Article rédigé par Marie PEZE, Docteur en Psychologie, psychanalyste, expert judiciaire près la Cour d’Appel de Versailles. Fondatrice du réseau Souffrance & Travail et auteure de plusieurs ouvrages, dont le dernier publié en 2017, « Le burn-out pour les nuls » aux Editions First.
N°18, Février 2019
« La justice sépare l’innocent de l’assassin, l’assassin de son crime, et la victime de sa souffrance ».
Pierre Legendre
Monsieur W., cuisinier dans une Institution médicale, se présente en urgence à ma consultation le 4 avril 2… Il est prostré, la tête pend lourdement sur le thorax, il est hébété, sans voix, non loin de l’état de stupeur psychiatrique.
Je ne vois pas comment conduire un entretien clinique avec un patient dans un tel état. Mais je sais d’où il vient car le chef d’établissement et la DRH m’avaient fait venir pour une formation à la prévention du harcèlement moral et depuis avaient embauché une psychologue du travail. Mais, dans cette grande bâtisse à l’architecture asilaire, si loin de toute agglomération et de toute vie, en autarcie complète, qu’a-t’il pu se passer ?
Présentation du contexte professionnel :
J’ai le souvenir d’un parc immense, de jardins entretenus au cordeau, de bâtiments en carré fourmillant de couloirs intérieurs et de galeries intermédiaires. Dans ce contexte d’autarcie, tous les corps de métier y étaient déployés depuis son ouverture : boulangers, lingères, jardiniers pur le potager et l’entretien du parc, bouchers, cuisiniers..
J’avais été frappée lors de ma visite par le fort investissement du travail de chacun de ces corps de métier venus écouter.
Corps de métier n’est pas une figure de style. Le passage par la formation professionnelle puis le travail façonnent les corps. Durablement. Dans les métiers dits manuels comme dans les métiers dit intellectuels.
Si je travaille comme menuisier, comme charpentier, comme bûcheron, je travaille le bois. A force de travailler le bois, non seulement je découvre les qualités de la matière BOIS, mais sa résistance, ses aspérités, ses nœuds, ses fragilités. Je développe une intimité du rapport à sa matière. J’éprouve la résistance du bois à l’usage de l’outil dont je me sers pour le travailler, j’éprouve la résistance de mon corps à l’usage de cet outil. La dimension corporelle de l’intelligence que nous mobilisons dans le travail est différente de l’activité logique. Evaluer la qualité d’un matériau du plat de la main, identifier à l’oreille un moteur défaillant, visualiser, dès l’incision, la déchirure d’un tendon, « sentir » l’angoisse du patient, sont autant de situations de travail mobilisant des données perceptives, mais aussi, derrière l’information sensitive présente, toute l’histoire de notre corps, personnelle et professionnelle.
C’est par la résistance du réel que mon propre corps et les pouvoirs de mon corps se révèlent à moi. Travailler, ce n’est pas seulement produire, c’est se transformer soi même. Perception, interprétation, diagnostic, action engagent bien plus que notre intellect. Pour la femme de ménage qui vide les poubelles comme pour le chirurgien peaufinant une suture, pour la caissière qui sourit à ses clients, pour la psychanalyste qui interprète les corps, travailler implique de sortir de la prescription.
Travailler implique d’aller chercher en soi des ressources indicibles qui rendent le travail réel invisible. Travailler passe par l’énigme de la mobilisation du corps, creuset entre le pulsionnel, le physiologique et le symbolique. La chair du travail, tout simplement.
Du geste à l’identité au travail
Les gestes de métier ne peuvent donc se réduire à des enchaînements de mouvements efficaces. Ils sont de véritables actes d’expression de notre identité psychique et sociale. (note de bas de page Dejours, Dessors, Molinier, 1994).
L’identité transgénérationnelle d’abord, car les gestes sont transmis dans l’enfance, par la copie des adultes aimés et admirés. L’enfant intériorise les « tours de mains » des adultes par loyauté identificatoire.
l’identité sociale puisque les gestes sont socio-culturellement construits. En Occident, le port des enfants, des charges lourdes, se fait ainsi sur les membres supérieurs fléchis, en Afrique, les sur la tête et le dos.
