N°9, Septembre 2017
Avoir conscience de notre manière de réagir face aux événements, qu’ils soient de nature professionnelle ou personnelle est une nécessité managériale :
comment comprendre nos collaborateurs si nous ne nous comprenons pas nous-mêmes ?
Pourtant, comprendre ne permet pas toujours de sa débarrasser de ces mauvaises habitudes qui peuvent nous « pourrir la vie » et même au-delà empoisonner la vie de nos collaborateurs et collègues.
Dans ce cas, sauf à vouloir persister (votre entourage professionnel et personnel vous a suffisamment alerté sur votre façon de vous comporter pour que vous ne puissiez rester candide), il faut savoir prendre le temps d’un auto-diagnostic plus poussé.
C’est ce que je vous propose aujourd’hui en approfondissant cette notion de « ruminations mentales » aussi appelées « ruminations psychologiques » ou « pensées incapacitantes » déjà abordée dans mon précédent billet.
Qui n’a jamais pensé de manière répétée et récurrente: à une réunion qui s’est mal terminée ? à des difficultés professionnelles ou budgétaires ? aux problèmes non résolus malgré toute son énergie déployée ? à une dispute avec un collègue ? aux raisons pour lesquelles nous agissons de telle ou telle manière ? aux origines de notre tristesse ou de notre anxiété ? Qui ne s’est jamais interrogé pour savoir les raisons pour lesquelles ce mal au dos persiste malgré toutes les consultations médicales restées sans réponse ou pourquoi cette fatigue est toujours là malgré les vacances prises il n’y a pas si longtemps ?…
Si vous vous retrouvez dans l’un de ces exemples, c’est que vous avez déjà expérimenté ces pensées nocives que sont les « ruminations mentales ». Si vous en êtes coutumier, il est par contre temps d’essayer de sortir de ce que certains chercheurs qualifient de prisons psychologiques. Voici comment.
Les chercheurs en psychologie s’intéressent à ces questions de ruminations mentales depuis un peu plus d’une dizaine d’années. Si Querstret et Cropley (2013) ont réalisé une revue de littérature exhaustive sur ce thème, je préfère m’appuyer sur les travaux de Céline Baeyens, Maître de conférences et chercheur au Laboratoire Inter-universitaire de Psychologie de l’université de Grenoble Alpes.
Elle a donné fin 2015 une conférence à ce sujet dont je reprends les principaux éléments avant de vous inciter à visionner la vidéo en ligne (une heure que vous ne verrez pas passer!). Vous constaterez cependant que j’apporte ici où là des éléments complémentaires à sa pensée.
Tout d’abord, rassurez-vous : s’il arrive que ces pensées insistantes auxquelles je faisais référence en début de billet puissent être associées à des difficultés psychologiques, elles représentent généralement un processus tout à fait normal. Par exemple,
- si vous vous comparez sans cesse aux autres ou à vous-même avant un grave événement (après une dépression, une maladie, etc.), vous pouvez avoir une mauvaise image de vous-même et donc développer ces ruminations mentales.
- De façon identique, si vous vous comparez régulièrement à un idéal que vous voulez atteindre (vive la société de la performance toujours au top!), vous pouvez développer ces ruminations psychologiques car il est impossible d’être en permanence au mieux de ses capacités intellectuelles, psychologiques, émotionnelles et physiques (Dois-je rappeler que si vous êtes vous-même un manager, il vous faut garder cela à l’esprit au sujet de vos collaborateurs… mais de vous-même également!).
Il vous faut cependant prendre conscience de deux faits majeurs: selon Céline Baeyens, la rumination prédit en effet d’une part le développement et la sévérité de la dépression chez des personnes pourtant sans antériorité de dépression et d’autre part elle prédit également le maintien de la dépression chez les personnes déprimées.
En tant qu’acteur du monde de la santé, il est inutile de vous expliquer cet état et ses conséquences. Par contre, je peux vous alerter sur un élément : le pire, c’est que ces mécanismes de ruminations peuvent se déclencher selon Nolen-Hoeksema, Wisco & Lyubomirsky (2008) très rapidement si vous êtes d’humeur maussade:
7 à 8 minutes de complaisance aux idées négatives suffisent pour que l’humeur négative et les pensées négatives augmentent!
Concrètement ces pensées incapacitantes prennent des formes diverses:
- ne se rappeler que le négatif des événements passés (alors que tout n’est pas noir ou blanc),
- avoir des pensées négatives intrusives (par exemple, vous êtes occupé à une tâche et d’un seul coup, sans vous y attendre, vous pensez que vous êtes stupide, ou que cela n’arrive qu’à vous…)
- et être de moins en moins doué pour régler de façon efficace les problèmes concrets du quotidien.
