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La souffrance en miroir : comment reconnaître et soutenir les approches holistiques et humanistes de la douleur et de la souffrance partagée entre patients et soignants ? Florence TANTIN nous invite à sa réflexion sur la rencontre, au cœur de la relation de soin entre vulnérabilité partagée et présence attentive. (Partie 2/2)

Article rédigé par notre experte, Florence TANTIN, Directrice d’Hôpital honoraire, Auteure, conférencière, Exécutive MBA, NEOMA Business School, Coach certifiée professionnelle et personnelle (MHD),

Co-auteure des ouvrages « Santé & Management » (Juillet 2021), sous la direction de Jean-Michel HUET et d’Arlette PETITJEAN, « Éthique et RSE » (juillet 2024), sous la direction de Jean-Michel Huet et Isabelle Rousseau et auteure de plusieurs articles sur notre plateforme

N°09, Avril 2025

Relire la 1ère partie de cet article.

De nombreuses avancées ont déjà été réalisées, notamment en milieu hospitalier ou en soins palliatifs pour intégrer une vision globale de la douleur et de la souffrance. Cependant ces approches doivent continuer à évoluer en s’appuyant sur les progrès des connaissances et l’adaptation aux besoins des patients. Il est important de les diffuser plus largement et de les généraliser à l’ensemble du système de soin y compris en médecine libérale car la souffrance n’est pas l’apanage des soins palliatifs ou des établissements de santé : elle touche également les patients et les soignants dans des contextes variés et à tous les stades du parcours de soin. Enfin, il est important de souligner que la douleur n’a pas besoin d’être totale pour engendrer une souffrance significative, rendant nécessaire une prise en charge globale et proactive.

1-Reconnaître et savoir repérer que la douleur physique n’est que « le début » d’une expérience globale

La douleur physique agit comme un signal, un symptôme qui attire l’attention sur une pathologie ou un dysfonctionnement. Elle constitue souvent la première étape d’un processus de prise en charge médicale mais ne saurait résumer l’ensemble du vécu du patient.

La douleur devient une porte d’entrée vers la souffrance en cas de persistance avec ses répercussions émotionnelles (anxiété, dépression, agressivité) et sociales (isolement, perte d’autonomie) voire existentielles chez certains patients pouvant exacerber la perception de la douleur. Dans certains contextes, la valorisation du stoïcisme empêche l’expression de la douleur et une prise en charge adaptée. La prise en compte des expressions verbales et non verbales présente tout son intérêt.

Plusieurs pistes d’actions peuvent être envisagées :

o Affiner les outils d’évaluation en intégrant des dimensions émotionnelles, sociales et existentielles, et en repérant les signaux faibles d’une souffrance naissante ;

o Tenir compte des spécificités culturelles et personnelles des patients et de leurs représentations. Ce qui nécessite de la part du soignant une approche plus subtile et une écoute approfondie. Les défis sont importants : barrières linguistiques, la neutralité, le respect des croyances et des pratiques. Aussi, l’intégration dans les cursus de formation, de modules sur les spécificités culturelles, les croyances autour de la santé et les pratiques liées à la douleur ou à la souffrance, peut améliorer la compréhension mutuelle.

o Développer une approche interdisciplinaire en associant médecins, psychologues, travailleurs sociaux et même aumôniers et médiateurs culturels dans l’accompagnement des patients (pratique mise en œuvre depuis plusieurs années au Canada dans l’organisation des soins en particulier). Cela permet d’aborder les différentes facettes de la souffrance.

o Former les soignants à une écoute active et empathique en sensibilisant les professionnels de santé à l’importance d’entendre ce que la douleur « raconte au malade, avant de se demander ce qu’elle dit au soignant ».[1], car le symptôme observé par le soignant et le symptôme expérimenté par le patient ne sont pas les mêmes.  « Par exemple, je peux, moi, comme médecin, observer ce que j’appelle une dépression, un ralentissement, une tristesse, une inhibition, alors que pour le patient, c’est une souffrance. Donc ce que moi je décrirai sur un mode observationnel, le patient le vivra différemment sur un mode expérientiel. Ce que le patient va soigner, ça n’est pas le symptôme tel que je l’observe, mais tel qu’il le ressent. Donc du coup, un soignant doit, lorsqu’il établit un lien thérapeutique avec un patient, concevoir ce qu’éprouve le patient »[2] . Cette formation inclurait également des compétences en communication (tant dans la compréhension théorique des concepts que dans la réalisation d’outils adaptés) et en observation des signaux non verbaux.

o Créer des groupes de parole pour les patients en offrant des espaces où les patients peuvent partager leurs expériences avec d’autres dans des situations similaires. Il en résulte ainsi un soutien mutuel et « la solidarité des ébranlés » expression empruntée par Paul ricoeur à Petruska Sustrova, reposant sur la reconnaissance mutuelle des vulnérabilités, renforce la résilience et facilite l’acceptation des changements de vie.

