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Pourquoi parler de la grande transformation hospitalière ? Jean-Paul DUMOND présente les enjeux des mutations des organisations de santé dans son dernier ouvrage. (Partie 1/2)

Nouvel article introductif de l’ouvrage publié en 2021 sur « La grande transformation hospitalière » par  Jean-Paul DUMOND, professeur des universités en sciences de gestion à l’Université Paris-Est Créteil (UPEC).

Il est responsable de la mention « Management des organisations de santé » à l’IAE Gustave Eiffel (cadres de direction et cadres supérieurs de santé). Il est également membre de l’Institut de recherche en gestion (IRG) où il étudie l’évolution des organisations de santé.

L’auteur a également publié en octobre 2022 son dernier ouvrage intitulé « Refonder les organisations de santé : vers l’hôpital post-industriel » (Editions Seli Arslan).

« Le bel édifice est à terre. Les médecins n’y reçoivent plus de lauriers prophétiques. La source est tarie et la parole magique qui s’y transmettait s’est tue[1]. »

[1].   À la fin du IVe siècle, la Pythie de Delphes rendit son dernier oracle en ces termes, est-il rapporté : « Aller dire au roi que le bel édifice est à terre. Apollon n’a plus de cabane, ni de laurier prophétique. La source est tarie et l’eau qui parlait s’est tue ». Oracle magnifique qui, annonçant sa propre fin, prouve la permanence de sa valeur au-delà de sa disparition.

La bureaucratie professionnelle, une forme organisationnelle inventée dans les années 1970 pour caractériser les hôpitaux, en effet, n’est plus. Elle procédait de l’organisation religieuse avec ses dieux découvreurs de pathologies et de lésions, créateurs d’instruments et de disciplines, donnant leur nom aux amphithéâtres comme à autant de chapelles, avec ses grands-prêtres, ses servantes et ses autels attendant le sacrifice quotidien. Il est dit qu’à l’hôpital du Val-de-Grâce à Paris on opéra pendant de longues années sous le baldaquin inspiré de celui du Bernin à Saint-Pierre de Rome. Peu importe que le propos soit apocryphe ou véridique, l’essentiel est que l’on ait trouvé une signification à établir une correspondance entre le cœur d’une église, son espace le plus sacré, et un bloc opératoire, le domaine le plus secret de l’hôpital. La bureaucratie professionnelle procédait aussi de l’organisation rationnelle avec ses savoirs d’expert, critiqués, placés en surplomb de chacun des praticiens. Elle vivait des initiatives des professionnels et de leurs ajustements multiples et informels à l’intérieur de chaque unité pour faire face aux imprévus de toute nature. Cet édifice organisationnel qui hérita de l’organisation hospitalière de l’Âge classique et qui abrita la médecine hospitalière et les soins dédiés aux patients tout au long du XXe siècle a cessé de pleinement exister pour laisser place à de nouvelles formes organisationnelles encore en gestation.

Depuis les années 1990, des transformations majeures remanient en profondeur l’organisation des établissements de santé. Certes, leur dynamique reste encore largement rythmée par les sauts opérés par les techniques médicales, qu’elles soient de nature diagnostique, pronostique ou thérapeutique. Sans nul doute, cette organisation relève aussi de l’évolution des connaissances, des compétences et des pratiques, les premières s’accumulant et se spécialisant, les deuxièmes s’adaptant à celles-ci et aux évolutions techniques, et les pratiques se renouvelant en fonction des changements de génération. Mais si, au cours du XXe siècle, la dynamique des organisations de santé fut portée par des évolutions directement en lien avec les soins apportés aux patients, celle du début du XXIe siècle apparaît reposer notamment sur une mutation de l’organisation qui concerne, entre autres, les regroupements de services et d’établissements, l’évaluation de leur activité et de celle des professionnels, ou encore l’organisation hiérarchique du système de santé.

Pour se convaincre de l’importance actuelle des transformations de l’organisation hospitalière, il suffit d’observer le rythme de parution des textes législatifs qui cadrent en France l’organisation des soins dans le champ public et privé. Au cours du XXe siècle, les réformes majeures ayant eu un effet organisationnel décisif apparaissent par période d’une quinzaine d’années : 1941 pour la création des services, 1958 pour la formation des établissements hospitalo-universitaires, 1970 pour la carte sanitaire, 1991 pour les projets de service et les schémas régionaux d’organisation sanitaire (SROS). Sur 50 ans, quatre textes majeurs ont donc été votés. À partir de 1991, les textes se succèdent beaucoup plus rapidement. En 1996, les Ordonnances établissent les agences régionales de santé (ARS), les contrats d’objectifs et de moyens (COM) et un contrôle qualité obligatoire et récurrent. En 2003 est instaurée la tarification à l’activité (T2A). Les ordonnances de 2005 créent les pôles. La loi hôpital, patients, santé et territoires (HPST), en 2009 revisite, entre autres, le mode de nomination des chefs de pôle, et la loi de modernisation du système de santé de 2016 transforme les communautés hospitalières de territoire (CHT) en groupements hospitaliers de territoire (GHT), soit six textes majeurs en 25 ans ou un tous les 4 ans, sans compter ceux afférents à la santé publique ou aux droits des patients. Ce n’est pas que les « politiques » soient devenus assoiffés de débats parlementaires en espérant y trouver les délices d’une confrontation démocratique. C’est que l’évolution des organisations de santé est majeure au cours de cette période et qu’elle est entreprise pas à pas afin qu’à chaque étape, la modification apparaissant mineure au plus grand nombre, le principe de la moindre oscillation sociale soit respecté, tout en confortant la précédente loi et en préparant la suivante. Rien n’est plus soigneusement progressif que la transformation disruptive de l’hôpital le long de lignes tendancielles précises et identifiables qui peuvent être évoquées en partant de l’unité organisationnelle la plus élémentaire d’un établissement de santé, un lit prêt à accueillir un patient.