Les conséquences de ces ruminations mentales peuvent être immenses :
- Elles sont à la source de l’inhibition de comportement appelée aussi procrastination. En clair, à trop ruminer, on ne fait rien, ce qui peut aussi expliquer le comportement de certains de vos collaborateurs ou de vos adolescents favoris (mais ce ne sont cependant pas les seules explications possibles pour les uns comme pour les autres !)
- Elles engendrent une diminution du support social: à vous entendre encore et toujours parler de vos malheurs, vos collègues vont progressivement chercher à vous éviter pour la pause déjeuner…
- La rumination psychologique est également ce qui vous paralyse lors des présentations en public. C’est le mécanisme de la phobie sociale ou anxiété sociale: à trop penser de façon négative à la prochaine présentation que vous allez faire à votre boss ou en public, vous perdez tous vos moyens le jour J, ce qui renforce votre idée que vous êtes stupide et le cercle vicieux des ruminations mentales s’enclenche (d’ailleurs, s’il n’y a pas eu de question à la suite de votre exposé, c’est bien la preuve que vous n’avez pas réussi votre « performance »; CQFD!).
- Les ruminations mentales conduisent enfin à des situations extrêmes: par exemple elles incitent aux troubles bipolaires et aux risques suicidaires mais aussi plus communément aux troubles des conduites alimentaires, aux addictions en tous genres, à la colère, et même au perfectionnisme exacerbé!
A noter que si vous vous repassez sans cesse un événement en essayant de lui donner une autre fin (« si seulement j’avais agi autrement…« , etc.), sachez qu’il s’agit de pensées contre factuelles qui font également partie des ruminations mentales ou pensées répétitives négatives.
Bref, les ruminations psychologiques sont très courantes!
Que faut il donc faire pour s’en sortir?
Il faut tout d’abord garder à l’esprit que ruminer n’est pas une caractéristique innée de votre personnalité ou de celle de vos collaborateurs (qui en sont pourtant persuadés!). Comme le rappelle Céline Baeyens, c’est avant tout une habitude acquise de façon plus ou moins directe (par votre propre expérience ou par effet de mimétisme avec votre entourage).
Il faut ensuite comprendre ce à quoi ces ruminations mentales servent. Aussi étonnant que cela puisse paraître, ces pensées négatives répétitives ont une utilité car elles agissent comme un évitement.
Autrement dit, selon Céline Baeyens, elles permettent :
- d’avoir et/ou se donner des excuses,
- d’éviter un risque d’échec ou d’humiliation,
- d’éviter des challenges au niveau professionnel.
- Elles favorisent aussi un évitement cognitif (à penser encore et encore à ce qui nous trouble, cela permet d’y mettre des mots et penser verbalement est une manière de mettre les choses à distance).
- Elles permettent enfin de contrôler ses sentiments (par exemple, ruminer est une manière dans un premier temps de maîtriser sa colère, avant cependant que cette dernière n’explose encore plus fortement après s’être nourrie de ces pensées négatives insistantes).
Par contre ces ruminations mentales :
- ne vous permettent pas d’infirmer vos craintes par de nouvelles informations qui viendraient à vous si vous n’étiez pas dans une logique de fuite,
- vous empêchent de pouvoir progresser et même de pouvoir trouver du plaisir dans le franchissement des obstacles qui sont inhérents à la vie.
Si vous êtes donc sujet à ces pensées négatives répétitives, vous devenez ainsi votre propre bourreau. Par contre si vous êtes en plus manager, la comparaison avec les autres ou l’idéal de vous-même devient insupportable!
A l’inverse, si vous savez maîtriser ces ruminations psychologiques (nous verrons comment plus en avant) et que vous êtes en responsabilité d’équipe(s), vous avez pleinement à jouer votre rôle de manager. Comment? En lui faisant partager votre expérience personnelle à ce sujet mais également en l’aidant par l’utilisation de tous les leviers managériaux en votre possession, à commencer par la fixation réajustée de ses objectifs…
Pour savoir si les pensées qui nous habitent nous sont bénéfiques ou au contraire néfastes, prenons un exemple en nous appuyant sur les travaux de Watkins (avec qui Céline Baeyens a déjà co-écrit) :
Si au moment de présenter vos résultats au Conseil d’Administration de votre établissement, vous constatez une panne de votre matériel informatique de grande ampleur, vous pouvez réagir de deux manières distinctes :
- vous demander pourquoi cela vous arrive à vous, justement aujourd’hui, vous interroger sur les conséquences de votre raté et ce que cela vous indique sur vous-même, etc. sans envisager une solution concrète pour pouvoir quand même faire votre présentation.