2- Accepter et accompagner le changement existentiel induit par la souffrance et la douleur. Celles-ci affectent à la fois :

Le patient, dans son rapport à lui-même et à son environnement : perte de repère, questionnements existentiels sur le sens de la vie et de la mort, isolement et vulnérabilité.

Et le soignant dans son rapport à son rôle d’accompagnant face à ces transformations profondes : source d’impuissance et de frustration, questionnements du patient qui peuvent parfois résonner avec ses propres interrogations. Tout ceci pouvant accentuer le risque d’épuisement.

Savoir reconnaître et soutenir ces bouleversements est essentiel pour instaurer une prise en charge humaine et adaptée et exige « d’accomplir en tant que soignant une démarche réflexive sur sa capacité d’accueillir la souffrance d’autrui, sur sa capacité d’entendre cette espérance et de se rendre attentif à cette attente »[3] :

o Construire un partenariat patient-soignant dans l’acceptation et l’adaptation où le patient est acteur central de son parcours de soin, en lui apportant les informations qui correspondent à ses besoins, en reconnaissant ses choix et en l’impliquant dans les décisions qui le concernent. Pour cela le soignant doit lutter contre ‘ « la présomption d’incompétence du patient »[4] en veillant plutôt à évaluer ses compétences et adapter son accompagnement de manière appropriée. o Soutenir le patient dans la reconstruction de son identité en l’aidant à comprendre et accepter les bouleversements dans sa vie personnelle, sociale et professionnelle. Soutenir sa résilience en valorisant les ressources et capacités du patient pour qu’il s’adapte à sa nouvelle réalité et retrouve un nouveau rôle social. « C’est attendre du soignant qu’il m’aide à user de toute la liberté dont je peux encore disposer quel que soit ma perspective afin de choisir ma voie »[5] Cela peut inclure des groupes de parole partagés soignants-patients, des programmes de réhabilitation, des thérapies occupationnelles ou des ateliers de développement personnel.

o Inclure les proches dans la prise en charge avec leur accord et celui du patient, en proposant un accompagnement familial pour les aider à comprendre la douleur et la souffrance du patient et leur donner les moyens de participer activement à son soutien toujours avec l’accord des parties.

o Promouvoir un équilibre entre implication et détachement. Selon Monique Formarier[6], il s’agit de trouver un « équilibre entre, d’une part, l’implication subjective ou affective vis-à-vis des patients et, d’autre part, le détachement nécessaire a la préservation de soi ». Cet équilibre constitue un processus dynamique qui doit s’ajuster en permanence en fonction des situations, des patients et des soignants eux-mêmes. Il repose sur :

La capacité des soignants à s’interroger sur leur propre posture, leurs émotions et leur engagement dans la relation de soin, à savoir reconnaître leurs propres vulnérabilités.

Le soutien institutionnel par un environnement de travail qui valorise le bien- être des soignants et propose des outils (formation, supervision et groupes de parole…) pour gérer les tensions émotionnelles et développer leurs compétences en intelligence émotionnelle et relations humaines.

3- Alléger la pression et déconstruire les stéréotypes pour libérer les soignants de la double charge mentale

o Pression Organisationnelle. Celle-ci suppose de repenser les contraintes financières et humaines malgré des ressources limitées. Cela passe par une révision des processus pour réduire la bureaucratie, optimiser l’utilisation des effectifs et prioriser les actions à fort impact. Des outils numériques intuitifs peuvent faciliter les tâches répétitives et améliorer la productivité[7] à condition que la mise en place de ces outils soit effectuée en concertation avec les personnels concernés pour une meilleure prise en compte de leurs besoins. Un management plus collaboratif, favorisant l’autonomie et l’initiative est essentiel pour mobiliser les équipes autour de solutions innovantes tout en valorisant les partenariats externes (avec les associations, d’autres structures etc..). Cela passe par des formations, un soutien actif et la reconnaissance des contributions de chacun.

