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La « fatigue de compassion » : on en parle à l’Hôpital car les soignants en souffrent…

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N°5, Mars 2018


 

Frédéric SPINHIRNY, Directeur d’Hôpital et l’auteur de deux ouvrage récemment publiés :  l’Eloge de la dépense (2015) et de l’Homme sans politique (2017) aux Editions Sens&Tonka.  

Une nouvelle notion émerge dans le champ sanitaire et social, précisant les relations entre charge de travail, perte de sens, effort affectif et épuisement professionnel (burn out). Il s’agit de l’usure ou fatigue de la compassion. Celle-ci développe un rapport particulier entre le soignant, l’accompagnant ou bien tout salarié, et l’autre, celui dont il est responsable. Mais derrière une innovation conceptuelle bien commode pour apprécier les modes de travail marqués par l’individualisme, la fatigue de compassion questionne la valeur même de l’hospitalité, voire l’action altruiste elle-même.

Résultats d’une étude du CREDOC : une notion qui interroge le degré de solidarité

En juin 2013, le CREDOC (Centre de Recherche pour l’Etude et l’observation des Conditions de Vie) publie une étude intitulée Les Français en quête de lien social et qui dresse un baromètre de la cohésion sociale. Ainsi, les enquêtes soulignent que depuis trois ans l’individualisme apparaît comme le premier obstacle au vivre ensemble (32% des sondés), loin devant les discriminations (16%), le chômage (14%) et la pauvreté (11%). Mais ce constat ne semble plus déclencher en réponse, un regain pour la solidarité. En effet, il existe un lien habituel entre la compassion de l’opinion et la conjoncture économique : « ces 30 dernières années, la compassion envers les plus démunis suivait de près les évolutions du taux de pauvreté : en période de vaches maigres, comme lors de la crise de 1993, les Français avaient tendance à montrer plus d’empathie envers les plus démunis. Tandis que lors des périodes d’embellie, comme lors de la fin des années 90, les opinions se faisaient plus sévères. »

Mais depuis le ralentissement économique de 2008, ce mécanisme est rompu : « la crise se prolonge, la pauvreté s’étend et pour la première fois, l’importance accordée à la solidarité, la lutte contre les inégalités s’amenuise ». Les auteurs du rapport concluent à une fatigue de la compassion depuis 2010, expliquant que l’empathie des français a tendance à diminuer, « probablement sous l’effet d’un certain défaitisme et un sentiment d’impuissance ».

Il y aurait donc des conditions propres au développement de la compassion. Sur un plan collectif, ce sont des conditions socio-économiques et la période actuelle pousserait à la concurrence, au repli sur soi, au rejet de l’autre, à l’aune des valeurs égoïstes et de la difficile sécularisation de la charité.

Usure de la compassion, épuisement professionnel : comment éviter la sortie de route ?

La notion de fatigue de la compassion (que l’on nomme aussi indistinctement usure de compassion ou fatigue de l’empathie), si elle commence à se diffuser dans un cadre d’analyse publique large, est issue de la psychologie moderne, notamment de l’observation des modes relationnels des intervenants en santé.

En 1992, le terme anglais « compassion fatigue » apparaît pour la première fois et désigne le travail des infirmières aux urgences. Puis la notion s’étend à d’autres secteurs : santé mentale, pédiatrie, gériatrie, soins palliatifs mais aussi assistance sociale, gestion des ressources humaines, etc.

Concrètement, selon le psychologue Bruno Fortin, certaines situations provoquent une lassitude des professionnels de santé et notamment :

A proprement parler, chaque professionnel de santé peut ressentir cette fatigue de la compassion car les risques de stress sont bien connus depuis la montée en puissance des risques psychosociaux : multiplication des normes, injonctions contradictoires, individualisme, agressivité, contexte économique et social, diminution de personnel, etc.

Il existe également un test d’usure de compassion (TUC) qui permet de se positionner à la fois sur le barème de l’usure de compassion et sur l’épuisement professionnel.  Voici certaines affirmations sur les 40 proposées :

Pour résumer, l’épuisement professionnel lie le soignant à son environnement de travail quand la fatigue de la compassion évoque frontalement notre rapport aux autres. Il y a l’usure mentale et l’usure du sentiment à l’autre, une forme de pathologie des distances. Usure de la compassion, une expression à la gomme ?