Plus spécifiquement, au travers des apprentissages, les gestes de métier viennent nouer des liens étroits entre l’activité du corps et l’appartenance à une communauté professionnelle.
les gestes ont aussi un sexe. L’identité sexuelle, l’identité de genre se doivent d’être traduites par des attitudes, des postures spécifiques. L’éducation inscrit dans la musculature des postures sexuées spécifiques.
Le modelage d’un corps se fera ainsi au fil des ans, traduisant les choix existentiels, la mémoire tissulaire des événements forts, les empreintes du travail. Souvenons-nous, agir sur le geste, c’est donc agir sur l’identité.
Le cas préoccupant de Monsieur W., victime des dérives managériales
Je téléphone au médecin du travail de l’institution dès l’arrivée en urgence de Monsieur W.
Il m’apprend que dans le cadre des mesures d’accréditation, la restructuration de la cuisine est devenue nécessaire et que l’organisation du travail a donc été profondément remaniée. Les savoir-faire traditionnels de l’institution et les corps de métier ont peu à peu été remplacés au profit d’une organisation rationalisée type chaîne froide. Les différents secteurs, me dit-il, boucherie, boulangerie, lingerie, cuisine ont été recentrés et selon l’expression consacrée, les ressources humaines ont été redéployées.
Le médecin du travail propose d’alerter la DRH sur la gravité de l’état de Monsieur W. Je redonne un RV au patient le 17 avril suivant, pour établir un diagnostic clinique et mettre au clair la dégradation de sa situation professionnelle.
Le médecin du travail m’informe dès le lendemain qu’il a reçu Monsieur W, qu’il a prononcé une inaptitude temporaire et que le patient est en arrêt-maladie.
Avant la consultation prévue le 17 avril, je reçois des documents.
A leur lecture, je suis saisie par le discours technocratique et presque méprisant du rapport fait par le responsable du Pole travaux dont dépend la nouvelle cuisine :
Extrait du rapport :
« Avant 1999, plusieurs cuisines en liaison chaude existaient sur le site. Le travail était assuré par 50 agents titulaires et contractuels. L’Etablissement disposait alors de cuisines extrêmement vétustes : aucunes procédures relatives à l’hygiène des préparations, à la qualité diététique, à la qualité gustative, au respect des dates de péremption. Un rapport des services vétérinaires demandait la fermeture des cuisines.
La construction d’un outil de production neuf a été confié à un groupement privé. La nouvelle unité de production alimentaire en liaison froide ouvre en 1999. Sur les 50 agents des anciennes cuisines, 5 partent à la retraite, 3 font une demande de reclassement en surveillant-gardien.
L’organisation du travail est profondément remaniée.
- dans les services de soins, les repas sont livrés en barquettes individuelles et reconditionnés sur des plateaux par les aides-soignants.
- dans les réfectoires du personnel, et les autres secteurs de l’établissement, Ils sont livrés en barquettes collectives et remis en température.
- Les métiers de boucher et de boulanger ont été supprimés au profit de postes d’allotisseurs, de déconditionneurs ou de comptage.
Il a ainsi été mis fin à une organisation un peu libre du travail qui, dans ses manifestations extrêmes, aboutissait à une libre répartition entre les agents des affectations sur la semaine et le week-end, à l’utilisation de l’outil de travail à des fins personnelles, au non-respect des consignes d’organisation (passage gratuit de certains usagers au self) et à des coulages considérables.
La direction de la cuisine a été confiée à un ingénieur cadre A. L’essentiel de la formation des salariés a été fait sur le tas, hormis une semaine de formation dans une cuisine fonctionnant en chaîne froide. »
A la lecture de ce rapport, je découvre donc que la cuisine, était dirigée par un cuisinier ouvrier d’état qui est parti en retraite en janvier 1999. La cuisine est restée sans hiérarchie jusqu’en novembre 2000, Date de l’arrivée du cadre A que j’appellerai « l’ingénieur ».