- vous demander comment c’est arrivé, ce qui ne marche pas, etc. (la veille tout fonctionnait bien) et surtout comment résoudre les problèmes de votre matériel informatique et de votre présentation sans vous culpabiliser.
Cet exemple montre qu’il y a deux niveaux différents d’abstraction de la pensée incapacitante :
- le niveau concret qui se focalise sur des éléments contextuels et concrets et l’unicité de la situation : c’est le « comment? » et surtout « l’ici et maintenant » sur lequel vous vous focalisez ;
- le niveau abstrait, c’est-à-dire évaluatif, qui cherche à répondre aux questions du « pourquoi? ».
Dès lors, face à cet événement inattendu ou cette situation de rumination que vous vivez à l’instant, pratiquez « l’exercice des 2 minutes » que rappelle Céline Baeyens.
En clair, interrogez-vous pour savoir :
- si cela vous empêche ou non de passer à l’action,
- si cela augmente ou non votre humeur négative,
- si vous êtes plutôt préoccupé par des questions centrées sur le pourquoi ou au contraire sur le comment,
- si finalement vous ne préférez pas passer plus de temps à penser qu’à agir ou si le passage à l’acte ne vous pose pas problème.
Selon vos réponses, vous serez dans la dimension abstraire ou concrète de la rumination psychologique, autrement dit dans la forme invalidante ou non de ces pensées répétitives.
Cet exercice vous sera utile à titre personnel mais également en tant que responsable d’équipe, ne serait-ce que pour guider votre collaborateur enclin à cette pratique à s’en sortir…
Si telle est votre volonté, il faut alors que vous adoptiez quelques principes de base:
- comprendre l’utilité de la rumination dans sa fonction d’évitement,
- comprendre le contexte spécifique dans lequel la rumination s’installe
- apprendre à identifier ces éléments précédents et les signaux d’alarme qui les accompagnent (par exemple : une fatigue excessive, des problèmes de sommeil accrus ; des inquiétudes fondamentales voire existentielles plus nombreuses que d’habitude ; l’inactivité et la procrastination accrues ou au contraire l’agitation, la précipitation et la sur-activité sur une longue période ; des conflits interpersonnels plus nombreux ou au contraire le retrait social plus développé)
- privilégier un style de rumination concret plutôt qu’abstrait
- augmenter un comportement d’approche : concrètement cela signifie qu’il vous faut trouver une solution à ce qui est à l’origine de votre rumination.
Par exemple, si vous aviez peur de faire une présentation en public, il est possible en amont de vous exercer voire même de vous former pour être plus à l’aise à l’oral, etc.
Le lien avec les pratiques managériales de votre supérieur ou même les vôtres ne vous aura alors pas échappé…
Enfin, et ce sera là ma conclusion, il faut garder à l’esprit que les ruminations peuvent plus facilement se déclencher dans des contextes particuliers: lors de dates anniversaires (de dates difficiles), à certains moments de la journée ou face à des déclencheurs d’humeur (un contexte, une odeur, une musique, etc.), dans des situations de solitude ou en périodes d’évaluation (d’objectifs professionnels ou de soi, que ce soit réalisé dans le cadre hiérarchique ou par vous-même et que cela concerne l’image que vous avez par vous-même de votre propre personne ou celle que vous pensez que les autres ont de vous).
D’autres déclencheurs se révèlent aussi particulièrement efficaces pour ruminer: il s’agit notamment des manques d’activités « absorbantes » comme des challenges professionnels ou intellectuels, mais également des rituels ou routines installées depuis trop longtemps.
Revoilà les pratiques managériales de votre organisation, voire même les vôtres, remises en question! Alors au lieu de vous lamenter, passez à l’action et/ou faîtes-vous aider…
Article rédigé à partir d’une publication de mon blog managérial
N’hésitez-pas à laisser vos commentaires… Stéphanie CARPENTIER vous répondra avec plaisir !!!
Nous remercions vivement Stéphanie CARPENTIER (Docteur (Ph.D) Expert en management des ressources humaines et prévention de la santé au travail) , pour partager son expertise professionnelle en proposant cette Rubrique mensuelle « Management & Recherche », pour nos fidèles lecteurs de www.managersante.com