Article publié par le Docteur Laurent CHAMBAUD, médecin de santé publique et ex Directeur de l’Ecole des Hautes Etudes en Santé Publique.
Il est inspecteur général honoraire des affaires sociales et membre du Comité Consultatif National d’éthique.
Il est également auteur de plusieurs ouvrages, dont le dernier intitulé « Covid : une crise qui oblige« , publié aux éditions Presses EHESP (2021) faisant l’objet du présent article actualisé pour ManagerSante.com.
Cette crise a pris tout le monde par surprise et a eu un double effet.
D’une part, elle a sidéré le fonctionnement démocratique de notre pays (et de bien d’autres dans le monde). Le dispositif qui existait en France jusqu’alors était l’état d’urgence de droit commun prévu par la loi du 3 avril 1955. La loi du 23 mars 2020 a institué un nouveau dispositif d’état d’urgence sanitaire. Au départ prévu pour deux mois, ce régime provisoire ne devait pas excéder un an. Il a été depuis constamment étendu. Nos institutions seront-elles en mesure de réagir aux crises futures sans devoir instaurer à chaque fois un état d’exception ?
Au-delà de l’aspect strictement législatif, la sidération de notre vie démocratique était compréhensible au tout début de cette crise. Mais l’état d’urgence s’est poursuivi longtemps, conjuguant la gestion au quotidien avec l’absence de débats, avec la confidentialité des avis, avec l’attente de décisions verticales ? Et, maintenant, quelles leçons en tirer sur la santé de notre démocratie en santé ?
Emmanuel Hirsch le souligne à juste titre : « Se dispenser du dialogue avec la société civile est un appauvrissement qui délégitime l’action publique, contestée dans la pertinence de ses arbitrages, et affaiblit la cohésion nationale au moment où elle est essentielle [1]. »
Mais, d’autre part, un autre effet s’est fait sentir dans le champ spécifique de la santé. La France a construit lentement – d’aucuns pourraient dire « laborieusement » -, depuis la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, un arsenal permettant d’introduire ce que nous appelons « la démocratie sanitaire » ou « démocratie en santé ».
Loi après loi, ce dispositif s’est consolidé, sans pour autant obtenir une reconnaissance définitive, ce que cette crise n’a fait que démontrer.
La Conférence nationale de santé, les conférences régionales de la santé et de l’autonomie, les conseils territoriaux de santé ont progressivement été mis en place, réunissant élus, professionnels de santé, représentants des usagers et mouvements associatifs. Mais cet ensemble a été écarté dès le début de la crise. Même si certaines structures se sont parfois autosaisies, elles ont été totalement ignorées par les pouvoirs publics. Et la dernière remise en cause de tout ce processus fut la décision de créer un collectif citoyen sur la vaccination, qui n’avait aucun lien avec l’ensemble de ces instances de démocratie sanitaire. Nous sommes loin des conférences citoyennes qui fleurissent aujourd’hui.
De la même manière, le HCSP existe depuis près de 30 ans [2]. Au tout début de la crise, le président de la République décide de créer un comité scientifique exnihilo. Pas un membre du HCSP n’en fait partie. Il a fallu le décret du 3 avril 2020 pour rectifier le tir.
Par la suite, le HCSP fut particulièrement mis à contribution, mais essentiellement pour produire de la norme, comme les recommandations liées à l’efficacité des mesures barrières (notamment dans les premières semaines sur les masques) ou sur des questions de désinfection ou d’hygiène. Pourtant, le spectre des compétences du HCSP est bien plus large…
Il est donc légitime de se poser la question : à quoi sert cet ensemble érigé depuis maintenant plusieurs dizaines d’années ? Soit il est considéré comme caduque, et il faudra en tirer les leçons, soit il a été délibérément ou par méconnaissance mis de côté et c’est fort dommage pour notre démocratie en santé. Car, finalement, la démocratie en santé n’est que le reflet de notre conception démocratique. Et il serait légitime de se poser la question de ce qu’elle a apporté depuis la loi du 4 mars 2002 qui consacrait plus de quarante articles à la démocratie sanitaire [3].