o Déconstruire les stéréotypes de genre particulièrement prégnants dans le secteur de la santé très féminisé mais qui laisse les femmes aux portes du pouvoir tout en les maintenant majoritairement dans la relation de soin de proximité au prétexte de « leur disponibilité naturelle, de leur patience et abnégation », les postes de direction nécessitant des compétences dites « masculines » telles que la rationalité ou la fermeté. Mais les hommes en sont aussi victimes car appelés à cacher leurs émotions ou dissuades du temps partiel ou du congé parental. Attention, cependant aux biais des solutions[8] proposées comme par exemple allonger le congé maternité ou encourager les femmes au temps partiel qui ne font que renforcer l’idée que les femmes sont les principales responsables des soins familiaux et limitent leur progression professionnelle. Des pistes d’action sont possibles, telles que l’incitation à la diversification des choix de spécialisation dès les études médicales, la formation des managers, des recruteurs et des professionnels aux stéréotypes inconscients, valoriser les métiers de proximité et relationnels, renforcer l’éducation des jeunes dès le milieu scolaire.

o Mieux documenter les impacts de la féminisation du secteur notamment sur la relation de soin. La majorité des recherches se concentrent sur les inégalités de genre (accès aux responsabilités, rémunérations) mais explorent rarement comment la féminisation influence la dynamique des soins ou l’organisation du travail. Peu d’études explorent l’impact des stéréotypes genrés y compris sur les équipements de travail[9] ; les effets organisationnels comme la surcharge de travail ou la charge mentale liée au cumul des responsabilités professionnelles et familiales sont également mal mesurés. Ce manque d’études limite la compréhension des impacts de la féminisation croissante sur les pratiques de soin et sur la perception des métiers féminisés. Il freine également la déconstruction des stéréotypes de genre, en perpétuant des idées reçues sur le rôle des femmes ou des hommes dans les professions de santé et en empêchant une évolution vers une véritable égalité professionnelle

Conclusion :

La souffrance qu’elle soit vécue par les patients ou les soignants, est le fruit d’une interaction complexe entre douleur physique, émotions et dynamiques relationnelles. Reconnaître cette réalité impose d’adopter une approche globale et humaniste du soin.

Au cœur de cette démarche, le récit du patient demeure primordial. Il offre une clé essentielle pour comprendre son vécu, ses attentes et sa quête de sens, tout en affirmant sont statut de sujet autonome, acteur de son parcours de soin. Permettre au patient de s’exprimer pleinement, c’est lui donner les moyens de redevenir maître de sa vie malgré les épreuves. « L’art de soigner ses semblables, c’est l’art de les aider à vivre pleinement, de les aider à accoucher d’eux-mêmes en dépit des inévitables douleurs de l’enfantement ».10

Mais cette reconnaissance ne peut être unilatérale. Les soignants confrontés à la douleur et à la détresse des patients, portent souvent une charge émotionnelle, éthique et organisationnelle importante. Leur bien-être est une condition essentielle pour garantir une relation de soin équilibrée. Cela implique de mettre en place des dispositifs concrets pour les soutenir, les valoriser et les reconnaître pleinement non seulement comme des professionnels compétents, mais aussi comme des êtres humains exerçant un métier exigeant et exposé.

Enfin, la souffrance en miroir nous rappelle que la relation de soin repose sur une humanité partagée. Ecouter, comprendre et accompagner ne sont pas seulement des actes médicaux : ce sont des actes fondamentaux qui nous enseignent à accepter notre vulnérabilité et à faire preuve d’humilité. C’est ainsi que patients et soignants pourront traverser l’épreuve de la souffrance ensemble avec dignité, résilience et une véritable reconnaissance de leurs besoins respectifs.

En savoir plus :

[1] Lazare Benaroyo, Le sens de la souffrance, dans Souffrance et douleur, PUF, déjà cité, Pages 65 à 74

[2]  Dr Nuss Philippe, « Ce que l’institution médicale fait au soin et à la relation soignante, avril 2023, Fun Mooc, humanités en santé,

[3]  Benaroyo Lazare, déjà cité.