Si nous croyons à la force des mots nous pouvons grossièrement résumer : l’individu est une roue du véhicule social. Deux phénomènes empêchent la bonne tenue de la conduite (un comportement altruiste): le fait d’être crevé, de s’essouffler (épuisement professionnel), de manquer d’air, donc d’inspiration (retrouver le sens de son action) ; l’usure de la gomme, son effritement, de sa détérioration (fatigue de l’empathie). Cette usure peut provenir d’un mauvais équilibrage des roues, mais aussi d’un problème de gonflage justement, ou d’un mauvais état des organes de liaison et de suspension. Tout est lié.

Et les conséquences sont importantes sur la consommation de carburant (énergie de compassion ?) et sur la distance de freinage (recul face aux événements ou sollicitations). Mais qui sera le témoin d’usure ? Ça se remplace la compassion ?

L’hospitalier au contrôle technique

Ayant pour matière le geste vers celui qui souffre, il est pertinent d’interroger voire de mesurer notre empreinte sympathique au quotidien. A cet égard, de plus en plus d’expérience souligne cette usure de compassion dans des situations dorénavant jugées insoutenables sur le long terme : enfant handicapé lourdement, maladies rares, fin de vie, parents souffrant de la maladie d’Alzheimer, proche dans le coma, pathologies mentales, etc.

Nul n’est bon volontairement ?

L’acte le plus sublime est de mettre quelqu’un devant soi » écrivait le poète William Blake. Sublime certes mais fatiguant à la longue. Voilà ce que dessine en creux, la mesure de la compassion. Il existe un risque de tomber dans la comptabilité d’une disposition traditionnellement considérée comme morale.

Que nous dit la fatigue de la compassion ?

Qu’aller vers l’autre est un effort difficilement tenable. Que l’individu est un point concentré sur lui-même, affairé à gérer en permanence son soi troublé par la modernité, et qu’on pourrait mesurer un stock (une charge) limite, à partir duquel se porter vers l’autre est possible.

En somme, avant d’être altruiste, il faut pouvoir se le permettre. Charité bien ordonnée, commence par soi même. Comme l’épuisement professionnel, la notion de fatigue de la compassion s’accompagne d’une batterie d’indicateurs pouvant mesurer son taux d’usure avec un programme de formation à la clef.

Y aura-t-il un compte épargne compassion ? Des séminaires champêtres avec des animaux pour reprendre goût à la sensibilité ? Mais il semble que malgré les questionnaires d’auto-positionnement, la fatigue s’apprécie individuellement, donc subsistera toujours un flou, lié au ressenti du professionnel. Ira-t-on jusqu’à faire rentrer cette nouvelle forme de maladie professionnelle en droit ?

Pourra-t-on invoquer l’usure de compassion pour appuyer un droit d’alerte ? Face aux professeurs de vertus, à l’éthique du care, répondez fatigue d’empathie.

Précisément, et en prenant un peu de recul, la fatigue de la compassion est-ce un symptôme de notre rapport à autrui en 2015 ? De notre hospitalité, de notre commisération ?

Il semble que l’émergence d’une telle notion interroge la possibilité d’agir moralement envers l’autre, non par vocation, mais comme un effort supplémentaire, vécu comme une violence. Si la disposition morale d’être bon envers l’autre peut s’éprouver par vocation ou comme une seconde nature avec l’habitude, que penser de la mesure de l’empathie ? Il apparaît que l’époque moderne refroidit l’ardeur mise dans la relation à l’autre.

Nous serions comme le philanthrope évoqué par Kant, dont le geste diminue avec les soucis personnels :

« Etre bienfaisant, quand on le peut, est un devoir, et de plus il y a de certaines âmes si portées à la sympathie, que même sans un autre motif de vanité ou d’intérêt elles éprouvent une satisfaction intime à répandre la joie autour d’elles et qu’elles peuvent jouir du contentement d’autrui en tant qu’il est leur œuvre. […] Mais supposez donc que l’âme de ce philanthrope soit assombrie par un de ces chagrins personnels qui étouffent toute sympathie pour le sort d’autrui, qu’il ait toujours encore le pouvoir de faire du bien à d’autres malheureux, mais qu’il ne soit pas touché de l’infortune des autres, étant trop absorbé par la sienne propre, et que, dans ces conditions, tandis qu’aucune inclination ne l’y pousse plus, il s’arrache néanmoins cette insensibilité mortelle et qu’il agisse, sans que ce soit sous l’influence d’une inclination, uniquement par devoir, alors seulement son action a une véritable valeur morale » [1].

