Nouvel article rédigé pour ManagerSante.com par Jean-Marie Brugeron, directeur d’hôpital, ancien élève de l’Ecole des Hautes Etudes en Santé Publique (EHESP). Il est actuellement bénévole au Secours Catholique et enseigne à la Faculté de droit de Montpellier
Il est auteur et a notamment publié un conte hospitalier intitulé, « La molécule qui détruisit l’hôpital », paru aux éditions de l »Harmattan, le 07 Juin 2021.
N°1, Août 2021
En cette période où beaucoup de réflexions émergent sur l’après-crise pour notre système de soin, il n’est peut-être pas inutile de préciser quelques éléments fondamentaux de la réalité hospitalière.
Un hôpital, c’est quoi exactement ?
L’histoire nous apprend que l’hôpital est une institution sociale séculaire créée pour venir en aide aux hommes et aux femmes qui sont dans le besoin. Ce besoin a pris des formes diverses au cours des siècles pour devenir aujourd’hui, pour l’essentiel, un besoin de soins techniques requérant des compétences rares et des moyens importants. Le développement de cette institution a renforcé et permis de concrétiser un ensemble de valeurs, ciments de notre vivre-ensemble, qui dépassent largement le périmètre de l’hôpital mais dont il est le symbole; ces valeurs ont façonné le langage traditionnel du monde hospitalier : « service des malades, vocation, dévouement, égalité de traitement, prendre soin, service public, gratuité, excellence des soins » … Toutes les fois où nous oublions cette réalité sociale de l’hôpital, enivrés que nous sommes par le progrès des sciences et des techniques, l’insouciance des périodes plus heureuses ou bien plus sensibles à la pression des lobbys commerciaux relayée par des « économistes de la santé », elle nous revient en boomerang.
La question des moyens que la société doit consacrer à cette institution a toujours été prégnante; en 325 après JC, lors du concile de Nicée, considéré comme un moment fort de cette structuration de l’hôpital, on acte les dispositions suivantes : «dans chaque ville, qu’il y ait un lieu séparé pour les voyageurs infirmes ou pauvres, …que l’évêque préposé à cet hospice soit un religieux du désert, …il devra y recevoir à coucher les voyageurs et les pauvres, leur donner tous les soins dont ils auraient besoin. En cas d’insuffisance du revenu de l’hospice, le religieux préposé devra faire appel en tous temps à la charité de tous les fidèles ».
Après maintes évolutions, le mode de financement des hôpitaux obéit aujourd’hui aux règles de la Tarification à l’Activité ou T2A. Cet outil traduit en valeur monétaire le soin, c’est-à-dire le temps et les divers moyens consacrés à un patient au regard de sa pathologie.
Je ne m’étendrai pas sur la complexification croissante d’un mécanisme dont on n’a jamais véritablement mesuré le coût, mais qui mobilise de plus en plus d’experts de toutes disciplines, y compris de nombreux médecins, pour le maintenir et le faire évoluer, répertorier les actes afférents à un séjour, coder ces mêmes actes, contrôler les établissements et infliger des sanctions dans le cadre de procédures ubuesques; je passerai rapidement, bien que cela mérite une présentation détaillée, sur les détournements du système par certains acteurs de soin pour maximaliser leurs « revenus » au détriment de l’objectif de régulation des dépenses de santé; je ne détaillerai pas, bien que ce soit un élément majeur, les conséquences induites sur la qualité et la pertinence des soins, ni ne décrirai les freins aux indispensables coopérations entre établissements, devenus des « concurrents », pour proposer une coordination territoriale des soins.
Je préfère consacrer mon propos à ce qui me paraît essentiel: comment un simple outil peut-il dénaturer une des activités humaines les plus nobles ?
En réalité la T2A, c’est quoi ?
La T2A serait-elle seulement un moyen technique d’allocation de moyens financiers à l’hôpital tel qu’on l’affiche ?
L’expérience que nous avons depuis près de deux décennies nous démontre que ses effets sur notre système de santé vont bien au-delà. Aujourd’hui résonnent dans nos hôpitaux les mots de « business plan », d’optimisation des « process », de taux de marge, de parts de marché, comme s’ils étaient des terrains d’application des écoles de commerce; ce bruit de fond est non seulement le fait des directeurs d’hôpitaux et des gestionnaires mais aussi d’un certain nombre de médecins qui, moins assurés que par le passé de la valeur de leur vocation, de leur métier ou de leur fonction sociale, et contraints d’appliquer cet outil de tarification, participent désormais à cette évolution sémantique
La T2A a donc pour conséquence de transformer le soin en un service comme un autre, ayant une valeur monétaire et ayant donc toute sa place dans le domaine du marché où des offreurs de soin peuvent intervenir selon les règles de ce secteur d’activité. Ma conviction est que le fait de mettre un bien dans le marché en change profondément la nature et peut le corrompre comme le démontre Michael J. Sandel (1). Nous viendrait-il à l’idée de donner une valeur monétaire à l’amitié, à l’amour que nous avons pour nos enfants ou notre conjoint ? Avec la T2A, c’est ce que nous faisons pour l’aide aux blessés, aux malades, aux personne âgées. Et surtout, c’est ce que nous nous habituons à faire quotidiennement. Cette pratique irrigue tout le processus de soin de façon quasi-virale et opère subtilement un changement des valeurs auprès des hospitaliers, changement qui, comme souvent, se traduit dans le langage.
