Article rédigé par Marie PEZE, Docteur en Psychologie, psychanalyste, expert judiciaire près la Cour d’Appel de Versailles. Fondatrice du réseau Souffrance & Travail et auteure de plusieurs ouvrages, dont le dernier publié en 2017, « Le burn-out pour les nuls » aux Editions First.
Elle intervient régulièrement pour l‘Association Soins aux Professionnels en Santé (SPS), qui organise ce Mercredi 05 Décembre 2018, son 4ème Colloque National à l’Auditorium Régional d’Ile de France de Saint-Ouen, qui a pour objectif de rassembler l’ensemble des acteurs sensibles au soutien des professionnels en santé rendu vulnérables et aux actions de prévention pour limiter leur vulnérabilité (avec la participation de managersante.com en qualité de partenaire média digital de l’événement)
N°16, Décembre 2018
Relire la deuxième partie de son article
C’est l’histoire d’Eliane, Assistante de Direction..
Je reçois Eliane, jeune femme de 34 ans, que son médecin du travail, inquiet de sa fatigue lors de la visite annuelle, pousse à consulter dans une consultation spécialisée. Je suis inquiète aussi des empreintes physiques visibles, des cernes, du visage gris de cette patiente. Un épuisement palpable. Elle se montre pourtant au cours de ce premier entretien déterminée.
Elle a été formée au secrétariat de direction, au marketing. Elle est trilingue.
Elle me dit s’être lassée de son premier poste d’assistante de direction qu’elle considérait comme un poste d’exécutante et avoir aspiré à plus de responsabilités et de créativité dans son travail. Mais voilà, pendant cette période, elle s’est mariée, est tombée rapidement enceinte et a tenté, jusqu’au bout d’une grossesse gémellaire difficile, de tenir son rôle au travail.
A son retour de congés maternité, Eliane me raconte qu’elle n’a pas retrouvé son poste d’assistante. Je ne lui demande même pas si sa DRH est une femme, j’en suis convaincue. Elles se comportent souvent, pour prouver qu’elles ont mérité d’arriver à ce niveau de direction, de manière encore plus impitoyable que les hommes.
– J’ai a été arbitrairement déplacée sur un poste de marketing dans une société satellite. Ma DRH (bingo !) m’a fait comprendre que je devais me plier à cette décision, car «mère de jumelles », je serais forcément moins investie au travail.
Eliane décrit sa DRH comme une femme sans empathie, sans identification aux difficultés spécifiques des femmes dans le monde du travail.
Eliane a entamé un recours juridique afin de réintégrer son poste initial et depuis quelques mois, elle est assistante de direction auprès d’un des DG. Mais la charge de travail est majeure, les réunions ont lieu en fin de journée, peuvent durer jusqu’à 21 heures. Les travaux urgents sont à exécuter en fin d’après-midi quand son DG revient de ses rendez-vous. Bref, toute l’organisation du travail qu’elle me décrit est au masculin neutre. Que les femmes se débrouillent.
Je la regarde se battre pour retrouver sa place, se battre pour mener de front travail et vie privée. Se débattre en fait. Eliane en est à se débattre et cette course infernale semble avoir eu raison de sa résistance émotionnelle et physique. Eliane dit que des signes d’hypothyroïdie sont apparus depuis quelques mois. Qu’elle avait du mal à faire la part entre son état d’épuisement et les symptômes liés à cette maladie.
Habituellement, les femmes déploient au travail une meilleure résistance qui statistiquement se traduit par une mortalité moindre. Les femmes se vivent comme plus solides, plus résistantes que les hommes. Elles ont un rapport au corps qui n’est pas celui de l’imaginaire masculin, réservoir de force et de puissance. Elles n’ont pas les mêmes tribulations avec l’angoisse de castration. Elles se soignent. La maternité et l’éducation des enfants sont une charge mais aussi un socle identitaire précieux. C’est ce qui les pousse à rechercher un travail leur permettant d’assumer leurs deux identités. des emplois à temps partiels, souvent déqualifiés, répétitifs avec pour conséquence négative, des formes de mépris social pour ces boulots que les femmes exercent « naturellement » sans apprentissage, et sans formation : la cuisine, le ménage, la garde des enfants, des personnes âgées..
Mais Eliane ne veut pas d’un temps partiel, d’un poste banal, déqualifié, sans épanouissement. Elle a de l’ambition.
Elle a vu un généraliste une seule fois, elle prend son traitement sans faire les examens sanguins de surveillance. Pour lutter contre la souffrance que génère une organisation du travail qui fait la sourde oreille à son statut de mère de famille et qui prône l’engagement total au travail, corps et âme, 24 heures sur 24, Eliane participe, comme les autres, au déni du corps.
Eliane résiste au prix de ne pas prendre soin d’elle :
Bref, elle se néglige. Je le lui dis :
- Vous vous négligez. C’est grave de prendre ce traitement de manière aléatoire sans vérification de dosages hormonaux.
- Je n’ai pas le temps de m’occuper de moi. Je dois être au top tout le temps, être malade n’est même pas pensable.
- vous en parlez à votre mari ?