Le lit était le centre d’une unité d’hospitalisation et l’étalon de l’importance des établissements. Il ne l’est plus. Ce qui décide de la taille d’un établissement est son budget ou son chiffre d’affaires. Les lits, en France, ont été estimés trop nombreux dès la fin des années 1970 et, depuis, leur nombre ne cesse de diminuer, en lien, entre autres, avec les incitations les plus récentes de l’État en faveur de la chirurgie et de la médecine ambulatoires. Inversement, le plateau technique (imagerie, laboratoire, bloc opératoire, centre d’explorations fonctionnelles, plateau de rééducation, lits de réanimation et de soins intensifs) n’a cessé de prendre de l’importance. Un hôpital était un ensemble de lits. Il est devenu principalement un centre technique dédié à la santé.

Autour du lit s’effectuait un travail d’observation, de diagnostic et de traitement. Ce travail n’a pas disparu, mais désormais il s’effectue en lien étroit avec le plateau technique où l’activité est scandée par les appareils médicaux et protocolisée par leur mode d’emploi. L’activité médicale était caractérisée par le privilège de l’autonomie de décision (« the right of discretion », Freidson, 2001, p. 39). Elle est devenue enchâssée dans des recommandations professionnelles et guidée par des durées moyennes de séjour ; elle est tenue à une exigence de traçabilité et insérée dans la complémentarité de multiples intervenants dont l’activité est également formalisée par de multiples procédures.

Les services de spécialité formaient les entités organisationnelles de référence des établissements de santé dont le chef médical était un personnage éminent. Leur rôle a été minoré avec les pôles dont le responsable, en dernière instance, est nommé par le directeur d’hôpital. En 1990, la France possédait environ 1 000 établissements publics relativement autonomes sous tutelle de services départementaux et régionaux de l’action sanitaire et sociale. Aujourd’hui, ceux possédant une direction autonome dans tous les domaines de la gestion hospitalière, gérant pleinement leurs finances selon des modalités également revues au cours des trente dernières années sont moins de 150, sous tutelle d’une ARS. Le serrage du lien que les tutelles exercent sur les établissements a été engagé dès 1991 ; il s’est progressivement accentué jusqu’au regroupement obligatoire des établissements publics dans des GHT en 2016.

Ces lignes de transformation de la partie opérationnelle du système de santé ont été construites pas à pas avec des ajustements finalement assez mineurs (par exemple le directoire en remplacement du conseil exécutif en 2009). La réorganisation du système de santé peut être bornée par la loi du 31 juillet 1991 portant réforme hospitalière et par celle du 24 juillet 2019 relative également à l’organisation et à la transformation du système de santé. Cette période connut une intensité particulière entre 2003 (loi de financement de la Sécurité sociale [LFSS] instaurant la T2A) et 2009 (loi HPST) où le rythme des textes décisifs s’est accéléré.

Cette datation est conforme à celle généralement admise (André, 2015 ; Belorgey, 2010 ; Domin, 2015 ; Sainsaulieu, 2007). Toutefois, elle n’a de valeur que pour la France ; à l’échelle des pays de l’OCDE, elle pourrait être anticipée d’une dizaine d’années. En effet, au Royaume-Uni, le rapport Griffith de 1983 préconise une large transformation du National Health Service (NHS) sous l’égide de principes managériaux. L’analyse médico-économique que sont censés porter les diagnosis related groups (DRG) dont est issu le programme de médicalisation du système d’information (PMSI) est engagée aux États-Unis dans les années 1970 avant que son importation soit réfléchie en France peu après. C’est aussi dans les années 1980 que Richard Scott (1982) publie un modèle organisationnel qui peut faire figure de prémices théoriques aux pôles et que Maria Haug (1988) émet des doutes sérieux quant au processus de professionnalisation continue en posant l’hypothèse inverse pour les médecins. À l’appui de son argumentation, elle cite un ouvrage au titre révélateur, Managing Doctors, auquel fait écho, en France, Du mandarin au manager hospitalier (Binst, 1990). L’hypothèse d’une prolétarisation possible des médecins salariés (Coburn, 1994) leur est contemporaine. La décennie des années 1980 apparaît donc engager une évolution marquante des organisations de santé et la loi de 1991 constitue le point de départ en France de sa formalisation juridique.