Avec ces nouvelles locutions, l’hôpital est en train de perdre sa culture, ses références, sa «valeur ajoutée», je veux, bien sûr, dire son « supplément d’âme » …
C’est pourquoi je plaide pour un certain confinement de l’hôpital …
L’hôpital face à la crise
Et si cette crise constituait le point de départ d’une prise de conscience ?
La crise sanitaire a été l’occasion pour l’hôpital, dans un réflexe de survie collective, de retrouver ses fondamentaux; il a dû faire face et beaucoup de « fausses valeurs » ont été démonétisées. Il est redevenu ce « phare » dans une société désemparée dans lequel nos concitoyens ont recherché et trouvé au-delà de soins adaptés, des raisons d’espérer, des exemples de gratuité et d’altruisme. La mission de l’hôpital n’est pas pour autant terminée ; il devra accompagner la crise sociale qui s’annonce, mais aussi toutes les autres qui viendront au fil des décennies et des siècles.
Aussi, l’épreuve collective que nous connaissons peut être l’occasion de réfléchir à un système d‘allocation de moyens qui, tout en étant juste, efficace et adapté à nos contraintes contemporaines, ne soit pas incompatible avec la persistance des valeurs hospitalières, des valeurs de notre humanité. Cela doit être notre ligne de crête.
Si cette problématique vous intéresse, vous trouverez dans l’ouvrage « La molécule qui détruisit l’hôpital, L’Atédesa » un prolongement à ces réflexions. Les impliqués Éditeur , groupe L’Harmattan.
Note :
Michael J. Sandel, philosophe,Harvard: “What money can’t buy: the moral limits of markets Farrar, Straus and Giroux -2012, traduit et publié aux éditions du seuil en 2014.
Nous remercions vivement Jean-Marie Brugeron, directeur d’hôpital, ancien élève de l’EHESP, actuellement bénévole au Secours Catholique et enseigne à la Faculté de droit de Montpellier, pour avoir proposé de partager cet article sur notre plateforme média digitale d’influence et de référence ManagerSante.com.
Biographie de l'auteur :
Jean-Marie Brugeron est directeur d’hôpital, ancien élève de l’Ecole des Hautes Etudes en Santé Publique (EHESP).
Il a exercé ses fonctions en hôpital général, dans un Centre de lutte contre le cancer, en CHU et auprès du ministère de la Santé en tant que Conseiller général de santé.
Il est actuellement bénévole au Secours Catholique et enseigne à la Faculté de droit de Montpellier.
Résumé de l’ouvrage :
Bruno s’est retiré en Lozère. Il vit hors du temps. Une tempête s’abat sur le hameau ; il est transposé dans un monde nouveau.
Qu’est devenu l’hôpital dans cette étrange société ? Quel est le lien entre la tarification à l’activité dans les hôpitaux (T2A) et l’ATEDESA, molécule mise au point pour éradiquer tout sentiment altruiste ? L’hôpital va-t-il se reconstruire secrètement à Saint-Alban, village de Lozère où François Tosquelles, psychiatre trotskiste fuyant la dictature franquiste, refonda la psychiatrie ?
Le lecteur est invité à une réflexion sur la place de l’hôpital dans la société. Nous viendrait-il à l’idée de donner une valeur monétaire à l’amour que nous avons pour nos enfants ou notre conjoint ?
Avec la T2A, c’est ce que nous faisons pour l’aide aux malades, à la personne âgée.
ManagerSante.com soutient l’opération COVID-19 et est partenaire média des eJADES (ateliers gratuits)
initiées par l’Association Soins aux Professionnels de Santé
en tant que partenaire média digital
Parce que les soignants ont plus que jamais besoin de soutien face à la pandémie de COVID-19, l’association SPS (Soins aux Professionnels en Santé), reconnue d’intérêt général, propose son dispositif d’aide et d’accompagnement psychologique 24h/24-7j/7 avec 100 psychologues de la plateforme Pros-Consulte.