur le travail humain sur le site souffrance-et-travail.com Bibliographie : Le deuxième corps, Marie PEZE, La Dispute, Paris, 2002. Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés, Pearson, Paris, 2008, Flammarion, collection champs en 2009 Travailler à armes égales, Pearson, 2010 Je suis debout bien que blessée, Josette Lyon, 2014
Un cycle de conférences-débats organisé par l’association Cafés Théma
Informations pratiques et conditions d’entrée :
- Heure : de 19h30 à 21h00.
- Inscription obligatoire à l’adresse : cafe.sante.travail@gmail.com
Marie PEZE intervient dans le cadre des formations mises en place par l’association Soins aux Professionnels en Santé (SPS) sur toute la France (formations éligibles au développement professionnel continu (DPC).
L’objectif consiste à former les professionnels qui souhaitent accompagner et soutenir en ambulatoire des soignants rendus vulnérables, et construire ainsi le premier réseau national.
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