- Non, de toutes façons mon salaire est nécessaire pour éponger nos emprunts, la garde des enfants.
La solitude d’Eliane est devenue majeure. De ses difficultés, elle ne dit rien à son mari, à sa famille. Au bureau, rien ne doit filtrer. Elle me dit qu’elle pleure dans les toilettes quand elle n’en peut plus. Elle a peur. Elle VEUT travailler, progresser, accéder à plus de responsabilités.
Eliane a rompu le lien à son corps, elle le néglige, ignore sa fatigue. Son usure physique et mentale s’est accrue sans qu’elle en tienne compte et au bout d’un moment sans même qu’elle la perçoive. La verbaliser publiquement impliquerait de se déterminer, de faire un choix, de renoncer : travail ou enfants.
Les mâchoires du piège temporel se sont resserrées autour d’elle. Charge mentale et physique du côté du travail, charge mentale et physique du côté de la vie familiale. La construction identitaire des femmes au travail vient se heurter à l’irréductible naturalisation de leur rôle de mère et femme au foyer. S’occuper des enfants et du foyer va de soi.
Eliane se dit envahie par les tâches à abattre, toujours à recommencer, dans un abîme insondable. Entre les ressorts internes de la culpabilité et les verrous imposés par l’organisation du travail, Le temps devient une instance persécutrice. Le temps devient un voleur de vie.
Quand la pression au travail devient insoutenable
Depuis peu, me dit-elle, le projet de création d’un secteur informatique a été lancé pour lequel elle s’est passionnée.
- on m’a quasiment promis le poste, ce sera une promotion et j’aurai des responsabilités de direction de service.
Elle est d’ailleurs la seule à avoir suivi un stage de formation sur le sujet, ce qui lui apparaît comme une confirmation implicite de sa future nomination.
- Je dois faire bientôt une présentation publique mais je ne vous cache pas que je suis morte de peur devant l’enjeu.
Je lui souligne mon inquiétude à la voir se déplier sur tous les fronts au détriment de son équilibre psychosomatique et lui propose de revenir me parler de sa présentation dans quelques jours et je l’espère en moi-même, de ce qui se joue de son identité dans cet itinéraire.
Éliane va plus mal lorsqu’elle me téléphone la semaine suivante pour annuler son rendez-vous.
- et votre présentation, comment s’est-elle passée ?
La présentation orale du projet de création d’un secteur informatique a soulevé un tel enjeu identitaire qu’elle n’en a pas dormi les nuits d’avant, qu’elle a eu l’impression de perdre le souffle au moment de prendre la parole.
Elle a pu se reprendre et pense s’être montrée brillante, professionnelle. On l’a félicité sur son travail. On lui a aussi demandé ses sources d’information et elle a compris qu’on voulait probablement la court-circuiter. Elle a refusé et son refus a été mal vécu par tous les responsables présents. Décidément, Eliane n’adhère pas à la stratégie de l’entreprise ! Elle veut juste bien travailler. Etre reconnue pour ce qu’elle peut apporter. Sa détermination n’a d’égale que sa détresse.
Je tente encore de la faire accrocher à une prise de recul sur elle-même et lui propose un troisième rendez-vous la semaine suivante, auquel elle ne viendra pas puisqu’elle va mourir. [1]
Comment ce scénario d’une « mise à mort au travail » est-il survenu ?
C’est son mari qui m’appelle pour m’annoncer la nouvelle et qui demande à me voir.
C’est lui qui reconstruit les événements des derniers jours.
« Dès le lendemain de sa présentation, elle a appris qu’on allait démembrer le poste informatique qu’on lui avait promis en répartissant les tâches sur plusieurs personnes. Elle a pleuré tout le week-end de déception, de rage ; Elle avait beaucoup travaillé sur ce projet, elle avait fait cette formation, elle ne comprenait pas la stratégie de l’entreprise.
Elle a décidé d’aller voir sa DRH dès le lundi matin pour obtenir des explications. Lorsqu’elle est sortie de l’entretien, elle m’a appelé de son portable comme convenu pour me raconter. Je ne reconnaissais pas sa voix qui était… blanche…éteinte… L’échange avait été violent.
Lorsqu’elle a demandé pourquoi après tant d’efforts, elle n’obtenait pas le poste qu’on lui avait promis, sa DRH lui a répondu que le travail qu’elle avait fourni était excellent mais pas suffisant pour une promotion. Il fallait faire plus, encore plus… Puis elle a eu le culot de lui dire que les recherches, le travail déjà accompli avaient bien servi l’entreprise. Elle a fini sur un « Qu’est ce que vous imaginiez ? ».
« Eliane était très en colère mais une colère éteinte, pleine surtout de l’injustice subie. Elle ne comprenait pas. Elle ne comprenait pas cette logique…»
Un traumatisme psychique insoutenable pour Éliane :
J’imagine sans peine en l’écoutant. Aucune reconnaissance sur la qualité du travail accompli. Les recherches faites, le stage suivi deviennent des investissements absurdes qui l’ont épuisée sans retour. La barre est repoussée un cran plus haut. L’imposture était flagrante. Elle a mobilisé énergie, compétences pour rien. L’espoir d’émancipation par le travail s’est éteint. C’est une trahison.
