N°1, Mars 2017
Après une difficile période d’évocation du stress, des violences, du harcèlement, puis du burnout, notre regard sur le travail s’est subitement renversé : désormais foin des approches doloristes en termes de risques psychosociaux, mais plutôt la conviction de tendre ensemble vers la qualité de vie au travail, tant pour préserver la santé mentale des salariés ou agents, que pour la performance de l’entreprise.
Du gagnant/gagnant donc, pour notre plus grand bien. En ce début de siècle numérique, l’organisation se rêve agile, réactive, souple,… et les collaborateurs sont invités à afficher leur appartenance, voire leur fierté d’être intégrés dans une communauté ouverte et bienveillante. Beau projet plein de promesses, de belles perspectives, rien que du bonheur !
Soit, mais osons tout de même interroger le sort des collectifs, aspect décisif de la vie « au et du » travail.
Certes, la question n’est pas nouvelle et des théoriciens d’origines diverses ont analysés la dynamique, les prérequis ou le fonctionnement de la coopération. Mais cette mise à plat des déterminants des liens reste souvent silencieuse sur les pratiques qui les détruisent, sur la part qui incombe à l’organisation dans ce délitement.
Pourtant, la vie de l’entreprise ou de l’administration reste à la merci d’un événement grave, susceptible d’interrompre brutalement son développement. L’expérience de la prévention des risques suffit à s’en convaincre : un suicide, un accident mortel, marque durablement – et parfois définitivement – la confiance.
Or malgré l’invocation affirmée de la recherche de QVT (Qualité de Vie au Travail), les personnels – et en premier lieu ceux de la fonction publique hospitalière – nous témoignent ostensiblement, bruyamment, de ce qu’ils vivent, de ce qu’ils supportent. Le malaise est si évident que des plans d’urgence s’efforcent prioritairement d’entendre la douleur des soignants, de raviver leur flamme, menacée de s’éteindre définitivement.
Je voudrais dans cette brève contribution souligner ou rappeler quelques éléments structurants, qui altèrent sensiblement la capacité et la qualité des collectifs de travail, et finissent par menacer parfois la cohérence, l’effectuation du service lui-même :
- L’approche gestionnaire colonise la pensée. Il est plus que jamais question de prescription des tâches – conçue et déterminée loin des lieux d’effectuation du travail – par ceux que Marie Anne Dujarier nomme des planneurs: toujours moins de place pour la saisie et l’interprétation collective de l’activité face aux protocoles figés.
- La mesure est souvent devenue la source unique de légitimité dans l’échange sur le travail entre personnel et dirigeants. Les ratios, les quotas, la durée d’un acte, laminent les métiers humains de service en les standardisant. De fait, la reconnaissance du problème dépend de l’existence d’indicateurs pour en témoigner.
- On reparle de la fin du travail dans le débat politique, alors même que jamais sans doute la subjectivité du salarié ou de l’agent n’a été autant sollicitée. Travailler exige toujours plus d’investissement, de dépendance et de disponibilité. De fait, « L’emprise de l’organisation » (Pagès, Gaulejac, Bonetti, & Descendre ; 1979) se transforme en se renforçant constamment.
- La mise en concurrence entre services, entre salariés ou agents au sein de la même organisation ne surprend plus. Elle devient explicite jusque dans l’administration. Sous prétexte de stimulation, il s’agit parfois d’exacerber les rivalités, en laissant croire que toute transaction – matérielle ou relationnelle – au sein de la communauté de travail doit être perçue comme une marchandise.
- Le numérique, rebat les cartes en matière de ressources, d’appui sur les pairs, de pérennité des liens. Le recours à l’expertise ou à l’expérience des collègues évoluent face aux blogs ou autres usages d’internet qui déploient d’autres communautés que de travail. La coopération ne va plus de soi dans nombre d’environnements professionnels.
C’est notamment pour ces raisons que la prise en compte des questions humaines est antinomique d’une approche essentiellement rationnelle, gestionnaire, qui relève certes d’une tentative de maîtrise, mais se révèle toujours rétive aux interrogations de fond.
Ainsi par exemple, il est désespérant de constater ce que deviennent les démarches de prévention des RPS (Risques Psycho Sociaux), traitées parfois exclusivement à partir d’indicateurs, alors qu’elles promettaient pourtant de nouvelles et réelles interrogations sur le vivre ensemble.
La vitalité du collectif n’est pas seulement un impératif pour les salariés ou agents (la réalisation d’une belle œuvre commune), c’est également une condition de développement pour l’organisation : sans cohérence, envie partagée et respect des différences, il est très délicat pour l’entreprise ou le service d’aborder le changement et de faire face aux aléas.
N’hésitez-pas à laisser vos commentaires… Yves GRASSET vous répondra avec plaisir !!!
Nous remercions vivement Yves GRASSET (Docteur en Sociologie (Ph.D), expert en ingénierie sociale), pour partager son expertise professionnelle en proposant cette Rubrique mensuelle « Recherche & Management », pour nos fidèles lecteurs de http://localhost/managersante
Il est également auteur dans plusieurs références bibliographiques :
- Coordonnateur de l’ouvrage collectif « Risques psychosociaux au travail ; vraies questions, bonnes réponses« , Liaisons, 2011 (2° édition),
- Auteur de « Nourrir le collectif ; sortir de l’individualisation pour sauver le travailNourrir le collectif ; sortir de l’individualisation pour sauver le travail« L’Harmattan, 2017 (vient de paraître), collection « Clinique et changement social«
- A PARAÎTRE EN 2018 : Auteur des notices « Violences au travail » et « Collectifs de travail » , dans le « Dictionnaire de sociologie clinique » à paraître chez Erès (2018).