Un cuisinier remplacé par un ingénieur. Tout est dit.
La plainte mutique de Monsieur W. s’inscrit donc, faute d’en savoir plus pour l’instant, dans ce contexte de modifications profondes de l’organisation du travail, de perte des repères d’identité professionnelle pour les boulangers, les bouchers, les cuisiniers, affrontant la mise en place de nouvelles techniques de fabrication des repas, sous les ordres d’un ingénieur qui n’est pas un de leurs pairs.
Le médecin du travail me confirme que, depuis quelques mois, les plaintes pour harcèlement moral ont surgi dans son cabinet ainsi que dans les rangs des syndicalistes de l’établissement.
Mais faute d’un véritable mouvement collectif dit-il, rien n’a bougé.
C’est donc par le cas Monsieur W que s’ouvre la boite de pandore.
Le Chef d’établissement a réagi vite et une réunion de direction est organisée le 12 avril avec les représentants syndicaux, le médecin du travail, la DRH et les cadres.
Selon le médecin du travail, « l’ingénieur » y est fortement soutenu dans ses méthodes, la rationalisation des repas ayant permis de doubler la production des cuisines. L’enjeu, en arrière-fond, si cette chaîne froide est compétitive est de « rafler » les marchés de fabrication des repas des hôpitaux voisins.
A l’issue de cette réunion, il est cependant « fortement » suggéré à l’ingénieur de modifier son mode de management et de rencontrer la psychologue du travail. Elle est mandatée pour refaire une réunion d’information sur le harcèlement, et des entretiens individuels avec tous les agents du secteur concerné…
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Nous remercions vivement notre spécialiste, Marie PEZE , psychanalyste et docteur en psychologie, ancien expert judiciaire (2002-2014), est l’initiatrice de la première consultation « Souffrance au travail » au centre d’accueil et de soins hospitaliers de Nanterre en 1996. À la tête du réseau des consultations Souffrance et Travail, ouvert en 2009 le site internet Souffrance et Travail, pour partager son expertise en proposant sa Rubrique mensuelle, pour nos fidèles lecteurs de www.managersante.com
Biographie de l’auteure :
Docteur en Psychologie, psychanalyste, expert judiciaire près la Cour d’Appel de Versailles. Responsable de l’ouverture de la première consultation hospitalière « Souffrance et Travail » en 1997, responsable du réseau des 130 consultations créées depuis, responsable pédagogique du certificat de spécialisation en psychopathologie du travail du CNAM, avec Christophe Dejours. En parallèle, anime un groupe de réflexion pluridisciplinaire autour des enjeux théorico-cliniques, médico-juridiques des pathologies du travail qui diffuse des connaissances sur le travail humain sur le site souffrance-et-travail.com Bibliographie : Le deuxième corps, Marie PEZE, La Dispute, Paris, 2002. Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés, Pearson, Paris, 2008, Flammarion, collection champs en 2009 Travailler à armes égales, Pearson, 2010 Je suis debout bien que blessée, Josette Lyon, 2014
AGENDA 2019 :
Les prochaines Conférences à ne pas manquer
avec, notre experte-auteure, Marie PEZE :
Marie PEZE intervient dans le cadre des formations mises en place par l’association Soins aux Professionnels en Santé (SPS) sur toute la France (formations éligibles au développement professionnel continu (DPC).
L’objectif consiste à former les professionnels qui souhaitent accompagner et soutenir en ambulatoire des soignants rendus vulnérables, et construire ainsi le premier réseau national.
Un cycle de conférences-débats organisé par l’association Cafés Théma
Informations pratiques et conditions d’entrée :
- Heure : de 19h30 à 21h00.
- Inscription obligatoire à l’adresse : cafe.sante.travail@gmail.com
[PLATEFORME D’ÉCOUTE TÉLÉPHONIQUE SPS NATIONALE]
[Notre plateforme www.managersante.com, s’associe aux l’initiatives de SPS en qualité de partenaire média digital et sera présent lors de cet événement]