Son mari la décrit comme sonnée, la voix atone, éteinte. Il me dit qu’elle a raccroché. Que des témoins l’ont vu ranger son portable, s’appuyer contre le mur du bâtiment, puis s’effondrer.
« L’infirmière prévenue est arrivée tout de suite, a pratiqué des gestes de réanimation jusqu’à l’arrivée du SAMU. Il parait que l’arrêt cardiaque a été massif. Aucune procédure de réanimation n’a pu la sauver. »
Je n’ai pas grand-chose à dire au mari d’ Éliane, effondrée par la perte de sa femme, seul désormais avec ses jumelles.
Une mort au travail est un accident du travail. Ce classement administratif n’apporte qu’une maigre consolation.
Aucun salarié de l’entreprise n’assistera à l’enterrement, aucune fleur ne sera envoyée par peur des représailles de la direction Au décours de la plainte qu’il déposera, on découvrira que le rendez-vous du lundi matin avec la DRH a été effacé de l’agenda officiel.
Lire la suite de cet article le mois prochain avec un nouveau témoignage…
Pour aller plus loin :
[1] Lown B., “Mental stress, arrhythmias and sudden death”. The american journal of medecine, February, 1982.
Nishihama K., Johnson J., 1997: “Karoshi-death from overwork: Occupational health consequences of the japanese production management,” Journal and Journal, 27(4) : 625-41.
Park J., Cho YS, YI KH, Rhee KY, Kim Y, Moon YH: « unexpected natural death among korean workers » Journal of Occupational health, 41(4) :238-243 October 1999
Reich P, Desilva RA, Lown B, Murawski BJ, “Acute logical disturbances preceding life-threatening ventricular arrhythmias”, JAMA, 1981: 246-: 233-235
Nous remercions vivement notre spécialiste, Marie PEZE , psychanalyste et docteur en psychologie, ancien expert judiciaire (2002-2014), est l’initiatrice de la première consultation « Souffrance au travail » au centre d’accueil et de soins hospitaliers de Nanterre en 1996. À la tête du réseau des consultations Souffrance et Travail, ouvert en 2009 le site internet Souffrance et Travail, pour partager son expertise en proposant sa Rubrique mensuelle, pour nos fidèles lecteurs de www.managersante.com
Biographie de l’auteure :
Docteur en Psychologie, psychanalyste, expert judiciaire près la Cour d’Appel de Versailles. Responsable de l’ouverture de la première consultation hospitalière « Souffrance et Travail » en 1997, responsable du réseau des 130 consultations créées depuis, responsable pédagogique du certificat de spécialisation en psychopathologie du travail du CNAM, avec Christophe Dejours. En parallèle, anime un groupe de réflexion pluridisciplinaire autour des enjeux théorico-cliniques, médico-juridiques des pathologies du travail qui diffuse des connaissances sur le travail humain sur le site souffrance-et-travail.com Bibliographie : Le deuxième corps, Marie PEZE, La Dispute, Paris, 2002. Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés, Pearson, Paris, 2008, Flammarion, collection champs en 2009 Travailler à armes égales, Pearson, 2010 Je suis debout bien que blessée, Josette Lyon, 2014
AGENDA 2018 :
Les prochaines Conférences à ne pas manquer
avec, notre experte-auteure, Marie PEZE :
Marie PEZE intervient dans le cadre des formations mises en place par l’association Soins aux Professionnels en Santé (SPS) sur toute la France (formations éligibles au développement professionnel continu (DPC).
L’objectif consiste à former les professionnels qui souhaitent accompagner et soutenir en ambulatoire des soignants rendus vulnérables, et construire ainsi le premier réseau national.
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Un cycle de conférences-débats organisé par l’association Cafés Théma
Informations pratiques et conditions d’entrée :
- Heure : de 19h30 à 21h00.
- Inscription obligatoire à l’adresse : cafe.sante.travail@gmail.com
[PLATEFORME D’ÉCOUTE TÉLÉPHONIQUE SPS NATIONALE]
[4ème COLLOQUE NATIONAL, le 5 Décembre 2018 au Conseil Régional d’IDF, Saint Ouen]
- L’Association Soins aux Professionnels en Santé (SPS), organise Mercredi 05 Décembre 2018, ce 4ème Colloque National à l’Auditorium du Conseil Régional d’ile de France (Sain-Oen) qui a pour objectifs de : rassembler l’ensemble des acteurs sensibles au soutien des professionnels en santé rendu vulnérables et aux actions de prévention pour limiter leur vulnérabilité ; construire des actions de préventions pour limiter la vulnérabilité des professionnels en santé, valoriser les initiatives institutionnelles et territoriales pour décliner en région les actions concrètes à mettre en place ; apporter de nouvelles perspectives de SPS sur le parcours de santé des professionnels en santé pour améliorer leur qualité de vie ; structurer la formation pour adopter des comportements vertueux de prévention de leur santé.
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[Notre plateforme www.managersante.com, s’associe aux l’initiatives de SPS en qualité de partenaire média digital et sera présent lors de cet événement]