[4] Serres Michel, Le médecin a perdu l’autorité qu’il détenait par la présomption d’incompétence de son patient. Il ne peut plus dire : « C’est moi le médecin, laissez-moi faire ! », Le Point : la seule autorité possible est fondée sur la compétence, « celle qui grandit », 21/09/2012

[5]   Marc Zaffran, Le patient et le médecin, être soigné, être patient, PUF de Montréal

[6] Formarier Monique, JOVIC L. : les concepts en sciences infirmières, Mallet conseil, 2009

[7]  Girier Mathieu, Guyot Mathieu, Lebée-Tomas Emilie, Le soignant de demain, interface et reflet d’un monde en transformation, Revue hospitalière de France, novembre- décembre 2024.

[8] Agnieszka Piasna, De Spiegelaere, Annexe 2. Réduction du temps de travail, équilibre entre vie professionnelle et vie privée et égalité des genres, Dynamiques régionales 2021/1 N°10

[9] AAMC Balch Bridget, Women in surgery : ‘We don’t want to be treated differently — we just want to be treated equally », 22 avril 2022, site de l’Association of American médical colleges

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Nous remercions vivement Florence TANTIN, Directrice d’Hôpital honoraire, Auteure, conférencière, Executive MBA, NEOMA Business School, Coach certifiée professionnelle et personnelle MHD, pour partager son expertise auprès de nos fidèles lecteurs de notre plateforme média digitale d’influence et de référence ManagerSante.com

Biographie de l'auteure :

Florence TANTIN est Diplômée d’une licence en droit public de l’Université Panthéon-Sorbonne, titulaire d’un Master en analyse et management des établissements de santé de l’Université Paris 8, d’un MBA exécutif de NEOMA Business School et coach certifié professionnel et personnel de MHD. Son parcours distingué par l’ordre national du mérite et l’ordre de la légion d’honneur, l’a amenée, en tant qu’inspectrice des affaires sanitaires et sociales, directrice départementale des affaires sanitaires et sociales puis directrice d’hôpital à conduire en stratégie, gestion, prévention, les transformations des organisations et méthodes des services publics, exigées par les contextes sanitaires (lutte contre les épidémies ou pollutions environnementales), managériaux et économiques (établissements ou associations en plan de redressement), ou encore étatiques (réforme des services de l’Etat).
Florence tantin est aujourd’hui directrice d’hôpital honoraire, auteure tant sur des sujets de management et organisation des organismes publics que privés, mentor et conseil auprès de jeunes et d’entrepreneurs.

Découvrez la contribution de Florence TANTIN co-auteure de l'ouvrage "Santé & Management" (Juillet 2021), sous la direction de Jean-Michel HUET et d'Arlette PETITJEAN.

RESUME DE CET OUVRAGE :
Les crises sont de puissants catalyseurs de changement et d’adaptation. Le secteur de la santé n’y échappe pas, surtout en période de crise sanitaire.
La première partie de l’ouvrage traite largement de l’innovation et du digital comme facteurs essentiels de transformation. Le déploiement des technologies numériques ou de communication, comme la télémédecine, ouvre la voie à de nombreuses possibilités. Elles mettent en réseau les acteurs de santé autour du patient. Or, ces évolutions remettent en cause la gouvernance et l’organisation des acteurs institutionnels de santé.
La seconde partie traite du monde de l’entreprise où la santé est devenue un enjeu incontournable, voire stratégique. C’est un nouveau paradigme auquel les chefs d’entreprise et les managers doivent s’adapter pour passer de la préservation de la santé des collaborateurs au développement du bien\-être et de la qualité de vie au travail. À l’heure de la quête de la performance et d’un individualisme certain, de la généralisation du télétravail mais aussi du besoin croissant de lien social, comment créer les conditions de travail pour rassembler les salariés autour du projet de l’entreprise et renforcer l’engagement des collaborateurs après la crise ?
Cet ouvrage est un formidable kaléidoscope éclairant les enjeux et les défis qui attendent l’univers de la santé et ses principaux acteurs dans un monde post–Covid.
Lire un extrait de cet ouvrage en cliquant ici.
Pour information, ce livre va être réédité prochainement. Il va être également publié en anglais dès 2022.  
Florence Tantin

Florence tantin est aujourd’hui directrice d’hôpital honoraire, auteure, conférencière, Exécutive MBA, NEOMA Business School, Coach certifiée professionnelle et personnelle MHD Elle intervient sur des sujets de management et organisation des organismes publics et privés, mentor et conseil auprès de jeunes et d’entrepreneurs.

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