Traduction : même si les conditions poussent irrémédiablement l’individu à ne pas se lier à l’autre, il existe une disposition morale supérieure qui permet à tous de s’arracher à l’insensibilité, à la torpeur, pour toujours porter secours à une autre personne que soi. Le risque contenu dans la fatigue de la compassion, c’est justement de se complaire à l’idée que chacun est déterminé par la société actuelle (donc victime) à ne pas agir dans un sens autre que le sien. Parce que je ne vois plus l’autre à la bonne distance. Précisément, soit parce que je ne vois plus en l’autre que l’autre et non le même, qui appelle au commun, à la compassion. Soit, à l’inverse, parce que nous sommes trop proches de lui, et que sa promiscuité irrite, sa ressemblance est obscène.

Voilà pourquoi, en contrepoint, le respect de chacun est également mis en avant par les interviewés de l’enquête sur le lien social, réalisée en 2013 par le CREDOC. C’est cette notion de respect qui refonde l’action vertueuse. Car le respect est un acte d’égard, de distance nécessaire, loin des discours sur la proximité.

 

Par ailleurs, professionnaliser l’empathie reviendrait à donner blanc-seing à l’ensemble des individus reconnus dans un statut passif vis-à-vis d’autrui, parce que trop « faibles » ou ironiquement mal formés à la bientraitance ou à la compassion. On est loin de la pitié comme fondement de la morale chez Rousseau ou même de l’empathie comme oubli des souffrances du Moi chez Schopenhauer.

Finalement, l’individu se retrouve coincé entre le syndrome de fatigue informationnelle[2], l’usure du mépris, de la maltraitance qui est la forme de violence la plus quotidienne (les risques psychosociaux), et la fatigue de la compassion.

Mais qu’est-ce qui n’use pas l’individu moderne puisque même « être soi » fatigue[3]? Puisque « le Moi étouffe en Soi » [4] ? Pourra-t-on encore dire que la relation sociale « c’est le miracle de la sortie de soi »[5] si chacun a le droit d’hiberner pour se prémunir de l’autre, toujours en demande, toujours souffrant ? Ou alors, soyons prudent, l’émergence de cette notion nous indique modestement que l’action de compassion ne peut être que celle réalisée dans une juste proportion, comme chez Aristote, entre le défaut, la misanthropie, et l’excès, l’envahissement. Qu’agir en étant toujours tendu vers l’autre est une utopie de sainteté, et que chacun doit s’exercer à la compassion par l’habitude, sans dépasser sa condition d’être de fatigue.


Pour aller plus loin : 

[1] Fondements de la métaphysique des mœurs

[2]Notion introduite par le psychologue David Lewis en 1996, décrivant les troubles issus d’un excès d’information : paralysie de la faculté d’analyse, manque d’attention, anxiété générale, incapacité à endosser toute responsabilité.

[3] Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi

[4] Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence

[5] Levinas, Difficile Liberté

 

Nous remercions vivement Frédéric SPINHIRNY, Directeur des Ressources Humaines, chez Hôpital Necker-Enfants Malades, Rédacteur en Chef de la Revue Gestions Hospitalières, pour nos fidèles lecteurs de www.managersante.com


Biographie de l’auteur : 
Directeur des Ressources Humaines chez Hôpital Necker-Enfants Malades, Rédacteur en Chef de la Revue Gestions Hospitalières. Directeur adjoint à l’Hôpital Universitaire Necker-Enfants Malades, ancien élève de l’École des Hautes Études en Santé Publique. Diplômé de l’Institut d’Études Politiques de Paris et titulaire d’une licence de philosophie. Enseignant en Prep’Ena à l’IEP de Paris et auteur de deux essais de philosophie aux Editions Sens&Tonka (« L’homme sans politique », 2017, « Eloge de la dépense », 2015)

Jean-Luc STANISLAS, Fondateur de managersante.com (photo à droite) tient à remercier vivement Frédéric SPINHIRNY (photo à gauche) pour partager régulièrement ses réflexions dans ses articles passionnants sur les innovations en stratégies managériales pour nos fidèles lecteurs sur notre plateforme d’experts.  

Frédéric SPINHIRNY

Directeur des Ressources Humaines chez Hôpital Necker-Enfants Malades, Rédacteur en Chef de la Revue Gestions Hospitalières. Ancien élève de l’École des Hautes Études en Santé Publique. Diplômé de l’Institut d’Études Politiques de Paris et titulaire d’une licence de philosophie. Egalement auteur de trois essais de philosophie aux Editions Sens&Tonka (« Hôpital et Modernité », 2018, "L'homme sans politique", 2017, "Eloge de la dépense", 2015). Son prochain essai paraîtra aux éditions Payot en mars 2020, « Philosophie de la naissance ».

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