Toutefois, sans attendre une telle évaluation, nous pouvons remettre « en marche » nos instances de dialogue dans le domaine de la santé. Deux axes pouvant faire avancer la reconnaissance de la santé publique ont jusqu’ a présent été peu explorés.
Le premier concerne le rôle des collectivités territoriales. Après une phase de centralisation de toutes les décisions, une timide concertation s’est amorcée pendant la gestion de la pandémie avec ce palier décisionnel, essentiellement pour ajuster les mesures coercitives. Mais cette crise illustre bien la nécessité d’une forte implication des acteurs locaux dans la protection et la promotion de la santé.
Cette compétence n’a jamais pu être reconnue sur le plan législatif. Pourtant, si on remonte juste vingt ans en arrière, on aurait pu s’apercevoir qu’une crise majeure de santé publique dans notre pays, liée à une cause « naturelle » (la canicule de 2003) a démontré combien il était nécessaire d’expliciter les compétences de l’État et des collectivités territoriales. C’est-à-dire de se donner les moyens soit de clarifier les compétences respectives de chacun, soit d’assumer des compétences entrecroisées, mais en les « tricotant » pour assurer la continuité des services offerts.
De la même manière, le mode de diffusion particulier de ce virus, qui progresse de façon très disparate d’un territoire à l’autre, doit nous faire rechercher la meilleure synergie possible entre impulsion centralisée et mobilisation au plus près des réalités du terrain. Cela risque d’être le cas souvent dans l’avenir avec les effets sur la santé du réchauffement climatique.
Le second axe tient plus du discours sur la méthode. La France, comme la plupart des pays, a procédé selon une logique de restrictions (dans les déplacements), d’obligation (port du masque) ou de forte recommandation (distance de sécurité). Toutes ces injonctions, même lorsqu’il est fait appel à la mobilisation de toute la population, sont très verticales, souvent à grand renfort de campagnes de communication.
Ces mesures sont sans aucun doute nécessaires pendant une phase d’urgence, mais elles demandent d’une part dee la pédagogie et de l’écoute, d’autre part de passer rapidement dans une phase de production collaborative. Pour l’instant cette pédagogie est essentiellement « magistrale » au sens pédagogique le plus classique du terme. Nous écoutons la leçon du gouvernement ou d’un sachant (chef de service en réanimation ou en maladie infectieuses, épidémiologiste…). Est-ce la seule solution ? Non assurément.
Nous savons depuis longtemps en santé publique que de tels messages passent mal et suscitent fort peu l’adhésion. Il existe pourtant une alternative qui, sans être une panacée, favorise l’engagement social dans la santé, ce dont nous avons fortement besoin dans cette période. Cela s’appelle « l’éducation par les pairs[4]». Il s’agit de former des personnes reconnues dans chaque collectivité pour quelles puissent dialoguer, faire passer l’information mais aussi faire remonter les difficultés tout autant que les bonnes idées, les incompréhensions tout autant que les formes d’adhésion. Une telle mobilisation demanderait certes un certain niveau d’investissement en ressources humaines et en financement[5], mais elle aurait l’immense avantage de mettre la santé publique en action et de renforcer notre démocratie.
Pour aller plus loin :
[1] Emmanuel Hirsch, « Face à la pandémie de Covid- 19, “sommes-nous prêts, encore, à consentir ?” », Le Monde, 26 janvier 2021.
[2] II fut créé parla loi du 9 août 2004, en remplacement du HCSP qui existait depuis décembre 1991.
[3] Loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé.
[4] Voir à ce propos le numéro 421 de La Santé de l’homme, septembre-octobre 2012, qui traite en détail de l’éducation par les pairs chez les jeunes. Également, sur le même sujet, Yaëlle Amsellem-Mainguy, « Qu’en- tend-on par “éducation pour la santé par les pairs” ? », Cahiers de l’action, n° 43,2014, p. 9-16.
[5] Probablement pas autant que toutes les campagnes de communication qui ont été produites depuis le début de cette pandémie