La fin de la période considérée pose les mêmes questions de datation. Les transformations de nature organisationnelle apportées dans la loi de 2016 diminuent nettement d’intensité et cessent presque dans celle dite « Ma santé 2020 », promulguée en 2019, qui inverse, en outre, certaines tendances antérieures. En complément de quatre autres modalités de financement, la tarification des hôpitaux à l’activité fondée sur le PMSI y est limitée en principe à hauteur de 50 % des budgets hospitaliers et « une gouvernance plus médicale » des hôpitaux y est avancée, comme si déjà le reflux d’un mouvement trentenaire s’amorçait. En 2020, le moment sanitaire planétaire qu’a suscité le virus Sars-CoV-2 a également été l’occasion d’une prise de paroles inédite des professionnels de santé, d’un financement propre à la pandémie suspendant momentanément la T2A et d’une mise en cause de certaines restructurations. Une histoire semble s’achever aux abords des années 2020.

L’enchaînement de réformes qui s’est étendu en France sur trois décennies à partir des années 1990 a été dénommé la « Grande transformation » hospitalière. Dans le livre The Great transformation (La Grande transformation) de l’économiste Karl Polanyi (1944/1982) est décrite la victoire du libéralisme économique au XIXe siècle, ainsi que celle de la manufacture qui en accompagna l’essor. Cette manufacture fut décrite par Karl Marx en des termes troublants pour l’observateur du monde hospitalier. K. Marx montre que l’organisation productive à l’orée du capitalisme rassemblait des artisans en un même lieu. Mais le bénéfice en était limité. Il fut donc construit des ateliers où à la spécialisation antérieure des tâches on ajouta la coordination minutieuse des ouvriers afin de limiter la porosité de leur activité. La production se fit donc en série, de même que dans nos hôpitaux la tendance depuis les années 1990 est à construire des « care lines » (Maloney, 1998), apparentant la médecine hospitalière à une « assembly-line medicine » (Rastegar, 2004, p. 82). La « Grande transformation » est cette évolution organisationnelle dont K. Polanyi fait une critique qui mérite d’être entendue et qui interroge sur sa survenue assez brutale pendant les 30 ans qui ont succédé aux Trente Glorieuses.

L’objet de cet ouvrage est de répondre à cette question élémentaire : pourquoi la « Grande transformation » hospitalière a-t-elle eu lieu ? La réponse n’est pas simple. La bureaucratie professionnelle avait des limites, la rendant à certains égards inopérante. La réponse se complique si l’on considère que se mêlent dans l’évolution de l’hôpital des transformations culturelles de grande ampleur. L’autorité des médecins s’est dépouillée de sa superbe au même titre que celle ???d’autres professions (Dubar & Tripier, 1998), mais aussi des hommes politiques, des gendarmes ou des gens de lettres. On peut aussi invoquer l’imposition d’un cadre marchand qui surplombe la justice, l’enseignement et même les activités militaires (Levy, 2010). La construction de la « Grande transformation » hospitalière mérite donc une analyse précise des entremêlements qui la produisirent.

À cette première question, s’en ajoute par déduction une seconde. Si l’hôpital a subi depuis les années 1990 une transformation aussi profonde, il est probable qu’il ait changé de nature et qu’il se définisse d’une manière nouvelle. Chacun sait apparemment ce qu’est un hôpital. Mais un hôpital iconique comme celui de Beaune ne semble pas répondre à la même définition qu’un hôpital pavillonnaire du XIXe siècle ou qu’un hôpital agencé autour de son plateau technique et gérant des flux en lien avec d’autres organisations de santé. Ni organisation de professionnels, ni entreprise de services, à moins qu’il ne soit tout cela à la fois, l’hôpital est aussi, en dépit de sa technicité, un lieu qui veille au cœur des villes, accueille l’angoisse, la douleur, les décisions irrémédiables, de multiples naissances et la beauté de l’espérance qui s’accomplit. Pour saisir ce qu’est une organisation de santé, il faut également en tenir compte. La question « qu’est-ce qu’un hôpital ? » est d’autant plus importante que l’enjeu d’une réflexion sur l’hôpital contemporain n’est pas seulement de se pencher sur telle ou telle disposition ou mesure pour le réformer. Une restriction de l’analyse à quelques dispositifs conduirait à oublier le tout, le système que l’hôpital construit, la signification qu’il a, c’est-à-dire la conception qui le porte. L’enjeu est de réfléchir l’institution hospitalière en tant que notion pour comprendre et renommer sa place dans la société contemporaine. Il s’agit d’élaborer ce qui a été construit comme hôpital au fil de la « Grande transformation » et ce qu’il peut être à nouveau.

Lire la suite de cet article introductif le mois prochain.

Note :

[1]  À la fin du IVe siècle, la Pythie de Delphes rendit son dernier oracle en ces termes, est-il rapporté : « Aller dire au roi que le bel édifice est à terre. Apollon n’a plus de cabane, ni de laurier prophétique. La source est tarie et l’eau qui parlait s’est tue ». Oracle magnifique qui, annonçant sa propre fin, prouve la permanence de sa valeur au-delà de sa disparition.

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